Une peur ancestrale dans les Alpes
Après la catastrophe de Blatten, la population des montagnes suisses va-t-elle décroître?

Après le grand éboulement, des voix s'élèvent en plaine pour demander l'abandon des hautes vallées. Les politiques mettent donc en garde contre la désintégration de la Suisse. Dans les régions alpines, de vieilles craintes de dépeuplement se réveillent.
Publié: 08.06.2025 à 18:13 heures
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Dernière mise à jour: 08.06.2025 à 18:32 heures
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De nombreux habitants ont soulevé des interrogations sensibles: peut-on encore vivre dans de telles régions, et à quel coût?
Photo: keystone-sda.ch
Dimitri Faravel
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Dimitri Faravel et Rebecca Wyss

Le sujet est très délicat. Peu après l'éboulement qui a enseveli Blatten, de nombreux habitants ont posé des questions qui fâchent: doit-on encore pouvoir habiter de telles régions? Si oui, à quel prix? Ne vaudrait-il pas mieux évacuer certaines hautes vallées? «Non!», leur crie-t-on depuis le Valais. La conseillère d'Etat Franziska Biner juge cette attitude «impertinente».

Tout le monde est d'accord sur le fait que la population des montagnes doit être protégée. Mais comment? Et surtout, avec quel budget? Dans les pages de la «Neue Zürcher Zeitung», le conseiller aux Etats du Centre Beat Rieder parle d'un «processus de désintégration». Selon lui, si la Suisse ne veut pas assurer ses montagnards, elle est fichue.

L'homme contre la montagne

Ces réactions ne surprennent pas l'historien Jon Mathieu. Il a consacré toute sa vie professionnelle à la recherche sur les habitants des montagnes. «En vérité, les craintes de dépeuplement existent en ce qui concerne les Alpes suisses depuis le 19e siècle, et elles s'activent à chaque fois lors d'un événement comme celui de Blatten.»

La vie dans les montagnes a longtemps été rude. Les dangers naturels constituaient une menace permanente.
Photo: Keystone

De tout temps, les Alpes se sont dressées contre les hommes. Par des éboulements, des coulées de boue, des avalanches. Rien que pendant le petit âge glaciaire (1350-1860), les glaciers sont descendus très loin et ont détruit de nombreuses fermes, églises, voire parfois des villages entiers.

Les humains ont exprimé leurs peurs de la montagne dans plusieurs légendes. A l'heure d'aujourd'hui, celle intitulée «Der Untergang von Lötschen» («Le naufrage de Lötschen» en français») sonne comme une prophétie: «Blatten est miné par les escargots blancs. Le glacier suspendu frappera Wiler. Et Kippel, construite sur des aulnes noirs, sera emportée par la Lonza».

La conquête de l'Amérique

Ces dangers mortels sont inscrits dans l'ADN des montagnards. D'autant plus qu'au 19e siècle, un autre phénomène bouleverse le monde: la révolution industrielle. Elle donne aux villes de Suisse un essor économique et prive par conséquent les montagnes d'habitants qui y trouvaient du travail. Et leur exode dépasse parfois les frontières helvétiques.

Selon l'historien Jon Mathieu, à partir de la fin du 19e siècle, des montagnards traversent l'Atlantique. Les Valaisans fondent notamment des colonies en Argentine, tandis les Tessinois et les Glaronais immigrent aux Etats-Unis. La part des habitants des Alpes dans la population totale fond comme neige au soleil entre 1850 et 1950, de 19 à 15%.

Comment lutter contre le dépeuplement des Alpes?

Cette désertion de la montagne inquiète. Une croix de pierre géante, qui se trouve aujourd'hui dans le canton d'Uri sur le Piz Calmot, en est le symbole. Les montagnards ont érigé ce monument en l'honneur du journaliste et ancien conseiller national Georg Baumberger (1855-1931). L'inscription «Ex montibus salus» qui y est gravée signifie « Le salut vient des montagnes ».

En 1926, cet homme politique porte au Palais fédéral une préoccupation dont personne ne se soucie en plaine à cette époque: le dépeuplement des montagnes. Il demande une enquête qui permettrait de connaître précisément le nombre d'habitants, leur manière de vivre, la nature de leur travail et la santé de leur économie. En d'autres termes, Georg Baumberger veut savoir à quel niveau cette population a besoin d'aide.

Au début du 20e siècle, la pauvreté était omniprésente dans les montagnes.
Photo: Keystone

Sous la Coupole, il tient en outre un discours d'avertissement: «Si notre génération devait capituler sans se battre, sans même oser faire une tentative sérieuse pour empêcher ce désastre... ce serait indigne de nous, presque lâche».

«Ils ne sont pas seuls»

Les mots du conseiller national font mouche et toute la Suisse s'inquiète soudainement pour ses montagnards. Les journaux en remplissent leurs colonnes: La «NZZ» évoque les «dangers» et le «pain quotidien» que les Alpes apporteraient aux hommes.

Le Parlement réagit lui aussi. En 1929, il élargit la loi sur l'agriculture en y ajoutant des postes qui prévoient de soutenir les régions de montagne et les petits paysans.

L'agronome renommé de l'EPFZ Hans Bernhard (1888-1942) élabore même une étude sur la vallée de Bedretto au Tessin, dans laquelle il conclut que l'on ne peut pas, pour des raisons de politique nationale, «regarder nos plus belles régions du pays se désertifier économiquement. Les montagnards doivent avoir la certitude qu'ils ne sont pas seuls dans leur combat.»

Chasser les montagnards? Essayez pour voir

Dans les années 1940, la Confédération a de grands projets pour le canton d'Uri: elles veulent créer un lac de barrage pour approvisionner le pays en énergie. Mais pour cela, les communes d'Andermatt, Hospenthal et Realp doivent disparaître sous les flots. Plus de deux mille personnes devraient tout abandonner et déménager docilement. Une simple formalité pour les autorités.

Mais le 19 février 1946 voit naître un grand soulèvement populaire. A Andermatt, 300 villageois se rassemblent, saccagent les bureaux de l'administration bernoise, et chassent un ingénieur mandaté par la Confédération à grands coups de pieds dans le derrière. Le projet est abandonné.

Si l'on regarde l'histoire, le peuple des montagnes n'est des plus faciles à déloger. Mais les impératifs sécuritaires, environnementaux et, par conséquent, économiques finiront-ils par avoir raison de sa ténacité? Cela, l'avenir nous le dira.

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