Eurovision, Euro féminin...
Combien coûte et combien rapporte l'organisation de méga-événements?

Avec l'Eurovision et le championnat d'Europe de football féminin, la Suisse se retrouve deux fois sous les feux de la rampe. Ces grands événements valent-ils la peine financièrement?
Publié: 11.05.2025 à 06:09 heures
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Dernière mise à jour: 11.05.2025 à 07:29 heures
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Les travaux de montage pour le concours à Bâle battent leur plein.
Photo: keystone-sda.ch
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Peter Rohner
Tina Fischer, Michael Heim et Peter Rohner

La directrice du tourisme parle de l'événement du siècle. Depuis des semaines, Bâle est en pleine effervescence: on planifie, on construit, on s’affaire sans relâche, afin qu’à la mi-mai, l’Eurovision (European song contest: ESC), l’un des plus grands événements musicaux au monde, puisse avoir lieu dans les meilleures conditions. 

Le canton-ville y consacre environ 35 millions de francs. La halle et le stade de football doivent être modernisés, d’importantes fan zones sont aménagées en ville, les horaires des transports publics sont renforcés, et la ville investit massivement dans la sécurité.

L’enthousiasme est palpable. «Il a toujours été clair que nous voulions accueillir cet événement», affirme Letizia Elia, directrice de Bâle Tourisme, en soulignant la rapidité avec laquelle les acteurs locaux se sont organisés dès qu’il est devenu probable que l’Eurovision se tiendrait en Suisse. 

Cela vaut-il la peine financièrement?

Tourisme, économie locale, gouvernement, salons: dans ces moments-là, la ville fonctionne comme un tout, les clivages politiques s’effacent. Le président du gouvernement, Conradin Cramer (PLR), parle d’un «événement gigantesque» et affirme que la population peut être «fière de sa ville». Mais tout cela en vaut-il vraiment la peine sur le plan financier ?

L'ESC, les championnats du monde de cyclisme, les courses de ski, le championnat d'Europe de football, les fêtes de lutte, mais aussi les grandes conférences comme celle du Bürgenstock ou le WEF sont tout autant d'évènements que les villes et les communes se disputent régulièrement.

Des gouffres financiers?

Cependant, il n'est pas rare que l'on se plaigne par la suite de déficits dans le décompte final. La Fête fédérale de lutte à Pratteln en 2022 a échappé de justesse à une faillite de plusieurs millions. L'année dernière, les championnats du monde de cyclisme à Zurich ont provoqué des remous et fait gonfler les chiffres. Et l'on pense aussi aux longues tergiversations autour de l'Expo 2002, qui a même dû être reportée d'un an et a finalement laissé un trou de plus de 500 millions de francs.

Hôtels, bateaux, les réservations sont là

À Bâle, on refuse toute mise en perspective frileuse: ici, les choses sont claires, le projet est rentable. Les bénéfices à court terme sont évidents, affirme Letizia Elia, directrice de Bâle Tourisme: «Les hôtels enregistrent de très bons taux de réservation.» Dès le début avril, les réservations ont grimpé, portées par l’arrivée des nombreux professionnels nécessaires à l’organisation de l’Eurovision. Le président du gouvernement, Conradin Cramer, met lui aussi en avant les retombées immédiates pour le tourisme et l’économie locale.

Comme souvent lorsqu’un événement important a lieu à Bâle, cela se remarque aussi sur le Rhin: les compagnies de croisières fluviales y transforment leurs bateaux en hôtels flottants. Ce sera à nouveau le cas pour l’Eurovision, confirme Daniel Pauli, directeur général de Thurgau Travel. Sa société, qui exploite de nombreux navires de ce type, entend bien tirer parti de l’événement.

Pour justifier les investissements, on se réfère volontiers à la 67e édition de l’Eurovision, qui s’est tenue à Liverpool. Une étude estime à environ 60 millions de francs suisses les retombées économiques locales générées. À Bâle, ce chiffre est désormais mis en parallèle avec les 35 millions de francs engagés. Conclusion: tout est en ordre, les comptes s’équilibrent.


Voici à quoi ressemblait la scène de l'ESC à Malmö.
Photo: keystone-sda.ch

Un simple coup d'œil sur le plan de la ville montre toutefois à quel point le calcul est difficile à faire. Car Bâle se heurte rapidement à ses limites, ou les dépasse. Une grande partie de la valeur ajoutée est créée en dehors du canton, explique Conradin Cramer. Dans les cantons voisins, mais aussi dans les pays limitrophes. Par exemple, le lieu où se déroulent les grands spectacles, à savoir la Joggeli-Halle, se trouve sur le sol de Bâle-Campagne.

