C’est une transformation pour le moins miraculeuse: les vieux filets du pêcheur Claude Delley, qui tuaient autrefois les poissons du lac de Neuchâtel, vont bientôt sauver des vies sur le front ukrainien. Le tout grâce à l’engagement sans relâche de Franck Labourey, un ramoneur fribourgeois animé par une idée folle née devant son téléviseur.
Ce sont les chevaux qui ont conduit Franck Labourey en Ukraine en 2010. Plusieurs oligarques l’avaient engagé pour dresser leurs montures dans la banlieue de Kiev. «J’adore les chevaux, mais je n’aime pas du tout les gens de ce milieu», raconte-t-il. Il se tient sur un petit ponton à Portalban, sur les rives du lac de Neuchâtel. A ses côtés, des filets usagés s’entassent dans des caisses en plastique. Il s'agit d'un nouveau lot de matériel pour sa prochaine mission. Dans deux semaines, il repartira en Ukraine – pour la 46e fois depuis le début du conflit.
Comme pour protéger les poules des rapaces
«Nous faisons beaucoup», lance Franck Labourey à propos de lui-même et de ses nombreux bénévoles, organisés par le biais de groupes WhatsApp. Qui peut se rendre en Ukraine, et quand? Où trouver du matériel de secours pour remplir les camions? Quelle unité a besoin de quoi? «Je n’ai pas pris un seul jour de congé depuis le début de la guerre», affirme-t-il.
En 2014, il était à Kiev, témoin des manifestations violemment réprimées sur le Maïdan. Depuis, le sort de l’Ukraine ne l’a plus quitté. Informer les gens en Suisse sur la réalité du terrain et prendre position pour le peuple ukrainien est devenu essentiel pour lui. Durant les trois heures d’entretien, il n’a pas quitté son survêtement à manches longues aux couleurs de l’Ukraine, malgré les 30 degrés ambiants.
Parmi les problèmes majeurs auxquels l’Ukraine est confrontée actuellement figurent les drones kamikazes russes: de petits engins explosifs qui survolent le front en essaims avant de plonger à toute vitesse sur les positions ukrainiennes, surgissant de nulle part. Les brouilleurs ne sont que partiellement efficaces. Et il est presque impossible de se camoufler, les drones étant souvent équipés de caméras thermiques. «Mais avec des filets de pêche et des filets paragrêle, les soldats peuvent se protéger», explique Franck Labourey. Le principe est le même que celui des agriculteurs qui tendent des filets au-dessus de leurs poules pour les protéger des rapaces.
L’idée lui est venue en voyant à la télévision des filets empilés dans le port des Sables-d’Olonne, sur la côte atlantique française. Il a alors appelé une connaissance vivant dans la région. «Au port, on nous a offert tout un chargement de vieux filets à soles que nous avons transportés en camion jusqu’en Ukraine.» Au début, les soldats étaient sceptiques. «Mais ensuite, ils ont constaté que ça fonctionnait vraiment.» Les Pays-Bas exportent également leurs vieux filets inutilisés sur le front.
220 tonnes de filets acheminées vers le front
Depuis, Franck Labourey et ses compagnons ont déjà acheminé en Ukraine 20 tonnes de filets de pêche et 200 tonnes de filets paragrêle, majoritairement en provenance de France et de Suisse. Ils ont ainsi pu approvisionner environ 30 unités différentes. La semaine prochaine, une nouvelle livraison de filets suisses est prévue pour la 3e brigade d’assaut, en première ligne sur le front du Donbass. «Nous sommes toujours à la recherche de gens comme Claude Delley», dit Franck Labourey en tapotant l’épaule de son ami. «Nous avons besoin de plus de filets. Ils sauvent des vies!»
Il n’existe aucun obstacle à leur exportation depuis la Suisse. Le Secrétariat d’Etat à l’économie confirme que ces filets ne sont pas concernés par le règlement dit «à double usage», qui interdit l’exportation de matériel pouvant avoir une finalité militaire vers des zones de guerre. «Nos seuls problèmes, parfois, viennent des douanes polonaises. Elles considèrent nos filets recyclés comme des déchets, et nous reprochent de transporter des ordures d’un pays à l’autre. C’est absurde», s’agace Franck Labourey.
Sur les lignes de front ukrainiennes, les soldats couvrent désormais routes et portions de forêt avec les filets. Des vidéos montrent des drones kamikazes stoppés net, pris dans les mailles, et même de petites bombes interceptées. Ces vieux filets de pêche – y compris ceux venus de Suisse – compliquent sérieusement les opérations meurtrières de ce qui se veut la deuxième armée du monde.
La semaine dernière, un membre de l’équipe de Franck Labourey a eu une nouvelle idée: utiliser des sacs d’huîtres métalliques! Ces derniers pourraient être fixés sur les véhicules comme des sortes de coussins anti-drones. «Il faut tester», glisse le ramoneur fribourgeois.