A la marche pour Gaza
J'ai passé la nuit dans une cellule égyptienne

En Egypte pour couvrir la marche pour Gaza, j'ai été embarquée par les autorités égyptiennes lors d'un sit-in pacifique. Entre violence, détention illégale et solidarité, récit d'une longue nuit en cellule.
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Marche pour Gaza: Témoignage d'une nuit en cellule au Caire
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Camille BertholetCreative Content et Distribution Lead
Publié: 16.06.2025 à 17:23 heures
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Dernière mise à jour: 16.06.2025 à 17:30 heures

Rayan a 25 ans, habite à Lausanne et a la langue bien pendue. Il a l’habitude de manifester pour les causes qui lui tiennent à cœur. Pourtant, quand nous sommes assis de force dans un mini-bus par les autorités égyptiennes qui nous ont confisqué passeports et téléphones, Rayan, cheveux colorés et tatouages détaillés, vomit par la fenêtre, sous les quolibets moqueurs de quelques policiers zélés. 

Le vendredi 13 juin, les organisateurs de la marche pour Gaza avaient pourtant annoncé des négociations avec les autorités du pays, dans le but d’enfin autoriser leur action. Une destination intermédiaire avait été communiquée à tous les participants via les groupes Telegram: Ismaïlia. Cette ville, qui résonnait comme la promesse pour les manifestants de pouvoir commencer à défendre la cause palestinienne, allait se révéler mirage inatteignable pour bon nombre d’entre eux.

Le départ est enfin annoncé

Mais revenons un peu en arrière. Il est environ onze heures du matin ce vendredi lorsqu’un message des organisateurs de la marche arrive sur les groupes Telegram: le rendez-vous est donc donné à tout le monde à Ismaïlia, une ville à quelque 120 kilomètres du Caire. Mais au lieu des convois communs prévus à l’origine, chaque participant est maintenant prié de réserver son propre taxi et de voyager en groupe de 3 ou 4 personnes au maximum.

Aucune nouvelle n’est donnée sur le résultat des négociations avec le gouvernement égyptien. Si quelques participants expriment des doutes quant à la pertinence d’établir un point de ralliement, mes collègues Alessia, Blaise et moi-même embarquons immédiatement dans un Uber et filons à toute vitesse vers l’est, afin de suivre les manifestants. Après deux jours d’attente et d’incertitude, le départ semble enfin lancé, sous le soleil de plomb du mois de juin égyptien.

Un élan stoppé net

Mais le ciel s’assombrit très vite. A peine dix minutes après notre départ du Caire, nous sommes arrêtés à un péage par la police égyptienne, qui saisit immédiatement nos passeports, sans plus d'explications. Nous ne sommes pas seuls: une dizaine, puis une centaine de taxis et d’ubers sont stoppés net dans leur course, et s’accumulent autour de nous. Les passagers en descendent et se rassemblent au bord de la route poussiéreuse. De fil en aiguille, la situation s’enlise: des bus sont mobilisés par les autorités pour ramener les participants en ville en échange de leur passeport. Mais les manifestants, regroupés par délégations nationales, choisissent d’attendre sur place, dans l’espoir que les autorités les laissent ensuite continuer leur route vers Ismaïlia.

Ce sit-in, sous une chaleur avoisinant les 35 degrés à l’ombre, va durer plusieurs heures. Et si les policiers permettent au début aux participants d’aller acheter de l’eau et de se restaurer à la station service du checkpoint, leur patience atteint sa limite en fin d’après-midi, où ils bloquent leur accès et barricadent les manifestants dans un espace délimité. La tension monte et la présence policière se renforce. Des chants pro-palestiniens emplissent l'air, les responsables de délégations ravivent de temps à autre la mobilisation avec plusieurs discours. 

Assis à côté de la délégation suisse, mes collègues et moi travaillons en silence, nous faisant discrets pour éviter d’attirer trop l’attention. Je filme à l’iPhone, documentant l’atmosphère qui s’alourdit peu à peu, sans me douter que c’est peut-être ça qui me vaudra la mésaventure que je vous raconte ici. 

