Le salaire des Suisses (4/5)
Galère des salaires: que peuvent faire nos élus pour nous enrichir?

Tandis que le coût de la vie explose, les salaires modestes stagnent. Les élus cherchent des pistes pour améliorer le pouvoir d’achat: indexation des revenus, lutte contre le dumping salarial et défense du salaire minimum sont au cœur des débats.
Publié: 06:02 heures
|
Dernière mise à jour: 08:07 heures
Partager
Écouter
Les pistes existent, mais aucun mécanisme légal n'existe pour pousser les employeurs à mieux rémuner les Suisses.
Photo: Shutterstock
Blick_Lucie_Fehlbaum.png
Lucie FehlbaumJournaliste Blick

Le coût de la vie augmente, les salaires... pas vraiment. Les bas revenus stagnent carrément depuis vingt ans, n'ayant augmenté que de 8%, alors que les hauts revenus, eux, ont progressé de 40%. Ce décalage grandissant entraîne une érosion du pouvoir d'achat des revenus modestes.

Plus d’un tiers des Suisses (36%) ne s’estime pas rémunérés à leur juste valeur, selon un sondage mené par Blick et l’institut MIS Trend auprès de 1500 personnes. Plus de 4 personnes sur 5 ont connu des frustrations au cours de leur vie. Le pourcentage d’insatisfaction se concentre aussi chez les salariés les plus modestes. En particulier dans la tranche qui touche 3000 à 5000 francs de revenus, où les femmes sont surreprésentées.

Cinq cantons ont voté pour l'introduction du salaire minimum: Genève (24,48 francs de l'heure), Neuchâtel (21,31 francs de l'heure), Jura (21,40 francs de l'heure), Tessin (19 francs de l'heure) et Bâle-Ville (22 francs de l'heure). Or, le 17 juin dernier, le Conseil national a décidé que les salaires minimaux cantonaux pourront être plafonnés dans certains cas. Une décision qui fait polémique.

En clair, le conseiller aux Etats Erich Ettlin, un Obwaldien du Centre, a demandé à ce que les conventions collectives de travail (CCT) priment sur les salaires minimum décidés par le peuple des cantons qui l'ont instauré. Le Conseil fédéral a été obligé de légiférer, quand bien même le ministre de l'Economie, Guy Parmelin, y est opposé.

Ce vote du National attaque-t-il des acquis sociaux votés par le peuple? Comment espérer une amélioration concrète du pouvoir d'achat des Suisses? Est-ce réellement possible pour nos élus de légiférer sur nos salaires? Quelles sont leurs pistes de travail? Tour d'horizon.

Indexation des salaires à l'inflation et à la productivité

Face à la stagnation des bas salaires, l’Union syndicale suisse (USS) défend un principe simple: augmenter les revenus en lien avec la croissance du pays. «Il faut adapter les salaires au renchérissement, mais pas uniquement. Il faut les augmenter de 1% chaque année, ce qui correspond à l’augmentation de la productivité moyenne en Suisse par an», affirme Daniel Lampart, Premier secrétaire et économiste en chef de l’USS.

Selon lui, cela suppose aussi un meilleur encadrement des salaires par le biais de conventions collectives. «Au niveau politique, c’est d’une part important de faciliter la signature de CCT, encourager leur existence pour mieux protéger les salariés et inciter une évolution salariale favorable. A l’USS, nous souhaitons également que les hauts salaires, au sein des organisations publiques et parapubliques, soient limités à 1 million par an.»

Quant à instaurer un mécanisme juridique pour assurer une augmentation régulière des bas revenus, proportionnellement à celle des hauts salaires, ce n’est légalement pas possible. «Il faudrait changer la Constitution», souligne l’économiste.

La hantise des primes

Le conseiller national socialiste (PS) Benoît Gaillard partage ce constat, tout en élargissant le débat aux charges fixes qui minent le pouvoir d’achat. «Ce qui provoque le sentiment de déclassement, c’est la stagnation salariale, mais aussi le fait que le coût de la vie a tellement augmenté que le pouvoir d’achat est plus faible qu’avant.»

L’élu vaudois constate qu’au Parlement, les élus n’arrivent pas à avancer sur la question cruciale des primes d’assurance maladie. «Le PS prévoit une nouvelle initiative populaire pour soulager les gens qui travaillent. Aujourd’hui, les très bas revenus sont plus ou moins aidés par les subsides. Les très hauts revenus assument les charges sans problème. Au milieu, les classes moyennes sont particulièrement étouffées. C’est elles que nous voulons cibler cette fois», se réjouit le député. 

«
Les loyers ont doublé en vingt ans, alors que rien ne le justifie!
Benoît Gaillard, conseiller national (PS/VD)
»

Parallèlement, une autre initiative est en cours sur les loyers. «La situation est délirante. Dans les régions où la pression est forte, comme l’arc lémanique, les loyers ont doublé en vingt ans, alors que rien ne le justifie: le coût de la construction n’a pas doublé! tonne le conseiller national. Cette différence bénéficie aux fonds immobiliers et aux grands propriétaires. Les locataires paient leurs profits.»

