Il est un infatigable documentaliste de l’horreur. Karl Ammann, 72 ans, moustache grisonnante flamboyante, aurait pourtant pu continuer de profiter d’une vie paisible dans son canton natal de Saint-Gall. Il y a quarante ans, il prend la décision d’émigrer en Afrique. Rien alors ne le prédestinait à devenir un pourfendeur de la cause animale. Devenus gérant d’hôtel à Kinshasa (Congo), puis au Kenya, sa femme et lui se prennent d’amour pour ce pays d’Afrique de l’est, ils construisent une maison au pied du mont Kenya.
Passionné de photographie animalière, un voyage au Congo change son regard à tout jamais. En 1989, Karl Ammann est témoin du commerce de singes et autres animaux sauvages braconnés, l’horreur du trafic de «bushmeat», la viande de la brousse. Il prend ses premières photos et devient un militant internationalement reconnu.
En 2007, le magazine «Time» le place sur sa liste des «héros de l’environnement». Blick l’a rencontré à l’occasion de la sortie de son nouveau documentaire, qui dévoile les dessous sordides du commerce illégal de tigres.
Vous avez déclaré que l’un des premiers animaux que vous avez sauvé est un bébé singe acheté sur un marché. Dites-nous en plus…
Karl Ammann: C’était il y a des décennies. J’ai pris une décision émotionnelle en quelques minutes. Je me trouvais au Congo et je photographiais le trafic de la viande de brousse. Sur des marchés flottants, des vendeurs proposaient du singe fumé, des carcasses d’animaux sauvages… un type a accosté sa pirogue vers moi et m’a proposé un jeune chimpanzé encore vivant. Sa viande valait cinq francs.
Est-ce cela, la solution? Acheter des animaux destinés à être mangé pour les sauver?
Quand j’ai regardé le petit animal dans les yeux, je n’ai rien pu faire d’autre que de vouloir le sauver. Mais il est évident que le problème ne sera pas réglé de cette manière.
Alors, comment faire?
Pour moi, cela consiste à documenter ce qui se passe. A l’époque, dans les années 90, je le faisais avec des photos, aujourd’hui avec des films. Parce que sans preuves, rien n’avance. Le monde doit savoir ce qui se passe. Comme ça, personne ne pourra dire qu’on ne savait pas.
On pourrait vous rétorquer que cela ne nous concerne pas, au fond, si des gens d’Afrique centrale mangent des animaux sauvages sur leurs terres…
Le problème dépasse la simple consommation par des autochtones, qui ont toujours chassé dans leurs forêts pour leur consommation. La situation a radicalement changé au cours des dernières décennies, et c’est à cause de la mondialisation et notre société de consommation: les forêts ont été défrichées, les camionneurs qui transportaient du bois et qui avaient l’habitude de manger de la viande de brousse ont implanté cette pratique dans les villes. On la vend d’ailleurs plus chère là-bas. Les gens achètent de la viande de singe, d’hippopotame ou d’éléphant. L’ampleur du phénomène est effrayante. Par ailleurs, la déforestation a détruit l’habitat d’animaux sauvages qui sont ainsi devenus des proies faciles.
Dans votre nouveau documentaire, vous révélez un phénomène méconnu: la consommation de viande de tigre.
Oui, et c’est un produit de consommation de masse. Mes recherches ont commencé il y a environ douze ans au Laos, à la frontière avec la Chine. Un vendeur de rue m’a proposé deux jeunes panthères nébuleuses dans une boîte. Quand je me suis mis à jouer avec elles, il était visiblement mal à l’aise. Puis un chauffeur de camion m’a accosté. Il disait pouvoir m’aider à me procurer deux bébés tigres.
L’avez-vous fait?
Non, ils avaient déjà été vendus. C’étaient probablement les derniers tigres en liberté du Laos. La mère des petits a été tuée par une mine antipersonnel. Sa fourrure était abîmée, mais la viande et les os avaient encore de la valeur. Les petits ont dû finir dans une ferme au Laos.
Combien coûte un tigre?
Adulte, dépecé en différentes parties, 50’000 dollars américains. Une dent de tigre peut se vendre à plus de 1000 dollars. Les derniers tigres vivant en liberté n’ont aucune chance. Dès que l’on en trouve une trace, la chasse commence. En Birmanie, une telle somme d’argent permet à tout un village de bien vivre pendant plusieurs années. Il y a énormément d’élevage de tigres, surtout au Laos et en Chine.
Est-ce légal?
