Il est l’homme d’un jardin. Dans l’Eure, cette terre de Normandie dont il présida le Conseil départemental entre 2015 et 2017, Sébastien Lecornu aime se ressourcer et accueillir ses visiteurs au milieu des arbustes et des massifs de fleurs de la maison de Claude Monet, à Giverny. L’antre d’un peintre impressionniste obsédé par les couleurs transformé en repaire pour un politicien qui a, depuis son adolescence, le goût des costumes sombres et la foi catholique chevillée au corps.
Sébastien Lecornu, 39 ans, voulait, dans sa jeunesse, entrer dans les ordres. Il s’est d’ailleurs, à plusieurs reprises depuis sa nomination comme Premier ministre par Emmanuel Macron le 9 septembre, défini comme un «moine soldat». Mais que cache son armure d’élu, forgé dans les couloirs de l’Assemblée nationale lorsqu’il était assistant parlementaire d’un député normand, à partir de l’âge de 19 ans?
Vers un destin présidentiel?
«Je connais mon Sébastien. Son ambition est inversement proportionnelle à sa posture. Vous verrez. Il se positionnera pour la présidentielle après Macron», lâchait devant nous, en pleine crise politique dimanche 5 octobre, le directeur d’une chaîne de télévision française d’information en continu.
Vrai? Si soignées et si entretenues, les floraisons du jardin et du musée de Giverny, dont il est le président, sont-elles propices aux embuscades politiques? «Pas encore quadragénaire, le Normand est en réalité un pur produit du vieux monde», raillait «Le Canard enchaîné» après sa nomination à la tête du gouvernement français, en remplacement de François Bayrou. En clair: le changement à la mode Lecornu n’est qu’une apparence. Élu de droite conservateur (il est Sénateur de l’Eure, mais il n’a jamais siégé à la chambre haute), ce dernier n’est pas l’apôtre de la transformation de la France comme le fut l’actuel président français. Il est d’abord l’homme de la continuité.
Père technicien, mère aide médicale
Retour sur une carrière que tout le monde, en France, décortique depuis un mois. Années 1980. Sébastien Lecornu grandit en région parisienne, entre un père technicien dans l’aéronautique et une mère secrétaire médicale. Emmanuel Macron est son aîné de quelques années. Le chef de l’Etat est originaire d’Amiens, capitale de la Picardie, terre de brouillard, de canaux et de commerçants.
Son nouveau Premier ministre a choisi comme terre électorale la tranquille Normandie, terre d’élevage et de vaches laitières. Un pays où l’on sait compter l’argent, trait d’union entre paris et la France de l’Ouest, mais aussi terre de grands départs avec le port du Havre dont le maire n’est autre que l’ancien Premier ministre Edouard Philippe.
«Lecornu règne en patron sur son département de l’Eure explique un éditorialiste de Paris Normandie, le quotidien local qui prend garde à ne pas fâcher celui qui vient de prendre ses quartiers à l’Hôtel Matignon. C’est un politicien à l’ancienne. Pour lui, tout est donnant-donnant». Un «moine soldat» dédie sa vie à Dieu et au grand maître de son ordre religieux. Sébastien Lecornu a choisi pour modèle un politicien venu d’ailleurs, qu’il aurait pu ne jamais rencontrer.
Il ne fait pas confiance
Lorsqu’en 2015, Emmanuel Macron squatte le devant de la scène médiatique comme ministre de l’Economie, le politicien normand s’agace de ce «phénomène» qui, bientôt trahira celui qui l’a promu: l’ancien président socialiste François Hollande. Lecornu roule alors pour le candidat conservateur François Fillon, l’homme de la Sarthe, au sud de la Normandie. Il se voit déjà ministre, dans un gouvernement de droite, pressé de prendre sa revanche sur ce quinquennat social-démocrate qui s’achève par un massacre présidentiel en règle.
Sur son bureau à Vernon, la ville de 25'000 habitants sur les bords de la Seine dont il a été élu maire en 2014, l’intéressé aime d'ailleurs laisser bien en vue le livre «Un président ne devrait pas dire ça» (Ed. Fayard) des journalistes Gérard Davet et Fabrice Lhomme. A un visiteur, il lâche même un jour: «La tragédie de Hollande est d’avoir trop fait confiance. La confiance, c’est une fissure. Elle vous expose. Elle vous lie. Elle vous fragilise.» Traduction: je ne ferai pas la même faute que le locataire de l’Elysée.
Une rencontre, pourtant, va tout changer. Sébastien Lecornu admire les forces de l’ordre et les armées (qu’il dirigera par la suite). Officier de réserve dans la gendarmerie, il commande régulièrement des exercices avec de jeunes recrues. Or le voici, en pleine campagne présidentielle de 2016 et en pleine affaire Fillon, confronté à un autre jeune normand désireux de faire carrière: Alexandre Benalla. Celui-ci, aujourd’hui installé en Suisse où il possède une entreprise active dans le domaine de la sécurité, s’attire vite la sympathie de son chef.
Tous deux échangent. Passé par le service d’ordre du Parti socialiste, Benalla officie, à l’époque, dans l’entourage d’Emmanuel Macron. Il est fait l’homme à tout faire. Le messager. Le protecteur. «Macron ne voulait pas rencontrer Lecornu. Ça ne l’intéressait pas, jure un ancien sénateur du camp présidentiel. Il a donc envoyé l’un de ses plus proches conseillers de l’époque, Ismaël Emelien, pour discuter avec ce drôle de Normand». Bingo. Le retour est très positif. L’axe Lecornu-Macron est né.