La question sécuritaire crée des tensions

La collaboration avec les partenaires extérieurs se déroule parfaitement, déclare le président du gouvernement. «La Confédération nous soutient également, notamment en matière de sécurité».

Mais c'est justement sur ce thème que les esprits s'échauffent un peu. Comme toujours lors des grandes manifestations, des corps de police extracantonaux seront également engagés lors de l'Eurovision. 

Mais le canton de Zurich a opposé une fin de non-recevoir à Bâle. Est-ce le signe d’un ressentiment persistant, après avoir perdu la course à l’organisation de l’Eurovision? Zurich avait elle aussi déposé sa candidature pour accueillir le concours.

Les championnats du monde de cyclisme à Zurich laissent un mauvais souvenir

Ou peut-être qu'à Zurich, le soutien aux grandes manifestations est actuellement un peu faible. Les championnats du monde de cyclisme, qui ont eu lieu en septembre dernier, ont mis en colère de nombreux habitants de la ville. L'événement avait déjà été contesté avant même d'avoir lieu. On lui a notamment reproché d'avoir été trop gigantesque, d'avoir voulu intégrer trop de courses, et les restrictions pour le public étaient trop importantes.

Pendant l'événement, les critiques n'ont pas cessé, même si le nombre de visiteurs a dépassé les attentes. Le bilan a été dressé après l'événement: un déficit de 4,5 millions de francs, au lieu de 16 millions, alors que les pouvoirs publics ont payé 20,5 millions. L'association à l'origine des championnats du monde est en sursis concordataire. 

De plus, les critiques viennent du côté des commerçants: pendant neuf jours, ils ont dû faire face à une baisse de leur chiffre d'affaires. Frustration, colère et environ 20% de recettes en moins, voici le bilan de l'évènement selon Dominique Zygmont, directeur de la City Vereinigung Zürich.

La création de valeur va au-delà des recettes de billetterie

Le championnat du monde de cyclisme n’est pas le seul grand événement organisé en Suisse à avoir surtout coûté de l’argent et provoqué la colère populaire. À deux reprises, les habitants de Zermatt ont tenté de lancer des courses de Coupe du monde de ski sur la Gran Becca, mais le mauvais temps a, à chaque fois, contrecarré leurs plans. L’événement a par ailleurs essuyé de nombreuses critiques: des inquiétudes ont été soulevées concernant la sécurité, l’impact environnemental, ainsi que la tenue des courses dès le mois d’octobre. Et, en raison des annulations, l’opération s’est soldée par un déficit financier… Pris en charge par une assurance.

L'exposition nationale de 2002, dix fois plus grande, a également nécessité beaucoup plus d'argent que prévu. Elle a certes enregistré 10,3 millions d'entrées, mais cela n'a couvert que 12% des coûts de 1600 millions de francs au total. L'Expo 02 a donc été un désastre financier: la Confédération l'avait budgétée avec un crédit initial de 130 millions, mais elle a finalement payé 930 millions, soit sept fois plus.

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Les deux concerts de Taylor Swift au Letzigrund l'été dernier auraient généré une valeur ajoutée de plus de 90 millions
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Les coûts de telles grandes manifestations sont compensés par des recettes et un bénéfice économique. Selon une étude de l'Université de Neuchâtel, l'Expo a généré des revenus supplémentaires de 2,5 milliards de francs grâce au tourisme et à la construction des installations. Près de la moitié est revenue à la région des Trois-Lacs, où 11'000 emplois annuels cumulés ont été créés. Les recettes fiscales estimées se sont élevées à un total de 460 millions de francs répartis sur huit ans.

Les deux concerts de la chanteuse pop américaine Taylor Swift au Letzigrund l'été dernier auraient également généré une valeur ajoutée de plus de 90 millions, selon une étude de la Haute école d'économie de Zurich (HWZ). Les plus de 90'000 fans ont dépensé environ 50 millions de francs, billets et déplacements depuis l'étranger non compris.

Les événements récurrents sont moins risqués

Mais ces études sur les retombées économiques ne relèvent pas d’une science exacte, peu de gens le savent mieux que Jürg Stettler. Ce professeur de tourisme à la Haute école de Lucerne étudie depuis plus de vingt ans l’économie et la durabilité des grands événements. 

Il avait d’ailleurs fourni une estimation approximative des retombées que pourrait générer un championnat du monde de cyclisme: hôtels, restaurants et entreprises de transport auraient dû encaisser quelque 60 millions de francs supplémentaires, une estimation finalement trop optimiste. 

Le spécialiste précise cependant que ce calcul avait été fait sans lien avec le site de Zurich et avant que la ville ne devienne officiellement candidate pour accueillir l'événement.

