Sa famille la fait traquer par des détectives
Pour vivre librement son amour lesbien, une jeune Qatari s’est réfugiée en Suisse

Profitant d’un voyage en Suisse, une jeune femme qatari a fui sa famille pour vivre son amour avec sa partenaire. Depuis, ses proches la traquent pour la ramener.
Publié: 01.06.2025 à 06:09 heures
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Les droits des femmes au Qatar restent limités.
Photo: Getty Images
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Andreas Schmid

C'est une journée maussade et pluvieuse du mois de décembre 2024. L'appartement ancien, situé quelque part en Suisse alémanique, n'est pas non plus très accueillant. Une femme d'une vingtaine d'années est assise dans un coin.

Elle regarde le journaliste avec méfiance et anxiété. D'une voix douce, elle répond aux questions. Au fil de la conversation, menée en anglais, son histoire se dévoile.

«
Il était impossible de leur expliquer les raisons de ma fuite
»

La jeune femme, qui ne révèle pas son nom, s'est réfugiée ici. Elle a profité d’un voyage familial en Suisse pour s’éloigner discrètement et ne pas rentrer avec ses proches. À Doha, la capitale du Qatar, elle avait minutieusement préparé sa fuite. Grâce à une organisation de protection, elle s'est ensuite cachée pendant plusieurs semaines en Suisse. La raison? Elle voulait vivre son histoire d'amour avec une femme. 

Riche mais malheureux

Son père fait partie de l'élite de Doha: la famille de cinq enfants, composée de trois filles et deux fils, est respectée et peut s'offrir une vie luxueuse. Mais il est inacceptable que la fille aînée soit attirée par une femme. «Le fait que je sois lesbienne est incompatible avec le mode de vie de ma famille», raconte l’ancienne étudiante de l’Université de Doha. 

«
L’homosexualité est interdite, je n'avais pas d'autre choix
»

En 2021, elle a fait la connaissance d'une femme à l'étranger via la plateforme de réseaux sociaux Discord, avec laquelle elle a échangé, s'est progressivement rapprochée et dont elle est finalement tombée amoureuse, explique la Qatari. L'homosexualité est interdite au Qatar: les couples de même sexe qui s'affichent en public dans cet Etat désertique sont punis. La jeune femme confie qu’elle se projetait avec sa compagne, un avenir incompatible avec les valeurs de son entourage et de son pays.

De multiples interdictions

Comment une famille qui n’autorisait sa fille à faire du sport que dans des lieux séparés et fermés, et qui lui interdisait de conduire, aurait-elle pu accepter une relation lesbienne? «Mon père ne me laissait pas conduire parce qu'il trouvait que ce n'était pas approprié pour les femmes», raconte notre interlocutrice. 

Il aurait justifié sa décision par le fait que «les femmes sont trop émotives pour cela». Elle n’avait pas non plus le droit de fréquenter des personnes de son âge en dehors de l’école, des cours organisés ou de l’université.

Des rêves de liberté

Grâce à ses échanges avec sa compagne, elle découvre que d’autres personnes peuvent vivre libres, sans ces barrières. «Cela m’a rendue beaucoup frustrée», dit-elle. La jeune femme nous confie que sa cousine a été fiancée de force à l'âge de 17 ans, et qu'elle aussi avait été menacée d'un mariage arrangé en 2025.

«Aide-moi», aurait-elle écrit un jour à sa confidente. Sans s’être jamais vues, les deux femmes décident alors de se rejoindre.

Une question de réputation

Sa famille n’a évidemment pas été informée de sa décision, la jeune femme ne leur a pas donné d’explication. Elle dit avoir eu une bonne relation avec ses frères et sœurs, et avoir aimé ses parents. «Mais il était impossible de leur expliquer mes raisons.» Les règles étaient claires: «L’homosexualité est interdite.» La réputation de la famille était en jeu.

À ce dilemme moral s’ajoute pour la jeune femme une conséquence radicale: couper les ponts avec sa famille. Cela a été extrêmement difficile et a pris du temps, dit-elle. «Mais je n’avais pas d’autre choix.»

Un plan délicat

Pendant des mois, les deux femmes échangent sur la manière et le moment de la fuite, et sur l’endroit où commencer une nouvelle vie: un voyage en Suisse avec sa famille à la fin de l’année 2024 lui offre cette opportunité. Sa partenaire organise à distance sa disparition en Suisse.

Et c’est ainsi que la jeune femme se retrouve, ce jour de décembre morne, cachée dans un appartement en Suisse alémanique. Sa famille est rentrée au Qatar, mais fait désormais tout pour ramener sa fille disparue.

Le père a fait appel à la police pour la retrouver. Mais comme la jeune adulte est partie de son propre gré, aucune recherche officielle n’est lancée. Même la demande de la famille de bloquer son passeport est juridiquement infondée.

La famille ne lâche rien

Rapidement, des avocats de la famille contactent les autorités suisses, et des détectives privés traquent la jeune femme. Elle et sa compagne ont laissé beaucoup de traces numériques, ce qui permet aux personnes qui les traquent d’avoir des informations sur leur fuite, leurs contacts électroniques, leurs personnes de confiance. Une surveillance qui effraie les jeunes femmes. 

Pour sa sécurité, nous avons choisi de ne raconter cette histoire que maintenant, bien après que la jeune femme ait quitté la Suisse et vive maintenant en sécurité avec sa compagne, très loin d’ici. Une personne proche raconte que même après leur départ, des détectives privés ont interrogé leur entourage. «La famille ne lâche pas leur fille.» Le passage vers ce type de vie est incompatible avec l’honneur d’un clan respecté au Qatar.

Le long bras du Qatar

La jeune femme ne veut pas vivre dans un pays où l’influence persistante du Qatar peut l'atteindre. Elle sait que ce départ est définitif. Adieu à sa famille, son foyer, son pays natal. Une réconciliation avec ses proches est exclue, leurs traditions et leurs valeurs sont trop profondément enracinées, dit-elle d’une voix tremblante.

Même si son histoire d’amour est née en ligne et que leur relation a encore peu été vécu dans la vie réelle, elle ne s'en inquiète pas. Le long chemin parcouru pour retrouver sa compagne, ainsi que leur plan d’évasion mené ensemble renforcent sa conviction d’avoir pris la bonne décision.

Elle admet toutefois que le doute s’invite parfois: «Ce que je fais est dangereux», confie-t-elle. Sa vie en liberté n'est pas encore insouciante.

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