Le débat sur l'accueil des enfants gazaouis agite la Suisse, mais qui sont-ils vraiment? Pour la Confédération, ce sont des victimes de guerre, pour les politiciens bourgeois, une menace à notre sécurité. Les 20 garçons et filles transportés par les avions de la Rega vers des hôpitaux suisses sont devenus un enjeu politique. Pourtant, nous ignorons presque tout d'eux. Leurs histoires et leurs souffrances restent abstraites.
Pour mieux comprendre qui sont ces enfants, Blick dresse le portrait de l'un d'entre eux. Grâce à des messages sur Internet, des photos et des vidéos, nous avons reconstitué le destin d'une fillette et de sa famille, même si les autorités gardent leur identité secrète et que nos tentatives de contact avec sa mère ont échoué. Afin de protéger les personnes concernées, les visages ont été anonymisés et les noms modifiés.
Isolée avec sa mère
L'histoire de Layla*, une petite fille de 2 ans gravement blessée, commence à l'été 2024, lorsque des roquettes israéliennes frappent la maison de sa famille à Gaza. A l'époque, Layla est entourée de son père, sa mère, ses deux sœurs et ses deux frères. Mais à son arrivée à l'aéroport de Zurich il y a deux semaines, il n'y a plus que sa mère, tous les autres membres de sa famille sont morts pendant la guerre.
Layla et sa mère ne peuvent pas rester à Zurich. Le Conseil d'Etat s'est prononcé contre l'accueil d'enfants gazaouis, à cause de «préoccupations considérables en matière de sécurité». Les autorités soupçonnent un lien entre les personnes évacuées et l'organisation terroriste Hamas, c'est pourquoi, selon elles, leur accueil implique des «risques inimaginables».
«Nous avons tout perdu»
Nous ne savons pas dans quel canton Layla et sa mère sont hébergées. Par exemple, Bâle-Ville a accueilli quatre enfants gazaouis avec leurs accompagnateurs. «La tradition humanitaire de la Suisse nous oblige à apporter notre contribution», déclare Kaspar Sutter, chef du Département de l'économie, des affaires sociales et de l'environnement.
Layla a toute juste six mois lorsque le Hamas attaque Israël le 7 octobre 2023, et lorsqu'Israël riposte et bombarde la bande de Gaza pendant des mois, la réduisant en ruines. Son père, puis sa mère, ont raconté leur histoire sur un site Internet et lancé un appel aux dons. «Nous avons tout perdu. Nous avons l'impression que la vie nous a fermé ses portes», écrivent-ils. Nous avons publié des extraits de leur blog. Une grande partie de ces extraits a été fact-checkée à l'aide de photos et d'autres sources, mais certains détails n'ont pas pu être vérifiés.
La fuite
13 août 2024: «Notre maison de rêve a été détruite et la vie est devenue difficile», écrit le père de Layla, aujourd'hui décédé, sur son blog. La famille a fui vers le sud de la bande de Gaza, où elle vit sous une tente. Mais là non plus, elle n'est pas en sécurité.
Les roquettes
15 août 2024: «Aujourd'hui, la maison à côté de chez nous a été attaquée. Des éclats d'obus sont tombés sur notre tente. Sans l'aide de Dieu, nous serions blessés ou morts.» Au cours des mois qui suivent, le père de Layla donne régulièrement des nouvelles de la zone de guerre. Il écrit qu'il devient de plus en plus difficile de se procurer de la nourriture, des boissons et des médicaments. A cause de leur situation précaire, la petite Layla souffre de graves maladies gastro-intestinales. Il lui arrive de ne pas manger pas pendant des jours. En octobre, elle contracte une maladie du foie, l'hépatite A, selon le blog.
Le froid
Décembre 2024: Les nuits sont plus froides, la faim plus tenace. Comme l'écrit son père, les denrées alimentaires de base suffisent à peine. Il demande à nouveau des dons. «Il nous manque les vêtements d'hiver nécessaires pour nous réchauffer. La guerre nous a tout pris.» La nuit, la température descend en dessous des 10 degrés. Des photos montrent Layla portant des sandales et un sweat à capuche rose.