March to Gaza: les manifestants sont amassés en bord de route
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Arrêt net à un checkpoint:March to Gaza: les manifestants sont amassés en bord de route

L’orage finit par éclater à 19 heures. Les policiers décident d’embarquer tout le monde de force dans les bus et hurlent des ordres à pleins poumons. Les manifestants – hommes, femmes, personnes âgées – sont traînés à terre, tirés contre leur volonté, balancés de tous les côtés. Plusieurs se feront frapper ou prendront des coups de pieds. Même ceux qui obtempèrent ne sont pas à l’abri de la violence: excédés, certains officiers donnent de grandes claques sur la nuque et le dos de plusieurs participants qui montent dans les bus. Mes collègues et moi-même obéissons, essayant de rester calmes au milieu de ce déferlement de violence pour ne pas être pris dans les mouvements de foule imprévisibles.

Après de longues minutes d'agitation, nous finissons tous assis dans trois énormes bus affrétés pour l’occasion, remplis à bloc. La chaleur est étouffante, les participants collés les uns aux autres. Mon soulagement d’avoir échappé aux coups est de courte durée: dans le brouhaha ambiant, j’entends soudain mon nom et mon prénom appelés à l’avant du bus. Sur le moment, je pense naïvement qu’ils ont décidé de rendre les passeports et que j’ai la chance d’être la première. L’officier qui m’a appelée me fait signe de ramasser mes sacs et de le rejoindre. Encore sous le choc des affrontements dont je viens d’être témoin et pleine d'espoir d'un dénouement rapide, je m’exécute.

Le tournant décisif

Mon soulagement est de courte durée. Mon passeport disparaît dans la poche du policier et je suis directement emmenée vers un plus petit fourgon, parqué à l’écart. Lorsque je monte les marches, un homme, habillé en civil, m’arrache mon natel des mains, puis me fait signe d’ouvrir mon sac et de lui donner mon autre téléphone, avec lequel je filme. Les autres passagers du bus, que je n’aperçois pas encore clairement, me crient dans toutes les langues d’obéir. Je donne mon matériel. J’apprendrai par la suite que le dernier ayant refusé s’est fait frapper au visage.

Je m’assieds au fond du van, aux côtés d’une trentaine d’inconnus, sans passeport, sans téléphone et sans aucun moyen de communiquer avec mes collègues ou mes proches. Nous sommes trois femmes, pour dix fois plus d’hommes. Larmoyants à cause des volutes de fumée de cigarette, mes yeux s’habituent à la pénombre du van, et je commence à distinguer les personnes assises autour de moi. Parmi elles, trois Suisses: Rayan, Davide, vidéaste pour le média militant ragekit et Riad, Chaux-de-Fonnier de seulement 22 ans. Plusieurs Français m’entourent également, tous âgés de 20 à 30 ans. Leurs visages sont inquiets, leurs traits tirés. Après une journée passée dans la chaleur extrême, le stress d’être isolés nous rattrape. La troisième jeune femme assise dans le bus est au bord de la crise de panique et sanglote doucement.

Nous commençons à discuter à voix basse, pour ne pas se faire rappeler à l’ordre. Les officiers qui gardent le fourgon n’aiment pas que l’on parle entre nous. Redouane, un Français de 30 ans, raconte: «Dès qu'on parlait, la police criait, nous disant de nous taire. Et dès que nos jambes dépassaient des sièges, ils nous frappaient la jambe pour qu'on la remette correctement.»

Parmi les quelques pistes qui pourraient expliquer que nous sommes rassemblés, aucune ne nous convainc entièrement. Certains, comme Davide et moi, ont beaucoup filmé. D’autres ont résisté aux autorités. Plusieurs n’ont aucune idée de ce qui les a amenés ici. Une chose est sûre: lorsque le van finit enfin par démarrer, nous sommes tous emmenés vers l’inconnu.

Arrivée au Caire

Le bus roule pendant près d’une heure et ma crainte d’être au milieu d’inconnus s’efface doucement au fur et à mesure que nous faisons connaissance. Les langues se délient et la solidarité naît parmi mes compagnons de route. Nous prenons soin les uns des autres: les chanceux qui ont leurs affaires partagent les maigres vivres qui leur restent. Je donne le fond de ma bouteille d’eau à Yanis, Parisien de 29 ans assis devant moi. Il raconte: «Les policiers faisaient en sorte de nous provoquer. Ils sont venus manger des glaces devant nous. On n'avait pas le droit de parler, juste le droit d'attendre. Donc il y avait beaucoup de gens stressés, des personnes qui craquaient et qui pleuraient.»

