Cela fait maintenant cinq ans qu'il fume du crack. «Pour des raisons post-traumatiques», explique Marcel W.*, habitant de Zurich. S'il ne veut pas révéler le traumatisme en question, Marcel W. sort une petite pipe et explique comment il prépare la substance, comment il inhale «le truc».
«Si je fume du crack, ma journée est sauvée.» Lorsqu'il n'en consomme pas, il se sent découragé, sans force, sans émotion. «J'ai alors du mal à suivre le rythme de la vie», déplore-t-il. La misère publique liée à la drogue est de retour dans les rues suisses.
A certains endroits, la consommation de substances psychoactives a triplé, comme le montrent les dernières données sur les résidus dans les eaux usées. Outre Zurich, Genève, Lausanne, Olten, Bâle, ou encore Coire comptent actuellement parmi les plus grandes scènes ouvertes de la drogue en Suisse. Dans sa lutte contre la consommation de drogues, la ville de Zurich a ouvert début octobre un nouveau centre d'accueil pour les personnes dépendantes au crack.
En mission pour les personnes en détresse
Nous sommes un jour de semaine à Zurich, il est un peu plus de 9h: deux personnes discrètes, vêtues de la même façon – veste noire, banane, jean – sillonnent les rues. Seul un logo dans leur dos révèle leur identité: il s'agit de travailleurs sociaux de Sip Züri, actifs dans les rues de la plus grande ville du pays.
Sip signifie sécurité, intervention, prévention. Leur job? Partir à la rencontre des personnes en situation d'urgence sociale, leur proposer des conseils, et, au besoin, un cadre de médiation et de gestion de crise. Pour Milos Micanovic et Alexandra Neumann, c'est une longue journée de travail qui commence maintenant.
Ils stockent tout ce dont ils ont besoin dans leur banane: papiers, pansements, gants, kit d'urgence et pince à seringue. Ils montent dans une camionnette. Après cinq minutes de trajet, ils s'arrêtent au Zeughaushof: un site réputé pour être un important lieu de rencontre entre toxicomanes.
Les deux travailleurs sociaux parcourent le site, scannent le sol à la recherche de signes indiquant une consommation récente: aiguilles, papier d'aluminium, récipients vides. «C'est propre», s'exclame Alexandra Neumann au bout de quelques minutes. «Rien à signaler.» Pas de trace non plus de personnes ayant besoin d'aide.
De l'aide directement sur place
Le voyage se poursuit à pied. Milos Micanovic et Alexandra Neumann atteignent une petite place, coincée entre deux blocs d'habitation: des appareils ménagers cassés, des graffitis inondent les murs et des déchets jonchent le sol.
Alexandra Neumann s'arrête. Elle a les yeux rivés sur un homme aux joues creusées, une main enfouie dans sa poche. «Tout va bien, vous avez besoin de quelque chose?», demande-t-elle prudemment. Le regard de l'interpellé va et vient, inquiet, puis il répond à voix basse. Ses paroles sont à peine audible.
«Nous regardons juste si tout va bien, si quelqu'un a besoin d'aide», rajoute l'assistante sociale. Au fil de la conversation, il apparait que l'homme cherche du travail. Alexandra Neumann lui indique un lieu d'accueil pour demandeurs d'emplois. Qu'il s'agisse de toxicomanes ou non, les travailleurs sociaux aident tous les marginaux qu'ils rencontrent. A minima avec des conseils.
«Je consommerai probablement jusqu'à ma mort»
Il pleut, le thermomètre affiche huit degrés. «Allez, on continue», crie Milos Micanovic. Dix minutes de marche à travers le centre-ville, jusqu'à ce que Mauro, 55 ans, apparaisse. Lui semble connaître les travailleurs sociaux. A peine sont-ils devant lui qu'il commence à discuter spontanément.
