Des «safaris de tireurs d’élite»: c’est ainsi que des témoins décrivent la chasse à l’homme morbide à laquelle auraient participé des touristes fortunés durant le siège de Sarajevo, dans les années 1990. Ils auraient déboursé entre 74'000 et 92'000 francs actuels pour tuer, depuis les collines serbes, des enfants, des femmes et des hommes pris au piège dans la ville assiégée, rapporte le «Telegraph» ce mercredi 12 novembre.
Le parquet de Milan a ouvert une enquête après la plainte du journaliste et romancier italien Ezio Gavazzeni. Celui-ci décrit des «personnes très riches», passionnées d’armes, qui auraient payé une fortune à des forces serbes pour «abattre des civils sans défense». Il évoque «une centaine» de participants. La Serbie dément formellement ces accusations.
Le siège de Sarajevo, le plus long de l’histoire moderne (1992–1996), a coûté la vie à plus de 11'000 civils. La Yougoslavie était déchirée par la guerre, la capitale de la Bosnie-Herzégovine était encerclée par les forces serbes et vivait sous les tirs constants de snipers et de mortiers.
Des prix selon la «cible»
Les témoignages recueillis par Ezio Gavazzeni et des enquêteurs italiens décrivent une réalité encore plus glaçante: il aurait existé une grille de prix pour ces assassinats. «Les enfants coûtaient plus cher, puis les hommes, surtout s’ils portaient un uniforme, les femmes ensuite. Les personnes âgées pouvaient être tuées gratuitement», affirme l’écrivain.
Les allégations évoquent des touristes d’extrême droite, originaire notamment d’Italie, des Etats-Unis et de Russie, venus avec leurs fusils de précision pour tirer sur des Bosniaques terrifiés, «pour le plaisir». Ils auraient été motivés par leur sympathie à la cause serbe ou la soif de faire couler du sang ou une combinaison des deux.
«Cruauté et motifs abjects»
Des récits similaires avaient filtré au fil des ans, sans jamais aboutir à des poursuites. Cette fois, les éléments apportés par Ezio Gavazzeni pourraient changer la donne. Il a notamment récolté des informations d’un officier bosnien du renseignement militaire, qui lui-même les aurait obtenues d’un soldat serbe capturé.
Le dossier est désormais entre les mains du procureur italien antiterroriste Alessandro Gobbis, qui cherche à identifier les Italiens impliqués. Ils pourraient être poursuivis pour «homicide volontaire aggravé par la cruauté et des motivations abjectes».
«Comme si de rien n'était»
En 2007, l’ancien marine américain John Jordan avait témoigné devant le tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie que des «snipers touristes» venaient à Sarajevo pour tirer sur des civils, racontant avoir vu un homme équipé «d’une arme plus adaptée à la chasse au sanglier qu’au combat urbain». Il avait ajouté que l'individu maniait l'arme comme «un novice».
Selon l’officier bosnien cité par Ezio Gavazzeni, ses services auraient alerté, fin 1993, le renseignement militaire italien (Sismi). Début 1994, ils auraient reçu une réponse: les Italiens auraient découvert que des touristes partaient de Trieste avant de rejoindre les collines au-dessus de Sarajevo.
«Nous avons mis fin aux safaris», auraient alors assuré les services italiens. Les expéditions auraient cessé quelques mois plus tard. Gavazzeni se dit horrifié: «Ils ont quitté Trieste pour une chasse à l’homme, puis sont rentrés chez eux comme si de rien n’était. Respectés par leur entourage.»
Un cas russe filmé
Un épisode est documenté: en 1992, l’écrivain et politicien nationaliste russe Eduard Limonov a été filmé tirant à la mitrailleuse lourde depuis les hauteurs de Sarajevo. Mais il ne s’agissait pas d’un «safari payant»: il était l’invité de Radovan Karadzic, chef serbe de Bosnie, plus tard condamné pour génocide et crimes contre l’humanité. Le politicien nationaliste russe était là en admirateur, lâchant: «Nous, les Russes, devrions prendre exemple sur vous.»
Si les faits venaient à être confirmés, ils dévoileraient l’un des volets les plus sinistres du siège de Sarajevo: celui d’hommes venus de l’étranger pour transformer une guerre en terrain de jeu meurtrier. Trente ans plus tard, l’enquête italienne pourrait être la première à tenter de rendre justice à ces victimes invisibles, celles dont la mort avait été monnayée comme une attraction.