La coïncidence ne pouvait pas être plus éloquente. Au moment même où Liz Truss s’est présentée devant la porte du 10, Downing Street pour annoncer sa démission après seulement six semaines au pouvoir, les chefs d’État ou de gouvernement des 27 pays de l’Union européenne entamaient leur sommet trimestriel à Bruxelles.
Symbole, douleur et implacable réalité. La descente aux enfers de la politique britannique, et la chute de cette Première ministre nommée par la reine Elizabeth le 6 septembre, deux jours avant sa disparition, portent la marque indélébile du Brexit. Un piège dont le pays n’a pas réussi, trois ans après le référendum du 23 juin 2016, à se dépêtrer. Explications.
Liz Truss, d’abord victime d’elle-même
La Première ministre britannique de 47 ans croyait avoir réussi l’impossible: s’imposer à la tête d’un parti conservateur déchiré, et outrageusement dominé par la personnalité de son prédécesseur, Boris Johnson, démissionnaire le 7 juillet après le scandale du «partygate». Mieux: cette élue «Tory» du nord de l’Angleterre pensait avoir trouvé le remède pour redresser un Royaume-Uni où l’inflation galope, jusqu’à atteindre 10% en septembre. Son programme très libéral consistait à mettre en œuvre des baisses massives d’impôts, en particulier les 45% d’impôts sur les plus hauts revenus.
Objectif? Relancer l’économie par l’offre… au moment même où l’Europe entière plie sous le poids d’une possible pénurie d’énergie cet hiver et de la contraction du commerce mondial. Autant dire que Liz Truss, pour plaire à la frange la plus droitière de son parti conservateur, avait oublié une réalité incontournable: celle de la crédibilité économique. La livre britannique a aussitôt plongé, les marchés financiers se sont cabrés, son ministre des Finances, Kwasi Kwarteng, a dû démissionner. Ce qui a relancé la guerre de tranchées au sein d’un parti «Tory» fracturé. Le coup de grâce a été donné mercredi 19 octobre par la démission de la ministre de l’Intérieur, Suella Braverman. Rester ainsi fragilisée au 10, Downing Street était juste impossible.
Retrouvez ici l’annonce de la démission de Liz Truss:
Liz Truss, victime de Boris Johnson et du Brexit
On connait l’histoire, mais il faut la répéter: la Première ministre britannique démissionnaire avait, le 23 juin 2016, voté… pour le maintien de son pays dans l’Union européenne! C’est après la victoire du «Leave» que celle-ci a tourné casaque, pour devenir l’un des plus fidèles soutiens de Boris Johnson, alias «Bojo», devenu chef du gouvernement le 24 juillet 2019 après avoir humilié sa prédécesseure, Theresa May. Liz Truss s’est alors d’abord positionnée, au sein du parti conservateur qui a remporté les élections de décembre 2019, comme la porte-voix des classes populaires face à un autre rival, l’ancien Chancelier de l’Echiquier (ministre des Finances) Richi Sunak. Ses volte-faces se sont multipliées, au point de la voir, durant l’été, faire campagne pour un budget basé sur une baisse massive des impôts, alors que le besoin de soutien public est énorme dans un pays marqué au mois d’août par une décroissance de -0,3%.
Liz Truss, victime du Brexit? Oui, car elle s’est très vite révélée incapable de tenir ses promesses, y compris sur l’épineux dossier de la frontière entre les deux Irlande. Oui, car contrairement à Boris Johnson, sa popularité personnelle lui a cruellement manqué pour s’imposer. Oui, enfin, car plus que jamais, le Royaume-Uni a besoin d’une solidarité européenne et du marché de l’Union pour s’approvisionner et faire évoluer ses produits. Vladimir Poutine a tranché avec la guerre en Ukraine: impossible, pour une économie si fortement connectée au continent que celle du Royaume-Uni, de faire cavalier seul. D’autant que ses ressources pétrolières et gazières en mer du Nord s’épuisent et ne lui permettent plus de fonctionner en autarcie.
Liz Truss, victime d’un pays politiquement épuisé
La disparition de la reine Elizabeth II, le 8 septembre dernier, a jeté un voile noir sur le Royaume-Uni, entré dans une période de deuil qui a donné lieu à une profusion d’images et de condoléances dans le monde entier. Sauf que maintenant, les questions douloureuses refont surface. Le roi Charles III, qui sera officiellement couronné le 6 mai 2023, parviendra-t-il à incarner le royaume aussi bien que sa mère? Le parti conservateur, nettement victorieux aux législatives de décembre 2019 (avec 365 sièges, soit le nombre et la proportion de sièges les plus élevés depuis 1987, et la plus importante du vote populaire depuis 1979) peut-il s’extirper des querelles de personnes? Le parti travailliste, dans l’opposition, peut-il redevenir crédible sous la direction de son nouveau leader, l’avocat Keir Starmer?
Boris Johnson avait un atout maître: sa popularité. Il avait aussi su capitaliser ces derniers mois sur l’aide à l’Ukraine et son alignement militaire sans faille derrière les Etats-Unis. Mais ce populiste patenté, cynique à souhait, est aujourd’hui démonétisé par ses frasques, même si certains observateurs le voient un jour revenir dans la course au 10, Downing Street. Lui et Liz Truss laissent derrière eux un champ de mines. Leur parti est exsangue. Le pays est moqué. La démocratie parlementaire britannique chancelle.
Mais attention: pour l’heure, la solution demeure dans les mains du parti conservateur, puisque la Première ministre sortante n’a pas provoqué d’élections anticipées. Preuve que les règlements de comptes internes, qui paralysent le Royaume-Uni, ne sont donc pas terminés...