Avec Macron, plus qu'une entente
Antoine Oberdorff est journaliste au quotidien «L’Opinion», pour lequel il assure le suivi de l’exécutif français. «Il y a entre ces deux hommes plus qu’une entente professionnelle. L’un avait besoin de l’autre. Et vice versa.» Lecornu connait le terroir ignoré par Macron. Lequel offre au contraire au maire de Vernon son réseau d’intellectuels, de communicants, de gens «qui brillent» à Paris.
Macron irradie quand Lecornu tempère par son côté «plouc». Le premier prend la lumière. Le second se forge dans l’ombre. «Jupiter» avance seul, à la manière d’un Bonaparte. L’élu Normand est obsédé par les réseaux. Ses amis Francs-Maçons le soutiennent. Et voilà, surtout, que Lecornu devient un pont entre deux hommes: Emmanuel Macron et Bruno Le Maire, qui est l’un de ses mentors. Toujours professeur invité à l’université de Lausanne à l’heure d’écrire ces lignes, Le Maire est un surdoué et un surdiplômé, pure incarnation de l’élite française. Le Maire écrit. Il est agrégé de lettres, ancien élève de la prestigieuse Ecole Normale supérieure. Mais Macron, comme lui, manquent l’un et l’autre d’enracinement dans le réel. Leur «moine soldat» sert à ça.
Un traitre ou pas?
Georges Clemenceau, le «Tigre» de la Seconde Guerre mondiale, avait une jolie définition de la traîtrise. «Un traître est celui qui quitte son parti pour s’inscrire à un autre; et un converti, celui qui quitte cet autre pour s’inscrire au vôtre». C’est le portrait tout craché de Sébastien Lecornu lorsqu’il décide, en 2017, après l’élection d’Emmanuel Macron, de rejoindre ce prodige politique avec son mentor Bruno Le Maire et son ami de toujours Gérald Darmanin (ministre de la Justice dans son gouvernement).
A une différence près: Lecornu donne l’impression de ne vivre que pour la politique. Le Maire publie des romans, dont certains contiennent des passages carrément pornographiques. Darmanin a une réputation de dragueur qui lui vaudra une plainte pour viol (classée par la justice). «Sébastien», lui, reste très secret sur sa vie privée. Pas d’écarts connus. Juste un peu de whisky et quelques cigares. Sa compagne n’est pas sur les photos. La rumeur le dit même homosexuel. L’archétype de l’apparatchik. Son allure fait le reste: pas la carrure d’un conquérant. Mais le dos rond d’un maquignon, d’un négociateur, d’un archevêque.
Sa part de sincérité
Olivier Faure, le leader du parti socialiste français, fut autrefois le directeur de cabinet de François Hollande, lorsque celui-ci dirigeait le PS. Son ex-patron, tout le monde le reconnait, était un expert en tactique politicienne. Or Sébastien Lecornu joue, selon lui, dans cette même catégorie: «Il n’a pas beaucoup d’affect. Il sait prendre sur lui. Il sait mettre en avant sa part de sincérité» jugeait-il récemment lors d’un échange avec les journalistes. Son passage à la tête du ministère des Armées, entre 2022 et 2025, lui a donné le goût de l’international.
Contrairement à l’Outre-mer, dont il n’a pas compris le ressentiment colonial – faisant notamment voter une loi électorale qui a provoqué des émeutes graves en Nouvelle-Calédonie – l’Etat-Major est un cadre qui lui convient. Droit. Avec cette passion de servir en bandoulière. «Sébastien est un fana mili» juge Henri Vernet, éditorialiste au «Parisien».
Mais que pense-t-il vraiment, lui qui revendique son appartenance à la «droite sociale»? Contrairement à Emmanuel Macron, surnommé «le président des riches», Sébastien Lecornu n’a pas le numéro de portable des milliardaires français tels que Bernard Arnault, François Pineau ou Xavier Niel. Macron fut banquier d’affaires chez Rothschild. Lecornu, s’il avait travaillé dans la finance, aurait plutôt dirigé une agence bancaire dans un quartier bourgeois, dans une ville de province. Il n'est d'ailleurs pas opposé à cette taxe sur les super riches qui fait flipper Macron. Sa perméabilité à des concessions sociales est plus grande.
Le notaire et le poète
«Chaque notaire porte en soi les débris d'un poète» écrivait Gustave Flaubert dans «Madame Bovary», roman normand par excellence. Lecornu est ce notaire, en train de recalculer les conséquences de la suspension de la réforme des retraites qu’il vient finalement d'accepter pour obtenir le soutien du PS à l’Assemblée nationale. Avec succès.
Gare toutefois: le «moine soldat» Lecornu, surnommé «Le Cornichon» par la presse anglosaxonne, ne fait pas que prier ou accompagner la salade politique. Il sait lire les chiffres et les courbes de popularité. Macron a aujourd'hui moins de 15% d’opinions favorables. La rébellion politique de cet étonnant Premier ministre français, autorisée par la «carte blanche» que lui a laissé le président pour permettre la survie de son gouvernement, ne fait sans doute que commencer.