Mauro consomme du crack «depuis de nombreuses années». Une fois que l'on a commencé, c'est difficile, dit-il. «J'ai renoncé à arrêter de consommer.» Mauro se tait. Finalement, il ajoute à voix basse: «Je consommerai sans doute jusqu'à ma mort.» Son regard se déplace vers les travailleurs sociaux: «Mais je suis content que Sip Züri existe.» Il faut quelque chose comme ça, «ils font ça bien». Mais aujourd'hui, Mauro l'assure: il n'a pas besoin d'aide. Peut-être simplement quelqu'un à qui parler.
Eviter les morts en hiver
Il poursuit sa route vers la boulangerie. Un vent froid se lève. Alexandra Neumann s'arrête et s'exclame: «Milos, il y a quelqu'un allongé.» Une silhouette dans le parc, enveloppée dans un sac de couchage, à moitié cachée par des arbustes. «Vous m'entendez?» Un léger murmure répond à travers le tissu. «Veuillez vous asseoir un instant, la Sip est là». Lentement, l'homme se redresse, les yeux mi-clos. «Tout va bien?» L'homme répond par un bref hochement de tête.
Les travailleurs sociaux expliquent où l'on peut se réchauffer et s'abriter. Sans un mot, l'homme se lève, resserre son sac de couchage contre son corps et s'éloigne en trottinant. «Le plus important, c'est que personne ne meure de froid», explique Alexandra Neumann.
«En hiver, il y a des équipes spéciales». Ces dernières ont pour mission de chercher de manière ciblée les personnes qui passent la nuit à l'extérieur. Malheureusement, tous ne viennent pas aux urgences. «Ils ne veulent rien avoir à faire avec le système.» D'autres sont mal à l'aise à l'idée de dormir avec des inconnus dans des espaces fermés.
«C'est une malédiction»
Près de la caserne, la patrouille Sip aperçoit de loin son prochain interlocuteur: un pantalon rouge vif, un chapeau rose vif, des bagues et des colliers voyants. L'homme se présente comme Daniel M.* Il consomme du freebase. «C'est plus répandu à Zurich que le crack.» Le freebase est la forme originale, chimiquement pure, de la cocaïne, le crack, lui, est une variante moins chère, plus facile à produire.
Il connaît beaucoup de personnes qui sont mortes à cause de la drogue. Daniel M. explique: «J'ai grandi dans ce milieu.» La première fois qu'il en a consommé, c'était en 1989. «J'ai longtemps été accro à l'héroïne.» Daniel M. fouille dans sa poche. «Ah, la voilà», dit-il en sortant sa pipe. Selon, la consommation a augmenté en ville récemment Quant à la scène, il estime qu'elle est devenue plus violente.
La drogue, relativement bon marché a beau rendre très rapidement dépendant, elle n'en reste pas moins très appréciée. «Quand on fume, on plane et quand on commence, on est tombé dans le piège. C'est une malédiction.»
Entre dépendance et espoir
A la fin de leur journée de travail, Alexanda Neumann et Milos Micanovic rencontrent, toujours sur le même site, Marcel W. C'est l'homme qui dit fumer le crack «pour des raisons post-traumatiques». «Je veux absolument arrêter», explique-t-il. «Absolument. Il faut que ça parte. D'une manière ou d'une autre».
Marcel W. souhaite avoir sa propre maison. Actuellement, il vit dans un logement assisté. «J'essaie de me trouver une thérapie contre la drogue». Cette fois, il est motivé. «Si je trouve un programme, je le suivrai jusqu'au bout.» Les travailleurs sociaux lui recommandent également un lieu d'accueil. Puis ils prennent congé.
Sur le chemin du retour, Alexandra Neumann est fatiguée: «Le plus difficile dans ce métier, c'est de tenir le coup». Avec le temps, on connaît certaines personnes et on crée des liens avec elles. «En partie, ils se donnent de plus en plus physiquement et psychiquement». C'est un défi difficile à relever. «On est là, on les accompagne dans leur parcours et on essaie de leur offrir une vie aussi digne que possible.»
* Nom modifié