Le retour
Janvier 2025: La famille retourne à Gaza ville. Il ne reste plus rien de leur ancienne maison. «La destruction est indescriptible. Nous n'avons pas de toit sur la tête, nous sommes sans abri.»
Explosion des prix
5 avril 2025: C'est le printemps. «Nous ne pouvons même plus nous permettre d'acheter de la farine pour notre famille. Nos enfants vont se coucher affamés. Nos cœurs sont remplis de tristesse et d'impuissance.» A partir du mois de mai, les rapports d'organisations internationales et de témoins oculaires sur la famine dans la bande de Gaza se multiplient. La situation s'aggrave chaque semaine, les enfants sont particulièrement touchés. Selon le Fonds des Nations Unies pour l'enfance (Unicef), à la fin de l'été, un enfant sur cinq souffre de malnutrition sévère à Gaza ville, ce qu'Israël contredit fermement.
La famine
30 mai 2025: «Ma petite fille pleure tous les jours – pas parce qu'elle est malade ou qu'elle a peur, mais parce qu'elle a faim. Elle rêve d'un morceau de pain, d'un petit morceau de fruit ou d'une simple gorgée de lait. Je m'assois devant elle, impuissante, et j'aimerais pouvoir lui donner mon cœur, si seulement il pouvait remplir son petit estomac.»
L'attaque
23 juillet 2025: Lors d'une attaque de missiles, Layla perd son père et ses quatre frères et sœurs. Elle est elle-même grièvement blessée. C'est désormais sa mère qui tient le blog. Elle écrit: «J'ai été blessée sur tout le corps et j'ai perdu une partie de mes phalanges.» Elle poste une photo de cinq sacs mortuaires. Layla aussi a été gravement blessée. Sa jambe est très amochée, son fémur est brisé. Il lui manque des tissus et de la peau. Elle a besoin d'une opération en urgence, mais c'est impossible dans une zone de guerre. La mère de Layla décrit aussi cette journée dans une vidéo de l'Organisation mondiale de la santé (OMS), que Blick a pu consulter. «Layla et moi avons rampé sous les décombres», dit-elle. La petite fille ne peut plus marcher et est fortement traumatisée. Quand soudain arrive une nouvelle salvatrice: «Ils nous ont appelés pour nous dire que Layla avait reçu l'autorisation de voyager en Suisse. Espérons qu'elle redeviendra bientôt la Layla que nous connaissons.»
L'OMS a enregistré environ 20'000 civils pour un sauvetage de la bande de Gaza, dont 4000 enfants. Plusieurs Etats s'activent. La Première ministre italienne de droite nationale Giorgia Meloni fait venir des enfants de la bande de Gaza par avion. Le gouvernement travailliste de Grande-Bretagne fait de même. Plus de 5000 garçons et filles blessés ont déjà pu être évacués de la zone de combat. Mais l'OMS rapporte aussi que 140 d'entre eux sont morts en attendant les secours.
La Suisse plus frileuse
En Suisse, l'accueil de 20 enfants gazaouis divise. Plusieurs cantons, dont Zurich, Berne et l'Argovie, refusent, notamment parce qu'ils devraient prendre en charge les frais médicaux. Pour ne rien arranger, le fait que les enfants soient accompagnés par quatre membres de leur famille au maximum, qui peuvent demander l'asile en Suisse, suscite des critiques.
Le 24 octobre, les sept premiers enfants gazaouis sont arrivés en Suisse. Parmi eux se trouve Layla. La Confédération donne plus d'informations sur les détails de l'opération lors d'une conférence de presse. Tous les enfants arrivés par avion auraient subi de graves blessures de guerre, l'un d'entre eux aurait reçu une balle d'un sniper.
Le sauvetage
3 novembre 2025: La dernière entrée du blog pour l'instant. La mère de Layla prend contact avec nous depuis un hôpital en Suisse. Des photos montrent la fillette de deux ans en pyjama Minnie. Elle tenait aussi une peluche de Mickey lorsqu'elle était allongée sur une couchette dans un hôpital de Gaza après l'attaque de roquettes en juillet, la jambe rafistolée avec les moyens du bord. Sa mère exprime un dernier souhait: elle espère que Layla se guérira et qu'elle retrouve son enfance perdue.
*Prénom d'emprunt