Suite au vote du Conseil des Etats, le 9 septembre, l'éducation sans violence sera inscrite dans le Code civil suisse dès 2026. Si vous avez appris la nouvelle dans les médias, sans doute avez-vous lu cette phrase, rédigée par l'ATS pour résumer la situation: «Les parents devront éduquer leurs enfants sans recourir à la violence.»
Pourquoi ces mots semblent-ils imprégnés d'ironie, alors qu'ils apparaissent dans un simple compte-rendu de la session d'automne du Parlement? On pouvait effectivement penser que le principe «allait de soi», en 2025. Mais non. D'après une étude réalisée par la ZHAW de Zurich et la HETS de Fribourg, deux tiers des enfants et des jeunes ont déjà subi une forme de violence parentale, en Suisse. Parmi les personnes interrogées, 41,4% évoquent des gifles, secousses ou bousculades, tandis que 21,9% d'entre elles ont subi des coups de poing. Une autre étude réalisée en 2022 par l'Université de Fribourg démontrait qu'environ un tiers des parents ont «rarement» ou «très rarement» recours à des actes de violence, avec la fessée en tête des pratiques, tandis que 30% d'entre eux ont déjà usé de violences psychologiques (comme gronder violemment ou «blesser avec des mots»).
Dans le rapport rédigé par le Conseil fédéral après le postulat initial de la conseillère nationale fribourgeoise Christine Bulliard-Marbach, en 2020, il est admis que la Suisse était «l'un des rares Etats européens n'ayant pas inscrit dans la loi l’interdiction de la violence dans l’éducation ni l’encouragement de l’éducation sans violence.»
Jusqu'à présent, l'interdiction n'était pas explicite, tant que ces actes de violence ne laissaient pas de séquelles visibles et ne dépassaient pas ce qui est «socialement accepté». Or, désormais, les violences éducatives seront clairement défendues par le Code civil, au même titre que les violences conjugales. A noter que le projet de loi a été accueilli par 33 votes favorables au Conseil des Etats, contre 4 «non» et 7 abstentions. Pour Pro Juventute, cette modification représentera un signal clair, à même d'encourager la sensibilisation et la prévention de la violence envers les enfants.
Des effets néfastes sur le cerveau
Difficile de croire que plus de la moitié des enfants ont subi des violences éducatives, en Suisse. Ainsi que le précise Kirsten Kirschner, conseillère aux parents de Pro Juventute et consultante en éducation, ces expériences sont entourées d'un immense tabou, souvent intériorisées ou tues: «La plupart des gens vous affirmeront qu’ils ont vécu une très belle enfance, car les maltraitances vécues passent automatiquement dans la mémoire inconsciente, explique-t-elle. Il est impensable pour des enfants de critiquer leurs parents, donc ils refoulent les difficultés vécues. Par contre, la souffrance liée à ces expériences reste imprégnée dans le système nerveux.»
En effet, incapable d'attaquer ou de fuir face à ce qu'il perçoit comme un danger, l'enfant n'a d'autre choix que de se figer: «Voilà pourquoi on dit parfois qu'un enfant 'se calme' après avoir reçu une claque ou une fessée, poursuit notre intervenante. En vérité, il est figé dans une réaction de stress maximal, caractérisée par des taux élevés de cortisol et d’adrénaline. On sait aujourd’hui que ces hormones, lorsqu’elles sont sécrétées en trop grandes quantités, s’avèrent néfastes pour le développement du cerveau.»
L'UNICEF confirme en effet que le «stress toxique» peut endiguer l'apprentissage, la gestion émotionnelle, tout en favorisant des inflammations et d'éventuelles maladies cardiaques.
Un effet boomerang
«Tout ce stress doit bien aller quelque part», pointe Kirsten Kirschner. En effet, les gestes de violence subis dans l'enfance peuvent revenir à l'assaut à l'âge adulte: «Lorsqu'un parent bienveillant se sent poussé à bout et atteint cet état de stress maximal, il risque automatiquement de répéter les schémas de violence enregistrés dans sa jeunesse. Fondamentalement, 99% des parents veulent le bien de leurs enfants, et pourtant il arrive que des personnes ne se reconnaissent plus, que leurs réactions leur échappent.»
Face à l'épuisement et aux défis du quotidien, cette mémoire inconsciente peut donc réactiver des expériences du passé, qui ressurgissent alors comme des réflexes, rendant le cycle difficile à briser. Voici quelques outils pour ne pas craquer:
Gérer son propre stress
Puisqu'il vaut mieux prévenir que guérir, notre intervenante recommande de réfléchir nos réactions au stress intense, susceptible de court-circuiter la pensée rationnelle: «Typiquement, lorsqu’on voit notre enfant faire quelque chose qui nous aurait valu une baffe à son âge, on peut sentir la colère monter, admet notre intervenante. On risque alors de perpétuer les gestes, phrases et comportements qu’on a vécus durant l'enfance. Pour apprendre à anticiper cela, il convient déjà d’analyser nos 'déclencheurs' et de s’entraîner, hors-contexte, à réagir d’une façon rationnelle. On peut notamment préparer et répéter la réaction qu’on souhaite avoir, à la prochaine 'bêtise', pour être prêts lorsqu’elle surviendra.»
Réparer la relation
Rassurante, Kirsten Kirschner souligne qu'il peut arriver à tout parent de craquer et de se mettre à crier, lorsque sa progéniture déploie des trésors de créativité pour enchaîner les bêtises: «Un enfant n’a pas besoin d’un parent parfait, tempère-t-elle. Le plus important est de réparer la relation, de s’excuser, d’expliquer qu’on n’était pas nous-même et de demander comment l’enfant se sent, de son côté, pour valider son émotion.»