Selon les directives internationales, l’élevage est légal uniquement dans le but de multiplier la population et de la réintroduire dans la nature. Au Laos, les élevages ont été interdits en 2017, mais c’est de la poudre aux yeux diplomatique. Certaines fermes, notamment en Chine, appartiennent même au gouvernement. Ces usines de reproduction obtiennent simplement une licence en tant que zoo. La journée, on laisse les touristes caresser les bébés tigres et le soir venu, on les abat pour les vend dans l’arrière-boutique le lendemain.
Vos méthodes sont controversées. Vous enquêtez avec des caméras cachées derrière des lunettes de soleil et dans des stylos-billes. Est-ce que tout cela est éthique, ou même légal?
C’est malheureusement nécessaire. Dans ces pays, il n’est pas vraiment possible d’obtenir des autorisations pour faire ce genre de recherches journalistiques. Je travaille beaucoup avec des intermédiaires locaux. L’un d’entre eux s’est lié d’amitié avec le gérant d’une ferme, il discute et se livre en buvant et en mangeant pendant que la caméra tourne. C’est le seul moyen pour moi d’obtenir des informations et de rencontrer ceux qui tirent les ficelles.
Le magnifique tigre est l'un des animaux les plus populaires et les plus menacés au monde. Dans le documentaire «The Tiger Mafia», le cinéaste et défenseur des animaux suisse Karl Ammann et Laurin Merz révèlent comment le plus grand félin du monde est élevé en masse dans des fermes au Laos et en Chine, puis abattu et découpé en morceaux. Il a enquêté pendant dix ans en caméra cachée pour documenter les circuits commerciaux de la mafia et l'inaction des autorités. Ce qui reste du tigre est mis en vente dans l'industrie pharmaceutique et la bijouterie clandestines chinoises. A voir sur Amazon Prime, bientôt aussi aux Journées de Soleure.
Le magnifique tigre est l'un des animaux les plus populaires et les plus menacés au monde. Dans le documentaire «The Tiger Mafia», le cinéaste et défenseur des animaux suisse Karl Ammann et Laurin Merz révèlent comment le plus grand félin du monde est élevé en masse dans des fermes au Laos et en Chine, puis abattu et découpé en morceaux. Il a enquêté pendant dix ans en caméra cachée pour documenter les circuits commerciaux de la mafia et l'inaction des autorités. Ce qui reste du tigre est mis en vente dans l'industrie pharmaceutique et la bijouterie clandestines chinoises. A voir sur Amazon Prime, bientôt aussi aux Journées de Soleure.
Maintenant que le film est sorti, pourrez-vous jamais retourner dans ces pays?
En Chine, je n’obtiendrai probablement plus de visa. J’ai des contacts au Laos qui pourront se renseigner et me dire si je figure sur la liste des autorités. Si c’est le cas, le risque est trop grand. S’ils me laissent entrer, ce sera pour m’arrêter à la première occasion et me passer à tabac en détention. Si on m’attrape avec du matériel vidéo incriminant les autorités, j’encours des peines de prison.
Vous prenez de gros risques vous-mêmes: vous vous êtes fait passer pour un client dans l’une des scènes. On vous voit même manger de la viande de tigre!
Oui, quelques bouchées, cela m’a été très difficile. Mais je ne pouvais pas faire autrement. Pour un tel film, je dois prouver qu’il y a effectivement de la viande de tigre dans mon assiette. Les Chinois sont passés maîtres dans l’art de la contrefaçon, ils vendent aussi des os de chameau en les faisant passer pour des dents de tigre. J’ai apporté une partie de la viande à l’institut médico-légal de Zurich pour qu’elle soit analysée, tout comme les os. J’ai aussi acheté d’autres spécialités sur les marchés, comme du cake au tigre ou du vin de tigre.
Comment avez-vous fait passer tout ça à la douane suisse?
Dans mes sacoches. Ce n’est pas tout à fait légal, je dois l’avouer. Mais je n’ai jamais été pris. L’institut médico-légal s’est assuré auprès des autorités que tout était réglementaire au niveau juridique.
Quelles ont été les réactions au film?
Il ne sort que maintenant dans les festivals, mais on peut déjà le voir sur Amazon. Il y a eu beaucoup de réactions suite à un grand article paru dans le «Washington Post». De nombreux lecteurs ont demandé un lien pour faire un don, mais je ne fais pas ça. Je n’aime pas ce système «feel good»: on ne peut pas se débarrasser de sa mauvaise conscience avec 100 dollars pour mieux dormir la nuit. Je veux secouer les choses.
Mais vous avez aussi besoin d’argent pour vos projets.
Je peux financer la plupart de mes projets moi-même. Je travaille aussi avec des médias comme Spiegel TV, qui me fournissent un caméraman et j’obtiens le droit d’exploiter le matériel filmé. La postproduction est plus coûteuse, mais j’aime rester aussi indépendant que possible.
