Donald Trump a récemment plongé les bourses dans le chaos avec ses annonces de droits de douane: les cours n’ont cessé de chuter. Après une légère accalmie, il a relancé une nouvelle offensive vendredi dernier: 50% de taxes sur les produits européens, ce qui a engendré une nouvelle dégringolade boursière.
Dans le même temps, les cours des cryptomonnaies sont à leur plus haut niveau, notamment le bitcoin, ce qui provoque des conséquences directes en Suisse. En particulier pour les hommes qui pratiquent le day trading depuis chez eux, à savoir l'achat et la vente à court terme de titres en bourse. Ils y perdent souvent leur argent... et parfois pied.
Les spécialistes de l'addiction sonnent l'alarme
La structure zurichoise Radix, spécialisée dans les addictions, relève le phénomène. «Nous avons actuellement plus de demandes concernant le trading», déclare la psychologue Beatrice Gschwend.
Les personnes concernées et leurs proches se manifestent. Les premiers, parce qu’ils veulent profiter de la volatilité actuelle des marchés et n’arrivent plus à décrocher. Certains étaient déjà suivis par la structure dans le passé. «Nous observons une recrudescence des rechutes», déplore la spécialiste.
C'est la pointe d'un phénomène qui a commencé avant Trump et qui est également répandu en Suisse en dehors des grands centres urbains. Une catégorie bien précise est particulièrement touchée. Boris Simic, de l'organisation de la prévention des addictions et de la promotion de la santé «Perspektive Solothurn-Grenchen» relève: «En fait, nous observons que les jeunes sont de plus en plus nombreux ces derniers temps à tomber dans la tendance du trading et à prendre beaucoup de risques.»
Face à l’ampleur croissante du problème, des spécialistes des addictions ont multiplié, ces dix-huit derniers mois, les formations destinées aux professionnels de la jeunesse en Suisse alémanique.
Il s'agit principalement de jeunes hommes. Des garçons qui, tout à coup, ne sont plus capables de suivre en cours au gymnase ou qui mettent en péril leur place d'apprentissage parce qu'ils passent tout leur temps à spéculer. Il y a quatre ou cinq ans déjà, cela avait conduit à des résiliations de contrats d'apprentissage autour de l'école professionnelle de Langenthal (BE), comme l'indiquait à l'époque le recteur, cité sur un portail de formation professionnelle du canton de Berne.
Pourquoi les garçons sont-ils particulièrement vulnérables? Et comment le plaisir du trading se transforme-t-il en dépendance? Nicolas (prénom d'emprunt), 26 ans, de Zurich, ainsi que des experts nous proposent leur éclairage. Ce jeune est actuellement en traitement auprès de la psychologue Beatrice Gschwend chez Radix pour sa dépendance au trading. Il connaît l'existence d'autres personnes concernées et veut contribuer à sensibiliser sur cette addiction. C'est la raison pour laquelle il accepte de témoigner.
La menace d'une rechute est constante
Il y a peu, il ressent de nouveau ce frisson. En lisant des articles sur Trump et la guerre commerciale, l’envie lui revient d’un coup. Il raconte: «C’est à ce moment-là que j’ai replongé.» Il envisage d’ouvrir un portefeuille d’actions, après s’être tenu à l’écart des marchés pendant un certain temps. Cela semble risqué, et quand on le lui fait remarquer, il répond: «Evidemment, je ne dois surtout pas y aller à fond comme avant.» La rechute guette en permanence. Et entraîne parfois des familles entières dans son sillage.
Nicolas a tradé des cryptomonnaies pendant des années, et gagné beaucoup d'argent, avant de tout perdre. Tout a commencé à 19 ans. Un collègue de travail lui a parlé du day trading et lui a tout appris. «J'étais un novice», dit Nicolas. Fasciné par la grande fortune que son collègue s'était construite, il a voulu faire de même. Ce qui lui a réussi, du moins au début.
Son «wallet», son porte-monnaie numérique, s'est rapidement rempli. Il a gagné plus de 120'000 francs la première année, ce qui n'a pas manqué de booster sa confiance en lui. «Je pensais que j'étais méga talentueux.» Fier, il a montré son gain à son père. Celui-ci lui a conseillé: «Fiston, fais-toi verser l'argent.» Mais Nicolas en voulait plus, et s'est alors mis à penser: «Si c'est si simple, je veux devenir millionnaire.»
Un premier coup de chance qui fait sombrer
Ce qu’il ignorait, c’est que ce gain n’était dû qu’à la chance. Et cette chance lui a coûté cher. Ce premier coup de bol l’a rendu accro.
Après l'euphorie, la chute. Les 120'000 francs gagnés se sont mis à fondre, ce qui lui a causé un stress énorme. Nicolas voulait absolument repasser dans le vert, et est alors devenu imprudent. Il a pris des risques extrêmes, en utilisant des effets de levier.
Le levier, c’est une forme de pari à très haut risque basé sur le crédit dans lequel on mise plus que ce que l’on possède. Avec un levier de 1:10, par exemple, 100 francs permettent d’ouvrir une position de 1'000 francs. Le courtier avance la différence, soit 900 francs. Cela permet de profiter de faibles variations de cours, mais aussi de subir des pertes colossales, car on joue avec de l’argent qu’on ne possède pas vraiment.
