Milana sort son téléphone portable et montre une vidéo troublante. On y voit des hommes frapper une victime à terre, quelque part au bord d'une route, et ce, à plusieurs reprises. Des coups de poing et des coups de pied sont assénés au malheureux qui n'est pas reconnaissable derrière les hautes herbes. Les voyous portent des pantalons de camouflage et des pulls kakis: ils semblent être des membres de l'armée.
«C'est ainsi que sont traités en Ukraine les jeunes hommes qui ne se sont pas encore inscrits pour la guerre», explique Milana. Elle est originaire de Kiev et continue d'entretenir des contacts avec des parents et des connaissances sur place. Des histoires circulent sur des groupes de 70 à 80 militaires qui seraient en route dans chaque petite ville ukrainienne pour faire la chasse aux éventuels objecteurs de conscience.
Nous rencontrons Milana début juin à Zurich. Elle a 39 ans, élève seule son fils adolescent et vit depuis deux ans dans l'agglomération zurichoise. Elle fait partie des quelque 66'000 ressortissants ukrainiens qui ont trouvé refuge en Suisse pour échapper à la guerre d'agression russe et qui bénéficient du statut de protection S.
Amende pour toute la famille
L'authenticité de la vidéo mentionnée n'a pas été vérifiée, mais plusieurs documents de ce type circulent sur les chats et les forums ukrainiens, comme le montre Milana – dont le nom a été modifié. «Ils attrapent tout le monde, parfois même des retraités, et les emmènent directement aux bureaux d'enregistrement», dit-elle. «Ici, c'est presque comme en Russie maintenant.»
La troisième année de guerre bat son plein en Ukraine. L'ambiance s'est encore détériorée depuis que le gouvernement a adopté le 11 avril la loi renforcée sur la conscription. Désormais, les jeunes de 18 ans sont déjà astreints au service. Chaque homme dispose de deux mois pour s'inscrire à la défense de la patrie.
Ceux qui ne se sont pas portés volontaires se voient infliger une amende pour toute la famille. Milana continue: «Nos hommes n'osent plus sortir de chez eux. Mes frères ont peur d'aller chez leurs parents. Dans la rue, ils pourraient te surprendre et t'envoyer à la guerre.» Ceux qui en ont les moyens achètent leur liberté avec des pots-de-vin.
L'Ukraine occupe le 116e rang de l'indice de perception de la corruption 2022, à égalité avec le Salvador et l'Angola. «Cette guerre n'est que pour les pauvres», poursuit Milana. «Beaucoup d'Ukrainiens collectent de l'argent, mais uniquement pour leurs concitoyens et non pour le président et ses riches acolytes qui nous tuent tout simplement.»
Bel-Ami sur la scène diplomatique
Par président, Milana entend Volodymyr Zelensky qui est président de l'Ukraine depuis 2019. Avec l'invasion russe du 24 février 2022 et son courageux refus de fuir Kiev, l'ancien animateur de télévision est devenu le principal ennemi du chef du Kremlin Vladimir Poutine et une icône de la politique mondiale.
Sur le front de la politique intérieure, Zelensky est actuellement sous pression, selon les experts. Les forces armées russes attaquent sans relâche la population civile. La nation souffre de la stagnation économique et d'un taux d'inflation de 12%. Le peuple est de plus en plus mécontent de l'élite déconnectée de la capitale.
De plus, Zelensky s'isole avec ses plus fidèles compagnons alors que Poutine a explicitement déclaré vouloir le renverser. En automne, le président ukrainien a changé son ministre de la Défense et le mois dernier, il a renvoyé un haut responsable des services secrets.
Si la colère gronde dans sa patrie, l'homme à la chemise de camouflage se montre tout à fait brillant sur la scène internationale. Amérique, Afrique, Asie, Grande-Bretagne, France, Allemagne, Arabie saoudite, Italie et maintenant Suisse: Zelensky agit tel Bel-Ami sur la scène diplomatique. Il y sollicite inlassablement armement et argent, il travaille de toutes ses forces à une unité internationale contre l'agresseur qu'est la Russie. Peu avant sa visite en Suisse, il a conclu un accord de sécurité de dix ans avec le président américain Joe Biden.
