Niché sous-gare à Lausanne dans un bâtiment splendide, façade en stuc et statues de plâtre, l’atelier où travaille l’illustratrice Dora Formica est un repaire discret. «C’est comme un petit bijou caché, confie-t-elle. Un lieu préservé bordé d’un jardin anglais. Un village dans la ville.»
Formica. Un pseudo original. «Il est facile à prononcer en plusieurs langues et on s’en souvient, assure l’artiste. En italien, il signifie fourmi et ça me correspond bien. La fourmi est besogneuse et crée du lien, notamment au sein de la fourmilière représentée ici par l’atelier.» Le formica renvoie aussi à ces meubles colorés des années 1950 que Dora apprécie en tant que chineuse.
La Lausannoise a déjà beaucoup voyagé dans sa vie. «Je suis partie une année complète à deux reprises, avec Matthias, mon compagnon, d’abord, puis en famille. Et à chaque fois, j’en ai ramené un livre.» Pour ««Certifié humain» humain», son troisième ouvrage, sorti ce printemps, l’autrice a aussi crapahuté. «J’ai besoin de mouvement pour pouvoir créer», souligne-t-elle.
La créativité, une affaire de famille
Elle-même enfant unique, Dora Formica est maman de deux filles âgées de 10 et 12 ans prénommées Célestine et Ysée. La créativité est une vertu partagée. Tout le monde dessine. «J’ai baigné dans un milieu culturel», avoue-t-elle. Sa mère a été coordinatrice culturelle et son père, aujourd’hui décédé, illustrateur à Paris.
Dora a hérité de son père le goût du dessin. Elle a débuté par des carnets de voyage quand les blogs étaient à la mode. «Le dessin, je l’avais en moi, mais il me manquait plein de trucs. J’ai demandé à mon papa si je pouvais le rejoindre et faire une sorte d’apprentissage auprès de lui, en 2011.»
Elle insiste sur cet itinéraire singulier, elle qui, sortie de HEP, a dû se résoudre à partager son temps entre l’enseignement, qui lui assurait un salaire, et l’illustration, plus précaire. «Depuis quatre ans, je suis illustratrice à 100%. Je me définis comme une compagnonne, terme que je préfère à autodidacte. Le compagnonnage, c’est de l’artisanat au sens noble.»
L'IA, le défi de notre ère
Difficile de réunir deux mondes plus opposés que l’artisanat et l’IA générative. Dora Formica relève le défi dans ««Certifié humain» humain». Dessiner et créer à l’ère de l’intelligence artificielle, un album ou, mieux, un essai graphique de 126 pages qu’elle a d’abord songé à intituler Intelligence artisanale.
Tout a démarré par une rencontre avec un écrivain dans un festival, qui lui dit que son éditeur a recouru à l’IA pour «produire la couverture» de son nouveau livre. «J’ai eu une réaction viscérale», raconte la Lausannoise, qui identifie aussitôt un vrai danger pour l’avenir de sa profession. La globe-trotteuse décide alors de partir à la rencontre d’autres illustrateurs et bédéistes, de Tom Tirabosco à Léonie Bischoff, en passant par Fanny Dreyer notamment. Elle fera d’une pierre deux coups, en visitant leurs ateliers et en les interrogeant à propos de l’IA générative.
La chance s’en mêle. Le festival lausannois BD-FIL est, à ce moment-là, à la recherche d’une artiste suisse pour une carte blanche. Dora Formica sera celle-là. «Je suis un peu un bébé BD-FIL, avoue-t-elle, reconnaissante, parce que c’est dans cette manifestation que j’ai rencontré l’éditeur de mon tout premier livre.»
Quand on a vénéré l’école belge et qu’on ouvre pour la première fois «Certifié humain» humain, le dessin surprend par sa simplicité. Il faut se méfier, son autrice, illustratrice, maîtrisant de multiples techniques. «Je n’ai pas subi l’influence académique des grandes écoles, souligne Dora Formica. Du coup, je suis assez inclassable.» Vrai. Dans ««Certifié humain» humain», le dessin sert avant tout le propos. L’autrice en convient: «Le style est un peu hybride, avec une rupture entre le noir et blanc qui porte la réflexion, me fait voyager, et les planches en couleur représentant les ateliers des artistes que j’ai approchés.»