Rayan, à l’avant du mini-bus, s’est fait rouer de coups au moment où les policiers sont intervenus. Au fur et à mesure de la nuit que nous passons ensemble, son corps s’assombrit de bleus qui brouillent ses tatouages. «Les policiers étaient quatre à me porter, deux à me tenir par les bras et deux par les jambes. Je me suis débattue*, donc ils m’ont attrapée par les cheveux, et se sont mis à me frapper la nuque. Ils m’ont craché dessus.» Ses cheveux bleus et ses piercings semblent interpeller les policiers égyptiens, qui nous dévisagent en permanence.

Arrivé au Caire, le van fait un arrêt devant un poste de police. Nous attendons une demi-heure à cet endroit. «Quand on est arrivés devant le poste de police, la tension a commencé à monter. On s'attendait à des interrogatoires corsés», se souvient Yanis. Ordre est donné de nous lever, puis de nous asseoir, plusieurs fois, comme si la nuit hésitait sur la tournure à prendre. Finalement, nous repartons, cette fois-ci direction l’aéroport. Parmi mes compagnons, un murmure se propage: nous allons être expulsés.

La lune, orange et haute dans le ciel égyptien, brille déjà depuis un moment lorsque nous atteignons l’aéroport. Escortés par une quarantaine de policiers, nous croisons des touristes qui viennent d’atterrir, interloqués par la situation. Ce moment surréaliste marque une parenthèse hors du temps: escortés comme des criminels, nous sommes parqués dans une salle d’embarquement, les officiers formant un barrage serré entre nous et le reste du monde. Aucune eau ni nourriture n’est encore distribuée. A ce moment-là, je ne le sais pas, mais de longues heures s'écouleront avant que nous puissions y accéder. Lasse, je partage mon inquiétude avec ceux qui m’entourent. Parmi eux, Ahmed, Suédois et Palestinien, raconte une histoire folle: vivant en Suède, il était en Egypte avec son frère pour rendre visite à sa famille, qui habite à quelques minutes du premier checkpoint. Victimes d’une coïncidence du destin, ils ont été arrêtés avec nous au bord de la route, alors qu’ils n’étaient pas là pour la marche. Résignés et pleins de tristesse, ils paraissent abattus par la malchance.

En cellule à l’aéroport

Il est près d’une heure du matin quand, après plusieurs tours dans l’aéroport qui ne semblent avoir comme objectif que de nous faire perdre la tête ou satisfaire une administration insensée, nous sommes emmenés en cellule. 20 mètres carrés, 8 lits superposés, une pile de pain sec et toujours pas d’eau à l’horizon: le reste de la nuit s’annonce rude. Les murs sont couverts de graffitis, qui témoignent du passage d’autres manifestants. Sur les matelas défoncés s’amoncellent des couvertures d’une saleté crasse. Les toilettes, dépourvues de papier, n’ont sûrement pas été nettoyées depuis leur installation.

La jeune femme turque, déjà mal en point depuis notre arrivée dans le bus, fait une crise de panique: elle suffoque et se jette à terre. Rapidement emmenée par les gardes de notre cellule, elle ne reviendra pas. Je continue à discuter avec les personnes qui m’entourent. Parmi elles, plusieurs nationalités: il y a des Suisses, mais aussi des Turcs, des Grecs, des Français, des Danois et une furie irlandaise qui semble être présente depuis plusieurs heures et invective les gardes. «I’ve been here for fucking ages! Fucking deport me already!», hurle-t-elle à pleins poumons. Les officiers, blasés, n’ont pas l’air de l’entendre, mais cela a au moins le mérite de détendre le groupe, et nous nous surprenons à rire tous ensemble de la scène.

Je pense à mes proches, sans nouvelles depuis plusieurs heures, et à mes collègues. Ont-ils, eux aussi, été embarqués pour l’aéroport? Plusieurs officiers nous avaient assurés que nous nous retrouverions tous au même endroit. Ont-ils menti? Je me rappelle soudain que, quelques minutes avant que mon téléphone ne soit saisi, j’ai activé ma localisation sur WhatsApp. Cette prise de conscience me rassérène quelque peu: à défaut de pouvoir avoir de mes nouvelles, mon entourage sait où je suis.