L’autorité allemande de surveillance financière, la Bafin, souhaite désormais interdire ces produits à effet de levier. En Suisse, ils restent autorisés. Nicolas a tout perdu et a accumulé des dettes de plusieurs milliers de francs sur sa carte de crédit. Un autre problème est venu s'ajouter.
Le jeune homme ne parvenait plus se à détacher des graphiques boursiers, et était non-stop sur son ordinateur, ou sur son téléphone portable. C'est précisément ce qui est dévastateur avec les applications de trading: elles sont disponibles 24 heures sur 24. Elles entraînent les gens dans l'addiction.
Nicolas se souvient d'un service civil qu'il a effectué dans un hôpital. «Pendant le travail, j'avais toujours un trade ouvert sur mon portable». Pendant la journée, il profitait de chaque minute de libre pour voir où en était son investissement. La nuit, il ne dormait plus que deux ou trois heures, tant il était obsédé par l'écran. «Je perdais le contrôle.»
Influenceurs et réseaux de trading douteux
La dépendance au trading augmente. L'étude sur les jeux électroniques d'Addiction Suisse le montre: en 2018, une personne sur dix pratiquant le day trading présentait un profil à risque élevé, en 2021, elles étaient trois fois plus nombreuses. Derrière cette pratique se cache un phénomène biochimique: lorsqu'un trade est réussi, le cerveau libère de la dopamine et un sentiment de bonheur s'installe.
Si cela se produit plusieurs fois par jour et pendant des semaines, l'euphorie commence à s'émousser, on ressent moins de choses. On a besoin de toujours plus de trades en ligne pour se sentir vivant. C'est le début d'une dépendance. Beatrice Gschwend précise: «Une personne jeune est plus sujette à cela». C'est lié au lobe frontal du cerveau, qui est responsable du contrôle des impulsions.
Chez les jeunes, celui-ci n'est pas encore mature. Le day trading favorise en outre les comportements impulsifs, car il faut prendre des décisions rapidement. A cela s'ajoute, selon la psychologue, que «le développement de l'identité est en plein essor». Les jeunes cherchent la reconnaissance, sont plus facilement influençables, s'orientent vers des modèles. Parfois ceux-ci sont mauvais.
99% des traders perdent leur argent!
Ces dernières années, une tendance s'est beaucoup développée: les influenceurs de trading. Des hommes qui promettent le saut de la chambre d'adolescent au jet privé. Ils se produisent devant de grandes salles, inondent Tiktok et Instagram de photos vantardes sur lesquelles ils font le tour du monde, tradent dans des hôtels de luxe et conduisent des voitures de sport. Certains appartiennent à des réseaux douteux.
L'année dernière, le format de reportage «rec.» de la SRF a consacré un sujet aux «Retired Young». En promettant richesse et retraite anticipée, c'est ainsi que le réseau recrute des jeunes. Ceux-ci cotisent chaque mois et obtiennent en échange l'accès à des formations de trading. L'enquête de la SRF le montre: la plupart de ceux qui participent n'ont pas réussi financièrement.
Ce qui est sûr, c'est que le day trading est un jeu de hasard. L'économiste américain Brad Barber a mené une étude avec 450'000 day traders qui montre qu'à long terme, jusqu'à 99% des traders perdent leur argent.
Une certaine image de la masculinité
Argent, bijoux, voitures de sport: si ces symboles attirent autant, c'est parce qu'ils sont liés à une représentation de la masculinité, qui fait face à une crise actuellement. Beaucoup de garçons se sentent laissés pour compte. C’est ce qui explique le succès d’influenceurs comme Andrew Tate qui incarne un idéal masculin traditionnel, avec ses six-packs, sa virilité, son argent et son pouvoir. Les jeunes garçons cherchent alors eux aussi la reconnaissance par la réussite financière.
Les spécialistes des addictions le ressentent. «Chez les traders qui viennent nous voir, cela joue un grand rôle», développe Martin Meyer, addictologue au Centre des maladies de la dépendance des Cliniques psychiatriques universitaires de Bâle. Il s’occupe des personnes qui ne parviennent pas à sortir de leur addiction avec une aide ambulatoire et qui nécessitent une thérapie en milieu fermé. Des cas lourds. L’âge des patients a nettement baissé, dit-il.
Autrefois, il suivait surtout des hommes mûrs, des banquiers, des traders professionnels. «Aujourd’hui, nous avons des jeunes de 25 ans qui ont dilapidé leur avance sur héritage, et ce sont leurs familles qui doivent les sauver.» Dans les cas extrêmes, certains cumulent jusqu’à 250’000 francs de dettes avant même d’avoir 30 ans, une hypothèque pour la vie.
Le combat de toute une vie
Nicolas a de la chance, ses parents s'occupent de lui. Dans la salle de consultation de Radix, il confie: «Ils ont serré la vis.» Sa mère a mis le doigt sur le problème. D'abord, il a nié, mais elle a insisté et il a fini par comprendre, il fallait qu'il fasse quelque chose. Nicolas a supprimé tous ses comptes de trading, et a contacté l'association Radix. Aujourd'hui c'est sa mère qui gère son compte bancaire. Reste le combat contre le craving, cette envie irrésistible de trader.
Maintenant que les marchés sont à nouveau très volatils, il avoue qu'il aurait bien refait un «long» (c'est à dire parier sur la hausse d'un actif) et utilisé un effet de levier. Il en parle avec excitation, mais doit s'abstenir. «Je ne suis pas encore sorti d'affaire.» Il le sait, cela va être le combat de toute une vie.