Il pointe ainsi un problème récurrent auquel sont confrontés les grands événements: «Les facteurs inconnus d’une telle manifestation sont extrêmement difficiles à évaluer à l’avance.» Le championnat de cyclisme se tenait pour la première fois à Zurich. C’était aussi la première édition inclusive, intégrant les compétitions de para-cyclisme. Et, pour ne rien arranger, la météo n’a pas été au rendez-vous.

C’est là tout le désavantage d’un événement unique. «En raison des nombreuses incertitudes, un grand événement ponctuel est toujours plus difficile à gérer qu’un événement récurrent», souligne-t-il. Dans le cas des manifestations annuelles, les risques peuvent être amortis sur plusieurs éditions et les erreurs corrigées lors des suivantes. L’exemple des courses de ski à Adelboden et Wengen l’illustre bien: une annulation tous les dix ans reste supportable. Deux, en revanche, commencent à poser problème...

Il faut embarquer la population très tôt!

À Bâle, on se sent serein sur ce point. Les risques liés à la météo? Pratiquement inexistants: les spectacles de l’Eurovision auront lieu en salle. «Ils auront lieu, même s’il pleut des cordes», assure le conseiller d’État. Pour une phase finale de football, les stades modernes limitent eux aussi les aléas météorologiques. La Suisse en a d’ailleurs fait l’expérience: lors de l’Euro 2008, malgré une météo globalement mauvaise, les fan zones ont tout de même attiré la foule.

Grâce à la victoire de Nemo l'année dernière à Malmö, l'Esc de cette année aura lieu en Suisse.
Photo: keystone-sda.ch

Pour qu’un grand événement soit un succès, les risques doivent être maîtrisés. Cela est généralement plus facile à réaliser pour des événements récurrents que pour des événements ponctuels, et davantage encore pour ceux qui se déroulent dans des lieux couverts plutôt qu’en extérieur. Un autre facteur décisif est la participation financière des autorités publiques et la légitimité de cette participation.

«Plus le financement public est élevé, plus l'acceptation devient difficile», explique Jürg Stettler. La critique est plus virulente lorsque des déficits sont comblés avec de l'argent public, surtout si l'événement était controversé. Les mondiaux de cyclisme en sont un exemple frappant. Concernant la légitimité, l'expert déplore que les comités d'organisation fuient trop souvent le dialogue avec la population. «Ils prennent des décisions en catimini et sont ensuite étonnés lorsque la population ne soutient pas l'événement.»

Un exemple récurrent de ce phénomène est celui des Jeux Olympiques: un petit groupe souhaite candidater, mais le projet échoue ensuite lors du référendum. En 2013, les Grisons ont rejeté les Jeux d’hiver de 2022, et en 2018, le Valais a dit non à une candidature pour les Jeux Olympiques de 2026.

Chercher l'adhésion de la population

Bâle a rapidement cherché à consulter la population sur l’Eurovision pour avoir une idée claire de l’adhésion. Trois mois après que le canton a obtenu l'organisation de l’événement, les 35 millions de francs ont été soumis à un référendum. Une majorité des deux tiers a soutenu la politique du gouvernement, légitimant ainsi le projet. 

La ville est consciente de ce qui l’attend, il ne s’agit pas seulement de l’Eurovision: en l’espace de quelques mois, Bâle accueillera plusieurs grands événements qui auront un fort impact sur les habitants. En plus de la fête de carnaval, il y a l’Art Basel au mois de juin, suivie en juillet par l’Euro féminin de football, avec plusieurs matchs importants à Bâle. N'y a-t-il pas là un risque de saturation, qui pourrait détourner des affaires et épuiser les habitants?

D'autres événements et activités sont évincés

Les effets économiques de déplacement d'évènements sont faibles, car la période de l’année n’était pas fortement occupée et la plupart des événements ont pu être reprogrammés à des dates alternatives, explique Letizia Elia, directrice du tourisme. Seule l’assemblée générale de l’UBS a dû être déplacée à Lucerne cette année.

Pour mesurer l'ampleur des effets de déplacement, il suffit de regarder ce qu’ont vécu les hôtels lors de l’Euro 2008. Bien qu'il y ait eu une forte affluence de touristes des pays participants en juin, la durée des séjours dans les hôtels des régions hôtes comme Genève, Zurich et Berne a diminué, car d'autres touristes ne se sont pas rendus dans ces villes.

Toutefois, les hôtels ont pu pratiquer des prix plus élevés en moyenne. Ce phénomène a été particulièrement marqué lors des concerts de Taylor Swift à Zurich récemment.