La nuit passe dans une ambiance irréelle. Un petit groupe se met à chanter, un autre se donne comme mission de recouvrir les murs de la cellule de graffitis pro-palestiniens dès que les gardes ont le dos tourné. Avec mon confrère journaliste, nous essayons de tourner quelques images avec l’appareil numérique de notre compagnonne irlandaise. Après dix minutes, nous sommes forcés d’arrêter, les gardes ayant des soupçons.

Vidéo d'une cellule égyptienne
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Global March to Gaza:Vidéo d'une cellule égyptienne

Sur les coups de 4 heures du matin, on appelle mon nom et je suis dirigée dans un petit bureau avec deux officiers de police. On me donne mes téléphones, en me demandant de les déverrouiller. J’ai les mains moites et les laisse échapper par deux fois avant de pouvoir taper mon code. Mon téléphone personnel est déchargé, mais l’autre s’ouvre immédiatement et les officiers le fouillent. Par chance, j’ai déjà transféré mes dernières vidéos à la rédaction et supprimé tout son contenu.

Puis, tout s’enchaîne très vite. On m’ordonne de prendre mes sacs, et avec Kevork, un jeune homme grec qui partage ma cellule, nous sommes tirés hors de la pièce et nos pas résonnent le long des couloirs vides de l’aéroport. Rapidement nous rejoint un homme, très grand, au visage sombre et fermé. Kevork échange quelques mots en grec avec lui, puis traduit: c’est l’ambassadeur grec qui est venu le chercher. Je comprends soudain que nous allons être renvoyés vers Athènes. A l’aller, mon avion y a fait escale, et les autorités égyptiennes m’expulsent donc vers mon dernier lieu d'origine connu. Nous sommes escortés dans l’avion trois minutes avant son décollage, assis l’un à côté de l’autre, et avant même que je ne comprenne ce qui se passe, l’avion s’élance sur la piste, m’emmenant loin de la nuit la plus surréaliste de ma vie.

Retour à Genève

Ce n’est que dans l’avion que je réalise que je suis affamée. Avec Kevork, nous partageons ce qu'il nous reste et il me raconte son histoire. Arrivé au Caire le jour précédent, il a déjà passé la nuit de la veille en cellule, dès son arrivée en avion. Loin d’être découragé, il a immédiatement répondu à l’appel des organisateurs le matin même. La suite de son histoire, je la connais déjà.

Ce n’est qu’à ce moment-là que retombe l’adrénaline qui me porte depuis quelques heures. Terrassée de fatigue, je sens mes muscles se raidir de courbatures. J’ai l’impression qu’un marteau m’éclate les tempes, conséquence de la déshydratation. Nous passons une partie du vol à discuter, puis nous laissons le silence s’installer entre nous, perdus chacun dans nos ressentis.

A Athènes, je prends un billet pour Genève et finit par arriver en Suisse vers midi. Je suis chanceuse: j’apprendrai par après que certains devront attendre près de 10 heures du matin pour quitter la cellule.

J’ai des nouvelles de mes compagnons d’infortune presque immédiatement, car nous avions pris soin d’échanger nos numéros de téléphone. Presque tous sont rentrés chez eux en même temps que moi ou peu après. Redouane me confie par audio: «Physiquement, je me sens bien. Par contre, psychologiquement, c’est autre chose. Ça va être compliqué de reprendre le travail sans penser à tout ce qui s'est passé. Il y a les idées qui tournent dans la tête. A mon avis, ils ont fait ça exprès pour qu'on ait peur et pour qu'on panique.»

Rayan soigne ses blessures depuis son retour en Suisse. «Quand j'ai atterri à Genève, j'ai fondu en larmes. Toute la pression est redescendue. J'ai pleuré pendant quatre heures.» Sur son visage s’épanouit lentement un œil au beurre noir qui a fait son apparition au petit matin, rappel douloureux des quelques heures éprouvantes que nous venons de passer ensemble.

*Rayan est une personne non-binaire, raison pour laquelle nous alternons le masculin et le féminin dans l'article

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