Le silence règne en maître. On pourrait entendre une épingle tomber. Penchée sur un minuscule mécanisme, l’horlogère ajuste les pièces, avec calme, concentration et précision. A travers la loupe fixée à ses lunettes, chaque vis et chaque engrenage se révèlent. D’un geste sûr, elle place une aiguille fine à l’aide d’une pince.
Aux établis, il y a presque uniquement des femmes. «L’horlogerie demande du doigté, et les femmes en ont souvent davantage», confie Christopher Bitterli à Blick. Le directeur de Grovana, l’une des dernières manufactures horlogères suisses indépendantes, se tient dans son atelier de Tenniken, dans le canton de Bâle-Campagne, entouré de loupes, de ressorts et de vis minuscules. Ces jours-ci, pourtant, ses pensées sont moins focalisées sur les aiguilles que sur les droits de douane.
«Les taxes ont été un choc pour nous. Nous ne nous y attendions pas», raconte Christopher Bitterli. Avant le mois d'août et l'imposition par le président américain Donald Trump de droits de douane de 39% sur les produits suisses, Grovana réalisait un cinquième de son chiffre d’affaires aux Etats-Unis. Depuis, les ventes sont à l’arrêt.
Des produits jusqu'à 60% plus chers
«Au final, nos produits américains sont devenus plus chers non pas de 40%, mais plutôt de 50 à 60%», estime-t-il. Car il faut composer non seulement avec les surtaxes américaines, mais aussi avec la forte dépréciation du dollar. Dans ces conditions, dit-il, commercer avec les Etats-Unis devient impossible.
Dans son bureau situé juste à côté de l'atelier, les classeurs s’empilent. L’importateur américain lui réclame de nouvelles montres, les stocks étant presque épuisés outre-Atlantique.
Christopher Bitterli secoue la tête. «Je ne paierai pas seul. Les coûts doivent être partagés: entre Grovana, l’importateur et les clients américains. Après tout, ce président, ce n’est pas moi qui l’ai élu!» Pour lui, c'est la seule manière de garder le marché américain ouvert... du moins pour l'instant.
Mais planifier devient de plus en plus difficile. «Les Etats-Unis ne sont plus un partenaire fiable», juge-t-il. Le chômage partiel, lui, n’est pas envisagé. «Nos employés sont notre capital le plus précieux. Sans eux, aucune montre ne tourne.» Et ce lien entre le fabricant et les employés est fort: la plupart des collaboratrices et collaborateurs travaillent chez Grovana depuis plus de vingt ans.
Grovana, 100 ans de succès... et de turbulences
«Les crises sont cycliques: elles finissent toujours par revenir, explique Christopher Bitterli. Il faut simplement avoir un plan intelligent pour tenir le coup.» Cette philosophie a permis à Grovana de traverser les crises du quartz, des subprimes et du Covid. Autrement dit, les turbulences sont ancrées dans les cent ans d’histoire de la marque.
Fondée en 1924 par les frères Gröflin, la fabrique horlogère a été vendue en 1970 à Werner Bitterli – père de l’actuel directeur – faute d’héritiers. Christopher Bitterli, lui, a rejoint l’entreprise en 1984 et en a pris la tête il y a dix-sept ans.
En 2001, lors d'une vente aux enchères, Chritopher Bitterli a acquis des milliers de pièces et de composants de l'entreprise Revue Thommen. En difficulté, celle-ci avait préalablement décidé de céder sa branche horlogère afin de se focaliser sur ses activités dans l'aéronautiquetique.
Vingt-quatre ans plus tard, dans son atelier, Christopher Bitterli exhibe une caisse en plastique remplie de petites boîtes d’engrenages miniatures. Sur l’une d’elles, on peut lire, à l’encre délavée: «34'011 pièces».
«Au départ, je ne voulais pas acheter tout ça», sourit l'entrepreneur. Mais les anciens de Revue Thommen m’ont dit: 'Tu en auras besoin un jour'.» Et il a bien fait de les prendre: grâce à ces composants, Grovana a pu produire ses propres mécanismes de mouvements automatiques, à l'instar des grandes maisons de prestige telles que Rolex ou Jaeger-LeCoultre.
Flexibilité en période d'incertitude
Pendant la pandémie de Covid, le fils de Christopher Bitterli a oeuvré à développer la boutique en ligne de Grovana. La demande s'est aussitôt envolée. Le père, lui, a découvert un nouveau monde. «Mon premier rendez-vous avec une agence d’e-commerce, c’était comme lire du chinois», raconte-t-il en riant. «Je n’y comprenais rien, jusqu’à ce que je m’y plonge sérieusement.»
Aujourd’hui, la boutique en ligne tourne à plein régime. «Je pensais que nos clients avaient plus de 40 ans. Pas du tout! La moitié sont plus jeunes», s’étonne-t-il. Quant à la concurrence des montres connectées, il la relativise: «L’une n’exclut pas l’autre: la smartwatch pour le sport, la Grovana pour le quotidien.»
Pour Christopher Bitterli, la force de Grovana tient à l’artisanat, plus qu'à son marketing. Chaque montre doit durer: la marque garantit les pièces de rechange pendant au moins vingt ans.
Amérique Latine en ligne de mire
Récemment, un client a apporté une Grovana vieille de 40 ans pour réparation. «Nous avons retrouvé dans nos stocks le boîtier, le verre et le mouvement d’origine», raconte Christopher Bitterli avec une point de fierté dans la voix. Beaucoup de ces modèles, vendus à l’époque autour de 200 francs, se transmettent désormais de génération en génération. Aujourd’hui, les montres Grovana se vendent entre 190 et 1500 francs.
Désormais, Christopher Bitterli tourne son regard vers l'avenir: l’Amérique latine pourrait, espère-t-il, compenser en partie la perte du marché américain. Ses deux fils siègent déjà au conseil d’administration de l'entreprise: la troisième génération est donc prête à prendre le relais. Pour autant, le patron n’a pas l’intention de se retirer de si tôt. «Qui se repose, rouille», glisse-t-il en souriant. Quelque part dans l’atelier, un discret clic se fait entendre, celui d'une montre. Et du temps qui passe.