Dans votre film, vous dévoilez trois des grands patrons du commerce mafieux des tigres. Mais ils ne risquent rien du tout. Est-ce frustrant?
Mon approche est la suivante: «Name and Shame». Autrement dit, démasquer les coupables et les mettre à nu. En Chine, perdre la face est la pire des choses qui puisse arriver. Le problème, c’est qu’il y a beaucoup d’argent à gagner avec le commerce illégal d’animaux et les peines sont trop faibles. La plupart des pays ont peur de s’attaquer à la puissante Chine. C’est aussi la raison pour laquelle Netflix n’a pas pris mon film. Enfin, l’une des raisons.
Quelles sont les autres?
Mes films sont trop inconfortables. A Hollywood, j’étais en discussion avec les producteurs de Leonardo DiCaprio, ils m’ont dit qu’ils aimaient la «vérité brutale» que je montrais. Chez Red Bull aussi, ils ont été séduits, ils voulaient investir, mais seulement si j’apportais de l’espoir et une perspective positive. Mais la vérité, c’est qu’il n’y a pas de happy end. Je veux déclencher un débat. Où va l’humanité si on peut élever et massacrer des tigres en toute impunité? Ferons-nous bientôt de même avec les éléphants ou les girafes?
Ce film est en effet très lourd. Comment vous sentiez-vous lors du tournage?
Au milieu de la situation, il y a beaucoup d’adrénaline, on prend le plus d’images et de photos possibles. On ne se rend pas toujours compte de ce qui se passe. Le soir, quand je suis dans mon lit et avec le recul, cela me travaille beaucoup.
Avez-vous perdu foi en l’humanité?
Oui, plus ou moins. Nous sommes les pires parasites de la planète. Il suffit de regarder la biomasse des mammifères: l’homme et les animaux d’élevage la constituent à 96%. Et pour les 4% restants d’animaux sauvages, la place se fait de plus en plus rare. Nous utilisons et tuons déjà tous les animaux que nous croisons. Pourquoi les brutaliser de manière aussi insensible?
Vous avez une belle maison au Kenya, vous voyez des éléphants se promener devant votre terrasse. Pourquoi ne pas juste prendre votre retraite?
Parce qu’à l’heure où je vous parle, des éléphants sauvages sont embarqués en Namibie pour les Emirats. Comme le prince héritier de Dubaï a déjà sept éléphants, tous les autres — qui ont trop d’argent — en veulent aussi. Il faut que ce genre de cas soient documentés. Ce n’est pas légal! Il y a deux ans, la Cites (Convention de Washington sur la protection des espèces, ndlr) a voté à ce sujet. A quoi servent de telles conventions de l’ONU si elles sont ensuite contournées?
La Cites qui refuse d’ailleurs d’avoir affaire avec vous.
Oui, c’est un fait. Plusieurs pays se sont plaints que mes interviews étaient trop agressives. C’est pourquoi je n’y suis plus le bienvenu. Mais tant que je peux apporter ma contribution, je le ferai.
Vous êtes également critiqué dans vos propres rangs: la primatologue et icône de l’environnement Jane Goodall vous qualifie de «trop radical».
Cela fait trente ans que nous discutons de la protection des animaux. Elle mise sur la discrétion et la diplomatie. Je fais tout le contraire. Elle trouve que je ne fais que perturber et énerver. Mais où en est-on de la diplomatie depuis 30 ans? Dans le parc de Gombe de Jane Goodall en Tanzanie, il ne reste plus que 60 grands singes, trop peu pour une population viable. Et sur l’image satellite, on voit que tout a été déboisé tout autour. C’est une île sans avenir, on ne peut pas la sauver, même avec des millions de dons. Et quand je dis ça, oui, j’énerve Jane.
Et qu’est-il arrivé au petit chimpanzé que vous avez adopté?
Mzee a maintenant plus de 30 ans et vit avec ma femme et moi à Nanyuki. Il devait être placé dans un sanctuaire, mais cela n’a pas fonctionné. Plus tard, il a été rejoint par Bili, un chimpanzé que j’ai sauvé d’une situation similaire. Nous nous sommes beaucoup attachés à ces deux singes, ils sont comme nos enfants.
Vous les avez sauvés dans les années 80 et 90. Est-ce qu’on mange toujours des grands singes à l’heure actuelle?
Malheureusement, oui. Pour moi, c’est du cannibalisme. Les chimpanzés et les gorilles ont à 98,6% le même ADN que nous, les humains. Si l’on s’assoit en face d’un tel animal, on le ressent immédiatement.
(Adaptation par Jocelyn Daloz)