Barrigue, le dessinateur antiretraité
«J’ai besoin de me mettre en scène»

Le plus extraverti des dessinateurs de presse romands a d’ores et déjà réussi son pari le plus fou: créer et faire vivre un hebdomadaire satirique romand – «Vigousse» – depuis 15 ans. Rencontre avec Thierry Jean Marie de Barrigue de Montvallon, antiretraité de 75 ans.
Publié: 25.10.2025 à 13:09 heures
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La bibliothèque de son bureau regroupe les meilleurs livres de ses meilleurs confrères dessinateurs de presse.
Photo: Blaise Kormann
Philippe Clot
Philippe ClotJournaliste L'illustré

Non, malgré ses trois quarts de siècle – qu’il a fêtés cet été –, nous ne sommes pas près d’être débarrassés de lui. On aurait pu le penser en découvrant le titre de son tout dernier bouquin de dessins de presse: Pour en finir avec Barrigue. Mais juste à côté, la précision Tome 1 permet de vérifier qu’il ne s’agit que d’un faux départ à la retraite. C’est quand même la bonne excuse pour frapper à la porte de sa jolie demeure de Savigny (VD) et s’assurer pour de bon qu’il jouerait de longues prolongations.

Du chômage à «Vigousse»

De toute manière, Thierry Barrigue a eu tellement de vies qu’il s’en inventera d’autres même après sa dernière réincarnation terrestre. Mais la plus belle de ces vies, celle dont il est le plus fier, c’est celle qui avait pourtant mal commencé, en 2008, quand il quitte le journal Le Matin après des dizaines de milliers de dessins dans le quotidien romand. «Je me suis dit: «Voilà, je suis libre. Qu’est-ce que je fais?» Je pouvais pointer au chômage. Mais ils voulaient me faire faire des stages. Et comme toutes mes autres collaborations continuaient, je touchais moins au chômage qu’en bossant. Donc j’ai parlé de mon projet d’hebdomadaire à mon ami graphiste Yvan Fantoli, qui y a cru.»

Et c’est ainsi que le magazine satirique romand dont Barrigue rêvait secrètement depuis des années entre en gestation, avec Laurent Flutsch et Patrick Nordmann pour épauler le dessinateur. Mais il faut encore un nom à ce futur garnement. Ce sera Vigousse, sur la suggestion de son confrère et ami le regretté Mix & Remix, qui avait entendu Barrigue répéter cet helvétisme au micro d’une radio. «C’était caractéristique du génie de Mix, qui savait trouver le mot juste, l’idée qui fonctionne à merveille. Et bien sûr, comme à son habitude, il m’avait rappelé peu après pour me dire qu’en fait c’était nul. Mais non, il avait eu l’intuition parfaite.»

Critique du dernier «Vigousse» sous la glycine du jardin avec son épouse, Marie-José Brélaz, chroniqueuse politique dans le journal satirique.
Photo: Blaise Kormann

Le nom est donc trouvé et – mieux que ça – Barrigue a réussi à décider 3000 personnes à s’abonner avant même d’avoir la moindre maquette du journal à leur montrer. «J’en ai convaincu beaucoup de signer le formulaire d’abonnement dans des séances de dédicace, en faisant comme d’habitude le guignol. J’adore faire le clown, c’est plus fort que moi. J’aurais aimé faire de la scène. Mais ce n’est pas par égocentrisme; c’est parce que j’aime partager, j’aime qu’on se sente ensemble, en lien. C’est tout», précise-t-il.

Et ça marche. En décembre 2009, le premier numéro fait un triomphe à l’échelle du minuscule marché romand. «Tout le monde nous donnait quelques numéros de survie à l’époque. Même certains de mes copains dessinateurs», se souvient-il avec délectation. Mais Vigousse, c’est du vigousse. «Et, chose indispensable pour assurer la pérennité, les collaborateurs sont payés correctement. Car il n’est pas question de faire dans l’amateurisme. J’ai toujours défendu ma profession de dessinateur de presse, notamment en fondant une agence de presse dédiée quand je vivais encore à Paris. Car j’estime que nous sommes des journalistes à part entière en étant des commentateurs de l’actualité.»

La qualité du dessin et du texte

La recette de cet improbable succès est simple: un contrôle qualité sans concession. Qualité des dessins, bien sûr. Mais qualité des textes aussi. Et qualité journalistique, avec des enquêtes à la mode Canard enchaîné qui font régulièrement fulminer des notables de la trop respectueuse Helvétie. Barrigue – surnommé Ouistiti par ses collègues en raison de sa gestuelle échevelée – reste aux commandes de son bébé jusqu’en 2015, avant de transmettre son sceptre de rédacteur en chef à Stéphane Babey. Mais le père fondateur (et actionnaire majoritaire du titre) reste membre de la rédaction et participe aux briefings du lundi et du jeudi, qui se déroulent, depuis la pandémie, par visioconférence.