En plus de ces effets de déplacement, il convient de prendre en compte le fait qu’une partie des activités économiques générées par l’événement a remplacé d’autres dépenses. Par exemple, un spectateur d’un match de football aurait peut-être passé sa journée au cinéma. Ainsi, la valeur ajoutée brute lors de l’Euro 2008 a été estimée à 40% de moins que les revenus nets générés, soit 1,7 milliard de francs.

Cependant, cela ne change rien au fait que la fête du football est toujours considérée comme un succès économique. Elle a contribué à hauteur de 0,18% du PIB. Pour les finances publiques, le calcul a presque été équilibré: 150 millions de francs ont été dépensés, et environ 140 millions sont revenus sous forme de recettes fiscales, bien que les impôts sur le revenu des footballeurs n’aient représenté qu’une petite part de ce montant.

Difficile de quantifier

En plus des recettes générées pendant l'événement, les villes hôtes espèrent également des bénéfices à long terme grâce à la notoriété accrue et à l'amélioration de leur image. À ce sujet, l'expert en tourisme explique: «On surestime l'impact des événements ponctuels et on sous-estime l’effet de la répétition.»

En ce qui concerne l’Eurovision, cela signifie que la plupart se souviennent de Malmö, le site de l'édition de l'année dernière, mais peu se rappellent de Turin en 2022.

Il est difficile pour une ville de transformer un événement unique en un véritable aimant à touristes à long terme, ajoute Jürg Stettler. Seule la «puissance des grands chiffres» peut y contribuer: si plus de 150 millions de personnes regardent la finale de l’Eurovision et qu'1% d’entre elles se souviennent de la ville hôte, cela représente tout de même au moins 1,5 million de personnes.

Placer Bâle sur la carte du monde

Bâle espère également profiter de cet effet publicitaire. La directrice du tourisme, Letizia Elia, parle de placer la ville «sur la carte du monde». L’Eurovision et l’Euro féminin de football permettent notamment de toucher un public plus jeune. Enfin, Bâle espère un coup de pouce pour son secteur des foires, qui traverse une période difficile. Ces dernières années, deux grandes foires ont cessé leurs activités: la Muba et Baselworld, la foire horlogère.

Avec de grands événements comme l’Eurovision, Bâle peut se prouver dans le domaine des manifestations, explique Letizia Elia. L’objectif est de profiter de cette occasion, et c’est pourquoi des acteurs du secteur des événements ont été invités. Car elle le sait bien: dans quelques années, la plupart auront oublié l’Eurovision de Bâle. Mais si elle parvient à attirer de nouveaux grands événements, l'investissement pourrait s’avérer rentable à moyen terme. Et là seulement, les 35 millions de francs publics investis sembleront lointains.

Zurich met la main à la pâte pour le championnat d'Europe de football féminin

À Zurich, les critiques des grands événements peuvent maintenant se concentrer pleinement sur l’Euro féminin de football après la défaite dans la course pour l’Eurovision. L'une des principales raisons de cette attention est la forte implication de l'État. La ville et le canton ont mis à disposition un total de 20 millions de francs, soit autant que pour les Championnats du Monde de cyclisme, mais cinq fois plus que Londres, où cinq matches avaient également eu lieu lors de l’Euro féminin 2021, comme l’indique la «NZZ».

Toutefois, la ville prévoit désormais qu’elle n’aura besoin que de la moitié de ce crédit. Cela s’explique principalement par le fait que le stade n’a pas eu besoin d’être agrandi à 30'000 places comme prévu à l’origine.

Si l’estimation d’un coût net de 9 millions de francs est correcte, l’opération pourrait même être économiquement viable. Une étude sur la phase finale en Angleterre prévoit une activité économique accrue de 60 à 75 millions, répartie sur huit villes. Zurich, où cinq des 33 matchs auront lieu, devrait ainsi bénéficier de 10 millions environ.

Le public a répondu présent

Quant à l'intérêt du public, il n’y a pas de plainte à formuler. À l’exception des billets VIP coûteux, les tickets pour les cinq matchs au stade du Letzigrund sont épuisés depuis février. De plus, les restrictions de circulation, similaires à celles lors du Championnat du Monde de cyclisme, ne suscitent pas de réactions négatives à l’avance.

La ville s'attend à un afflux de trafic autour du stade du Letzigrund, mais les riverains sont habitués à ce genre de situation lors des matchs de football.

Les perspectives sont donc bonnes pour que l’Euro féminin de football à Zurich et l’Eurovision à Bâle ne soient pas un fiasco financier pour les villes hôtes. Toutefois, il ne faut pas s'attendre à des bénéfices importants. 

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