La situation devient traumatique lorsque ce type d'événement est passé sous silence, ignoré, refoulé, et que ni l'erreur, ni la souffrance de l'enfant ne sont reconnues. «Tant que c’est très occasionnel et qu’on prend le temps de réparer la relation, la situation se transforme en apprentissage pour tous les deux, estime notre intervenante. C'est la violence en tant que méthode éducative, assumée et répétée, qui péjore le développement de l’enfant.»
Savoir que les enfants ne font pas exprès
Avant même d'en arriver à craquer, il s'agit de désamorcer la frustration, souvent provoquée par l'impression que l'enfant «nous cherche». Kirsten Kirschner rappelle ainsi que les enfants, même lorsqu’ils nous font tourner en bourrique, ne le font pas délibérément, pour nous embêter. «Par exemple, quand on vient d’expliquer qu’il est interdit de s'approcher du four et que l’enfant y touche une seconde fois, ce n’est pas pour nous énerver ou nous 'chercher'. En réalité, il est en train d’apprendre. Son deuxième geste en direction du four n’est pas une provocation, mais un simple moyen de vérifier si c’était bien de ce bouton-là que nous parlions.»
Alors comment réagir pour lui faire comprendre que cet appareil est dangereux? «Il suffirait alors de répondre, calmement, 'oui, exactement, c’est à ça qu’il ne faut jamais toucher', répond la consultante en éducation. Lorsqu’on réalise que ces comportements frustrants ne sont pas délibérés, il est plus facile de se calmer.»
Renoncer aux négociations
Autre source de colère débordante: les négociations sans fin. Une petite recherche américaine a démontré que les parents passeraient en moyenne 67 heures par an plongés dans d'interminables débats avec leurs enfants.
Or, pour notre intervenante, il ne sert à rien d'argumenter avec un enfant en pleine crise ou submergé par une forte émotion: «Toute contrariété, même si elle semble totalement futile, est interprétée par son jeune cerveau comme étant un véritable danger, précise-t-elle. C’est un apprentissage, les jeunes enfants ne sont pas capables de prendre la mesure de ce qui leur arrive. Dans ce sens, il est plus utile de le prendre à part, de sécuriser l’espace, de rester présent, déterminé et calme, jusqu’à ce que la crise soit passée. Puis, il s’agit de ne surtout pas céder: si on a refusé une glace et que ce refus a provoqué une effusion de colère, on apaise, on console, mais on ne propose toujours pas de glace.»
Cela risque toutefois de demander quelques efforts: Sonia Kang, professeure à l'Université Rotman de Toronto, au Canada, estime carrément que les enfants sont les négociateurs les plus redoutables qui soient. D'où l'importance d'établir clairement, même pour soi-même ou au sein du couple, des thèmes «non négociables» qui ne justifient pas la moindre entrée en matière.
Ne pas compter uniquement sur les mots
L'exemple du four cité ci-dessus ne peut fonctionner à merveille pour toute bêtise possible: parfois, inévitablement, il nous faudra répéter plusieurs fois la même chose. Et c'est normal, confirme Kirsten Kirschner: «Les enfants expérimentent et testent nos limites. On peut le dire une fois, peut-être deux, mais si cela ne suffit pas, il est plus efficace d’agir, plutôt que d'élever la voix: on peut se rapprocher de l'enfant, se mettre à sa hauteur, expliquer calmement la situation, s’interposer physiquement lorsque l’enfant s’approche d’un objet dangereux, lui prendre la main et l’éloigner… On pense souvent qu’on doit tout faire avec les mots, mais les gestes bienveillants sont très utiles aussi.»
C'est aussi là qu'intervient la «corégulation», notamment détaillée par la prestigieuse université d'Harvard: lorsque leurs émotions débordent, les enfants se régulent grâce à la présence et l'exemple d'un adulte calme, dont le système nerveux leur sert d'ancrage et d'exemple. D'où l'importance de rester aussi stable et serein que possible, sans élever la voix.
Il peut être particulièrement difficile de s'affranchir des schémas éducatifs auxquels nous avons été confrontés dans le passé. La maîtrise des émotions, en elle-même n'est pas aisée non plus, surtout en cas de fatigue ou de stress intenses.
«Il faut évidemment du temps pour se détacher des méthodes qui ont régi notre propre enfance, affirme Kirsten Kirschner, conseillère aux parents de Pro Juventute. Nous n’avons pas tous connu des modèles d’éducation non-violente et ce n'est pas facile d'apprendre tous de nouveaux schémas. C’est pourquoi, il est important de demander de l’aide.»
- La plateforme de conseil aux parents de Pro Juventute est accessible 24h sur 24.
- Des ressources sont disponibles auprès de la Protection de l'enfance suisse.
- Pro Familia Schweiz propose également une ligne téléphonique d'urgence.
- Un soutien est aussi proposé du côté de Caritas.
Il peut être particulièrement difficile de s'affranchir des schémas éducatifs auxquels nous avons été confrontés dans le passé. La maîtrise des émotions, en elle-même n'est pas aisée non plus, surtout en cas de fatigue ou de stress intenses.
«Il faut évidemment du temps pour se détacher des méthodes qui ont régi notre propre enfance, affirme Kirsten Kirschner, conseillère aux parents de Pro Juventute. Nous n’avons pas tous connu des modèles d’éducation non-violente et ce n'est pas facile d'apprendre tous de nouveaux schémas. C’est pourquoi, il est important de demander de l’aide.»
- La plateforme de conseil aux parents de Pro Juventute est accessible 24h sur 24.
- Des ressources sont disponibles auprès de la Protection de l'enfance suisse.
- Pro Familia Schweiz propose également une ligne téléphonique d'urgence.
- Un soutien est aussi proposé du côté de Caritas.