A quoi ressemble un briefing de Vigousse? A un festival de gags, à des engueulades homériques à distance? Pas du tout. Comme toute séance rédactionnelle, on parle posément du choix de la prochaine couverture. Barrigue pense que les conséquences catastrophiques de l’essor de l’intelligence artificielle sur la consommation d’électricité mondiale seraient une bonne thématique. Mais une majorité de la rédaction estimait, en ce lundi 6 octobre, que Gaza demeurait le sujet phare en dépit des négociations en cours pouvant aboutir à un accord de paix. C’est l’éternel dilemme d’un hebdomadaire, coincé par le délai séparant le bouclage (en l’occurrence le mercredi matin au plus tard) de la parution du journal (le vendredi).

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Les deux principaux briefings hebdomadaires de la rédaction de «Vigousse» se font par visioconférence depuis que le covid a imposé cette méthode en 2020.
Photo: Blaise Kormann

Et cela fait donc quinze ans que, grâce à l’énergie initiale et fédératrice de Barrigue, plus de 6000 fidèles abonnés et quelques milliers de lectrices et lecteurs romands ont droit chaque semaine à une salvatrice dose de poil à gratter et à des dessins caustiques sans lesquels il y aurait de quoi se sentir encore plus seul face à ce monde toujours plus malade.

La figure du père

Pour comprendre d’où vient son énergie et son indépendance, refaisons avec lui en raccourci sa vie. Il y a bien sûr la figure paternelle: Pierre de Barrigue de Montvallon, alias Piem, décédé en 2020 à 97 ans. Ce descendant d’une famille de la noblesse d’Aix-en-Provence était notamment le dessinateur vedette du Figaro. Les Romands le connaissent bien, car il faisait aussi partie de l’équipe du Petit rapporteur sur la télévision française.

«
Dessinateur de presse, c'est un métier de fragilité, car c'est un métier de passion
Barrigue
»

Ce personnage complexe sera déterminant pour la vocation de son fils Thierry. Mais c’est aussi un père envahissant, possessif. «On ne le voyait pas la plupart du temps. Nous avions du personnel de maison pour s’occuper de nous. Mais quand il rentrait dans l’immense appartement parisien grand bourgeois, on sentait sa présence intimidante avec mes cinq frères et sœurs. Quand j’ai décidé de fuir cette ambiance, à 20 ans, en 1970, mon père m’a poursuivi, fou furieux, dans la rue. Je portais mes valises et j’allais habiter à Montmartre. Et Piem était là, à m’ordonner de rester.»

Le jeune Barrigue, qui s’est formé dans une académie de beaux-arts, fera ensuite tout très jeune. Premier mariage, premier enfant, premières piges dans les plus grands titres d’une presse française alors en pleine forme. Il est encore plus illustrateur que dessinateur de presse. La qualité réaliste de son trait est très appréciée. Il n’est pas une vedette mais devient un solide outsider qui côtoie le gratin parisien. C’est sans doute de ces débuts que lui viennent son goût de la liberté et sa tendance à donner son avis sans trop de précautions. Mais c’est aussi dans ces années d’indépendance parisienne, où il fallait savoir s’imposer et se vendre, que son esprit d’entreprise s’est aiguisé.

Pourtant, un jour, il débarque en Suisse, pays qu’il connaît depuis son enfance. «Nous venions chaque année avec mes parents, dans la DS familiale, skier à Crans-Montana. J’adore d’ailleurs toujours le ski et la montagne. A chacune de ces vacances, nous faisions une escale rituelle au Beau-Rivage Palace de Lausanne. Je n’arrivais donc pas en terre inconnue. Et aujourd’hui, je ne me verrais pas vivre ailleurs.»

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La photo «en roi soleil», c’est une suggestion de Barrigue lui-même à notre photographe. Le soleil n’est en fait qu’une lampe allumée dans un escalier de la maison.
Photo: Blaise Kormann

Avec son épouse, Marie-José, qu’il a rencontrée au Matin il y a quarante ans, ils s’en vont quand même souvent passer quelques semaines dans leur maison en Provence, parfois avec leurs trois enfants et leurs sept petits-enfants. On devine que le Barrigue éternel survolté, récent rescapé d’un vilain cancer («Paradoxalement une des meilleures périodes de ma vie grâce à une équipe de soignants absolument fantastiques»), se calme alors enfin et souffle un peu avant de repartir au combat en hérissant ses plumes et crayons. Non, on n’en a pas fini avec lui.

Dernier livre paru: «Pour en finir avec Barrigue. Tome 1». Séances de dédicace notamment dans les libraires Payot de Sion et de Sierre le 8 novembre 2025.
Photo: DR
Un article de «L'illustré» n°42

Cet article a été publié initialement dans le n°42 de «L'illustré», paru en kiosque le 16 octobre 2025.

Cet article a été publié initialement dans le n°42 de «L'illustré», paru en kiosque le 16 octobre 2025.

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