Amherd et Cassis se sont laissés emporter
Il a réussi un coup important en janvier lorsqu'il a pu convaincre la Suisse neutre d'accueillir la conférence de paix qui se déroule ces 15 et 16 juin au-dessus du lac des Quatre-Cantons. Il a enfoncé des portes auprès de la présidente de la Confédération Viola Amherd.
La cheffe du DDPS, récemment épinglée pour une série de défaillances au sein de son département, a saisi l'occasion de se refaire la cerise avec ce giga-événement. De son côté, le ministre des Affaires étrangères Ignazio Cassis, régulièrement annoncé mort sur le plan politique, a pu montrer à tous: voici ce dont nous sommes capables dans l'organisation des bons offices.
Mais les deux magistrats ont raté une occasion: ils se sont laissés entraîner par le charismatique ukrainien dans l'organisation d'un sommet unilatéral. C'est une réunion de classe des puissances de l'OTAN et de leurs amis.
Cassis, le médecin humain
Premièrement, la Russie n'a pas été sollicitée. Une erreur tactique pour la Confédération neutre. Conséquence amère: la Chine, stratégiquement indispensable, reste à l'écart, le Brésil envoie un observateur. Les chefs de gouvernement de l'Inde, de l'Arabie saoudite et de la Turquie envoient tout de même leurs ministres des Affaires étrangères. Pendant ce temps, Pékin, avec l'aide du Brésil et des pays arabes du Golfe, travaille à une conférence alternative avec la participation de la Russie.
Cette omission correspond au profil d'Ignazio Cassis. Le politicien PLR est médecin humanitaire de formation. Ses études tournent autour du corps humain en tant qu'objet d'innombrables maladies, déficits et dysfonctionnements. En médecine, le chef du DFAE a appris que la tactique la plus sûre consiste à éviter les risques. Il en va de même en politique étrangère.
Mais pour minimiser les risques en politique, il faut aussi que les décisions soient prises sur une base aussi large que possible. C'est pour cela que le Parlement participe à la décision de verser ou non dix millions de francs à l'UNRWA, l'agence d'aide aux Palestiniens. Une consultation également très large a été lancée pour le mandat de négociation de l'UE. Pourtant, on laisse à l'ami de Kiev le soin de poser les jalons de la conférence du Bürgenstock.
Le mot magique: «stratégie en cascade»
La formule magique d'Ignazio Cassis, qu'il répète en interne, s'appelle «stratégie en cascade»: la politique étrangère comme science naturelle. Chaque étape doit s'appuyer strictement sur ce qui est reconnu, par étapes, jusqu'au rapport de politique étrangère et, finalement, à la Constitution fédérale. Diriger en déléguant la direction, c'est l'idée… en principe.
Dans le cas de la non-invitation de la Russie, une occasion a ainsi été manquée. La Suisse neutre aurait en effet un lien avec le belligérant russe – dans le cadre du mandat de puissance protectrice pour le conflit avec la Géorgie, l'ambassadrice suisse à Moscou communique régulièrement avec le ministère russe des Affaires étrangères.
Mais Amherd et Cassis ont succombé au charisme du président ukrainien. Il est en revanche difficile de dire quel est le soutien dont bénéficie Zelensky au sein de sa population. Son mandat aurait expiré en mai, mais les élections n'ont pas eu lieu jusqu'à présent en raison de la loi martiale en vigueur. «Je ne sais que ce que ma famille et mes amis voient», dit Milana. «En fait, il n'y a plus de liberté d'expression en Ukraine.»
Si les hommes politiques disent que les valeurs occidentales doivent être défendues dans l'est de l'Ukraine, cela vaut également pour la jeune démocratie ukrainienne. Dans l'intérêt de Volodymyr Zelensky. Et de l'Europe.