Pour lui, une amélioration du pouvoir d’achat passe aussi par une redistribution plus juste des richesses créées. «Il y aurait également matière à plafonner les très hauts salaires. Je m’étais d’ailleurs battu pour limiter l’écart de rémunération entre le plus bas et le plus haut revenu dans une entreprise à un rapport de 1 à 12, c’est un débat qui reste d’actualité. On peut se montrer plus exigeant dans les entreprises subventionnées par la Confédération, ou dans le secteur public», souligne le Socialiste.

Il ajoute: «Plus fondamentalement, il faut que cela redevienne une évidence: les profits et la valeur ajoutée doivent être partagés. La productivité augmente chaque année, partout en Suisse, de manière soutenue. Les gens produisent plus en une heure de travail. Il doit redevenir normal de redistribuer ces gains aux employés par des hausses de salaires.»

Silence de Guy Parmelin

Il en appelle au Conseil fédéral, jugé trop timide. «Il pourrait en faire davantage, notamment en encourageant la conclusion de Conventions collectives de travail». Benoît Gaillard rappelle ainsi que des branches entières, comme la vente, en sont dépourvues en Suisse.

«Mais nous n’entendons rien de la part du ministre de l’économie Guy Parmelin là-dessus, regrette le député. Quand fera-t-il de la hausse des salaires pour les classes moyennes, de l’augmentation du nombre de conventions collectives une priorité? Ça aurait un effet certain!» 

Idem lorsque le Conseil fédéral négocie des accords de libre-échange, comme celui récemment conclu avec la Malaisie, illustre l'élu vaudois. «Il devrait s’adresser au patronat des industries d’exportation et dire: 'Nous faisons ces accords pour vous, mais en contrepartie, vous devez négocier des CCT et garantir de bons emplois bien rémunérés.'»

Freiner le dumping salarial

L’autre levier évoqué est celui de la lutte contre le dumping salarial, qui affecte aussi des profils qualifiés. «À Genève, le dumping salarial touche aussi des professions non couvertes par des CCT, avec des salaires pourtant bien supérieurs au minimum légal», alerte le sénateur du Mouvement citoyen genevois (MCG) Mauro Poggia. Un cadre expérimenté venant de Paris ou Marseille est payé bien moins que son équivalent genevois.»

Pour le conseiller aux Etat, ce «dumping sournois» n’apparaît pas dans les statistiques: «Un poste payé 10'000 francs au lieu de 15'000 ne se voit pas. Le marché européen rend le «petit genevois» moins compétitif.» 

Or la problématique affecte des travailleurs expérimentés et déjà presque obsolètes pour le marché du travail. «Beaucoup d’anciens cadres de banques licenciés chez nous ont plus de 40 ans, et des prétentions salariales supérieures à celle d’un frontalier s’installant en France voisine», illustre l’avocat de profession.

Et selon lui, ce choix de main-d’œuvre n’est pas sans contrepartie pour les employeurs, qui «finissent parfois par regretter leurs choix. Les travailleurs français ont souvent une posture plus syndicaliste que les employés locaux.»

Le nationalisme comme réponse

Pour lutter contre le dumping salarial, la Suisse reste limitée dans ses marges de manœuvre. Dans le cadre des accords bilatéraux conclus avec l’Union européenne (UE), elle ne dispose d’aucun véritable instrument juridique permettant de protéger les résidents helvétiques face à une concurrence venue de l’étranger. 

Lors des récentes négociations avec Bruxelles, une clause dite de sauvegarde a bien été discutée. Ce mécanisme juridique permet à la Suisse de restreindre temporairement la libre circulation si l'immigration, en provenance de l'UE notamment, entraîne des difficultés économiques ou sociales sérieuses. 

«Elle ne permet pas la discrimination, note Mauro Poggia. L’Etat, employeur public, peut prévoir quelques priorités aux résidents, mais dans le secteur privé, protégé par la libre circulation, ce n’est pas possible.» Au risque d’une flambée du nationalisme, estime le sénateur. «L’UE, fondée sur la liberté économique des employeurs, refuse de transiger, mais ne voit pas le problème monter.»

«On se moque de la population»

Le 9 février 2014, le peuple adoptait l’article 121a de la Constitution, en se prononçant en faveur de l’initiative «Contre l’immigration de masse». L’idée, pour ses partisans, était de mieux utiliser le potentiel de la main-d'œuvre en Suisse. 

