Holcim dans le viseur des Indonésiens
Pêcheurs, unissons-nous!

Que faire pour que les leaders économiques et politiques du monde prennent des décisions climatiques à la hauteur de l’enjeu? Actionner la justice? C’est ce qu’ont choisi des Indonésiens menacés par la montée des eaux, en ciblant le géant du ciment suisse, Holcim.
Publié: 09:51 heures
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Dernière mise à jour: 16:25 heures
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Arif, ancien pêcheur, et Asmania, épouse de pêcheur, examinent en connaisseurs les filets de Manu Torrent (au centre), qui vend ses filets de perche, de féra et d’autres poissons du lac au marché de Morges les mercredis et samedis.
Philippe Clot
Philippe Clot
L'Illustré

D’un côté, l’accusé: l’immense groupe cimentier Holcim, basé à Zoug. De l’autre, deux plaignants, Ibu Asmania et Arif Pujiyanto, citoyens de la minuscule île Pari (Pulau Pari en indonésien, «pulau» signifiant «île»), à deux heures de ferry de Jakarta, l’ancienne capitale de l’Indonésie. Il y a quelques années seulement, Pari était encore un paradis. Ses 3700 habitants y vivaient, modestement mais dignement, de la pêche et du tourisme local en provenance de la mégalopole voisine.

Mais au fil des années 2000, «depuis 2019, surtout» selon les deux insulaires, cette étroite bande de terre de 2 km de long a inexorablement perdu de sa superficie (plus de 10% déjà) en raison de la montée des eaux. L’eau potable est toujours plus saumâtre et les piscicultures souffrent de l’élévation des températures. En un mot, l’île Pari est une victime prioritaire du réchauffement climatique, tout comme – de manière plus brutale et définitive – vient de l’être Blatten, en Valais. D’ailleurs, le lendemain de notre rencontre dans une pêcherie de Tolochenaz (VD), les Indonésiens devaient visiter une autre «victime» lente du phénomène: le glacier d’Aletsch, dans la région du village enseveli par la montagne fragilisée.

La plage Star Beach, sur la rive sud de l’île de plus en plus souvent inondée. Le tourisme s’en ressent forcément.

Inertie de la communauté internationale

Mais quel est le lien, direz-vous, entre la multinationale Holcim Ltd et Pari? Il ne s’agit pas d’une histoire de digue en béton mal construite. En fait, la réponse est d’ordre judiciairement stratégique. La pitoyable inertie de la communauté internationale face au dossier climatique est telle, après un demi-siècle de débats et de conférences improductifs, qu’il faut en effet imaginer de nouveaux moyens de pression.

Les démarches d’Arif Pujiyanto et d’Ibu Asmania (ici avec Yvan Maillard Ardenti de l’EPER, à g.) seront-elles jugées admissibles par la justice zougoise?

Ce géant du ciment serait responsable de 0,4% des émissions de gaz à effet de serre mondiales, ce qui en fait un des 100 plus gros émetteurs du monde. Comme il faut bien désigner des coupables concrets mais qu’il est impossible, faute de grande cour civile climatique internationale, de les assigner tous ensemble devant un juge, c’est contre Holcim, à Zoug, que les représentants de la petite île ont choisi de porter l’affaire, sous les conseils, sans doute, des ONG indonésienne et suisse qui les aident.

Pour une justice climatique

Cette justice climatique sans frontières et sa médiatisation, c’est encore l’occasion d’encourager les humains à resserrer les rangs: «Nous demandons au peuple suisse de se montrer solidaire. Nous sommes, nous les habitants de Pari, des victimes particulièrement lésées par le réchauffement climatique. Il y a quelques années, nous pouvions pêcher entre 15 et 90 kilos de poissons. Aujourd’hui, nous n’atteignons pratiquement jamais les 10 kilos quotidiens. Mais tous les peuples sont ou seront concernés d’une manière ou d’une autre par les conséquences du réchauffement. Il est donc nécessaire de se défendre de manière collective», explique Asmania.

«
Les plaignants demandent 3600 francs par personne
Yvan Maillard Ardenti, Entraide Protestante Suisse
»

De son côté, Arif, qui compte désormais avant tout sur un travail de mécanicien pour survivre, encourage les médias à faire leur travail d’information en faisant mieux connaître l’état d’urgence dans lequel se retrouvent toujours plus d’habitants de cette planète. Des gens qui, comme lui, ont comme seul tort d’habiter des zones particulièrement exposées à l’affolement du thermomètre planétaire.

Dommages et intérêts

Voilà donc pourquoi ils demandent des dommages et intérêts au cimentier basé en Suisse. «On ne parle pas de millions, souligne Yvan Maillard Ardenti, responsable du dossier «justice climatique» à l’Entraide protestante suisse (EPER). Il s’agit de 3600 francs par plaignant pour dégâts climatiques, participation aux moyens de protection et tort moral. Comme il y a quatre plaignants, cela représente environ 14'000 francs.»

Des bateaux de pêche traditionnels amarrés sur une plage derrière un brise-lame en béton. Ce petit paradis où venaient se ressourcer des habitants de Jakarta se meurt lentement.
Photo: KEYSTONE

Précisons, pour l’anecdote, que le cimentier ne pourra pas dédommager les habitants de Pari en leur livrant des sacs de ciment pour construire des digues. Celles-ci seront en pierre et des mangroves doivent être aménagées pour renforcer de manière naturelle une zone tampon entre l’île et la mer toujours plus envahissante et destructrice.

L’audience du 3 septembre visera à déterminer l’admissibilité de la cause, qui avait débuté en 2022 par une séance de conciliation auprès de la Justice de paix de Zoug. Holcim ayant refusé toute indemnisation, plainte civile avait donc été déposée l’année suivante.

Le mal des eaux

Notre rencontre avec Asmania et Arif fut aussi l’occasion de vérifier que les pêcheurs du monde entier sont en première ligne face aux pollutions, directes et indirectes, qui dénaturent autant les eaux salées que les eaux douces. Le pêcheur vaudois Manu Torrent avait accepté la proposition de l’EPER de recevoir ses confrères indonésiens pour échanger sur leur métier et leurs soucis.

Les eaux du Léman ne montent pas, certes, comme celles des océans, mais elles souffrent des micropolluants, des stations d’épuration qui débordent lors des gros orages – eux-mêmes toujours plus fréquents –, sans oublier les crépines qui endommagent les filets. Mais pour ce dernier fléau, Manu Torrent et ses confrères obtiennent souvent des dédommagements.

Climat d'incertitude

En revanche, les problèmes de pollution (dioxine, PFAS, microplastiques) demeurent non résolus et sont régulièrement relayés par les médias. Les chimistes cantonaux envisagent la mise à l’index possible de la vente de certaines espèces de poissons, comme le brochet. Manu Torrent déplore le climat d’incertitude que tout cela engendre et le fait que d’autres produits alimentaires ne semblent pas faire l’objet d’analyses aussi pointilleuses que les poissons indigènes.

De Pari à Tolochenaz, la planète a bel et bien mal à ses eaux, à ses sols et à ses airs. Est-il encore temps de réparer les dégâts, de réformer nos industries et de dédommager ceux qui sont en train de tout perdre?

Un article de «L'illustré» n°36

Cet article a été publié initialement dans le n°36 de «L'illustré», paru en kiosque le 4 septembre 2025.

Cet article a été publié initialement dans le n°36 de «L'illustré», paru en kiosque le 4 septembre 2025.

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