«
Il ne faut pas prétendre que tous les talents sont de l’autre côté de la frontière
Mauro Poggia, conseiller aux Etats (MCG/GE)
»

Pour le conseiller aux Etats, l’article n’est pas appliqué. «Le système mis en place impose aux entreprises d’annoncer les postes vacants aux Offices cantonaux de l’emploi lorsque le taux de chômage dans une branche dépasse un certain seuil. Mais il n’y a aucune obligation d’engager les candidats proposés. C’est du bluff: on se moque de la population qui a voté cette initiative», déplore-t-il

Le sénateur juge néanmoins qu’une marge d’action existe, à condition que les entreprises jouent le jeu. «Seule une volonté claire des employeurs pourrait changer la donne. Ce n’est pas contraire aux accords d’engager localement, mais en faire une loi le serait. Il ne faut pas prétendre que tous les talents sont de l’autre côté de la frontière: un jeune sans expérience est un investissement pour notre paix sociale.»

Salaire minimum: vraie ou fausse bonne idée?

Sur le dossier explosif du salaire minimum, les positions divergent fortement. Mauro Poggia, qui a été ministre de l’emploi à Genève de 2013 à 2023, estime qu’il s’agit d’une fausse bonne idée. «C'est une solution de la gauche pour lutter contre le travail transfrontalier – ces derniers étant engagés à des postes qui intéressent peu les Genevois, dans l’hôtellerie ou la restauration notamment.» 

Dans ces secteurs, les CCT sont inférieures au salaire minimum. «Le salaire minimum a été imaginé pour que l’employeur n’ait plus d’intérêt à engager des frontaliers plutôt que des Genevois», développe l’élu MCG aux Etats. Or, selon lui, cette logique n’a pas eu l’effet escompté.

«Comme ces secteurs intéressent moins les résidents, les salaires des frontaliers ont augmenté, sans pour autant qu’ils ne s'installent en Suisse.» Mauro Poggia s’inquiète aussi de ce qu’il estime être un effet collatéral mal anticipé: l’exclusion des jeunes du marché de l’emploi. «Une entreprise qui doit payer 4400 francs pour un jeune pour un job d’été peut choisir de s’en passer.»

Une «attaque contre la démocratie»

À gauche, cette décision fait bondir. Pour l’écologiste genevois Nicolas Walder, le vote du Conseil national représente une attaque frontale contre la démocratie directe et l’équilibre des pouvoirs. 

«
On ne peut pas vivre à Genève avec 3400 francs, encore moins avec des enfants
Nicolas Walder, conseiller national (Vert/GE)
»

«Cela affecte la répartition constitutionnelle des compétences entre cantons et Confédération, ce qui a conduit la quasi-totalité des cantons à s’opposer à cette proposition, nuance le conseiller national. Cela porte également atteinte aux droits démocratiques et populaires. Une convention négociée entre partenaires privés – syndicats et associations patronales – aurait désormais préséance sur un vote populaire. C’est extrêmement grave.»

Bosser à 100%, vivre dans la pauvreté

L’élu alerte aussi sur les conséquences sociales et budgétaires qu’entraînerait une telle mesure pour les cantons ayant introduit un salaire minimum. «Une partie des salaires à Genève pourrait baisser jusqu’à 1000 francs par mois dans certains secteurs. Or, on ne peut pas vivre à Genève avec 3400 francs, encore moins avec des enfants. Avant l’introduction du salaire minimum cantonal, cette différence était en réalité assumée par la collectivité publique via l’aide sociale. Le Tribunal fédéral a d’ailleurs validé ce salaire minimum au titre de la politique sociale, une prérogative cantonale.»

Selon lui, remettre en cause ce mécanisme revient à fragiliser toute une frange de la population.«Si les salaires de ces personnes baissent, il faudra soit accepter la pauvreté dans nos rues, soit payer, à travers nos impôts, la différence pour que ces personnes puissent vivre dignement du fruit de leur travail. C’est inacceptable. Va-t-on devoir augmenter les impôts pour offrir une vie décente à quelqu’un travaillant à 100 %?», questionne l’ancien maire de Carouge?

Et les effets du salaire minimum, loin d’être néfastes, sont selon lui déjà visibles. «Le chômage n’a pas augmenté, et une partie de la population peut désormais vivre du fruit de son travail, tout en allégeant le budget de l’aide sociale. Le salaire minimum a aussi contribué à revaloriser le travail.»

Genève n'est pas un village appenzellois

Enfin, le conseiller national rejette l’idée qu’une solution uniforme suffirait à corriger les inégalités territoriales. «Une convention collective nationale n’est pas adaptée pour régler la question des salaires les plus bas, car le coût de la vie à Genève est très différent de celui d’un village appenzellois. Il est, pour moi, tout à fait normal d’exiger des employeurs un salaire permettant de vivre dignement là où le travail est effectué», tonne l’élu des Vert-e-s.

L’Union syndicale suisse abonde, et va même plus loin: «Nous voulons un salaire minimum, pour un emploi à temps plein, de 5000 francs par mois pour tous les gens qui ont fait une formation professionnelle, et de 4500 francs pour les autres», conclut Daniel Lampart.


Partager
Vous avez trouvé une erreur? Signalez-la