«J’ai privilégié cette technique en raison du temps dont je disposais, précise-t-elle. Le scénario a été validé le 20 septembre 2024 et j’avais un délai fixé au 31 janvier 2025, que j’ai respecté.» Quatre mois seulement pour pondre 126 pages. Sacrée performance. «Le tout sans rien bâcler, ajoute-t-elle. Je suis fière de chaque page.»
Dessins en ligne retirés pour se protéger
Tous les arts sont menacés par l’IA, qu’il s’agisse de littérature, de peinture, de musique, de photographie ou encore de cinéma. La révolution numérique a amené l’humanité à un moment de bascule. C’est maintenant. Comment préserver la part humaine de créativité? C’est la question fondamentale que soulève «Certifié humain». Etre ou ne pas être? Les artistes, quel que soit leur mode d’expression, doivent s’interroger. Sans réaction à la mesure de l’enjeu, le danger est réel de voir l’IA, donc la machine, submerger les artistes de chair et de sang.
Ce qui semblait relever de la science-fiction en l’an 2000 est désormais bien réel. L’IA se nourrit de tout ce qui est mis en ligne. Ainsi Dora Formica a-t-elle, malgré elle, nourri la bête. «L’IA m’a contrainte à mieux protéger mon travail. Ainsi j’ai retiré tous mes dessins d’Instagram.»
«Ce qui est paradoxal, c’est que grâce à l’IA, j’ai pu sortir un livre, rencontrer des gens, valoriser ma pratique, poursuit-elle. Je note que depuis qu’elle est là, je n’ai jamais autant défendu le processus de création dans mon travail, moi qui adore dessiner à la main sur papier. La menace nous y incite. J’ai envie qu’on en parle afin que le public comprenne ce qui se passe.» «Certifié humain» est un outil précieux de réflexion.
La sensibilité, la base humaine
Il s’agit de briser la banalisation de l’art. L’art est l’expression même de la sensibilité humaine. L’IA n’en est pas dotée, mais par pillage, par mimétisme, elle progresse. «Je le dis souvent aux enfants, reprend Dora Formica. Quand vous allez dans un musée, ayez conscience que la toile que vous voyez a été touchée par la personne qui l’a peinte. C’est très important. Un tableau posté sur Instagram ne saurait restituer la même émotion, or l’art, c’est d’abord du ressenti.»
«Un jour, une petite fille qui me voyait travailler m’a dit: «Madame, c’est fou, votre dessin, il a l’air vivant.» C’est la plus belle chose qu’on m’ait dite.» L’IA peut produire de tout, mais comme elle le fait en assemblant des choses existantes, le processus de création est totalement invisibilisé. L’IA voudrait nous faire croire que toute création est instantanée. Cela ne fonctionne pas comme cela, mais dans une société submergée d’images, il faut se doter de clés de compréhension.
«En travaillant sur ce sujet de l’IA, en rencontrant d’autres artistes, je me suis demandé ce que je pouvais faire moi. J’ai compris qu’avec mes outils, je peux sensibiliser, montrer, dire. C’est la voix de ma profession et de tous mes ancêtres illustrateurs avant moi que j’exprime et c’est hyper-important. «Certifié humain» a fait de moi une sorte de porte-parole sans que je le veuille, mais si cet essai graphique peut devenir un outil de sensibilisation, tant mieux!»
Une menace pour les arts
Dans un article publié en ligne, Sam Altman, patron d’OpenAI, a comparé les tests de GPT-5 au projet Manhattan qui a fait naître la première bombe atomique américaine. Cela situe bien les enjeux. Altman lui-même se dit inquiet. L’IA générative fait peser une menace réelle sur le monde des arts, la sécurité nationale, la démocratie, l’environnement.
Dora Formica nous apprend que cette technologie est extrêmement gourmande en électricité. «A l’horizon 2030, donc demain, les centres de données (data centers) consommeront à eux seuls 3 à 4% de toute la production électrique mondiale. Une folie.» L’IA permet de gagner du temps, entend-on souvent. Le temps ne cesse de rétrécir. En matière d’art, il faut pourtant le prendre. L’art a-t-il encore sa place dans une société qui génère du contenu en permanence? C’est une vraie question.
L’IA générative pourrait mettre fin à l’art tel que nous le connaissons. Il y a de quoi être pessimiste. Dora Formica refuse cette fatalité. Elle nous invite à revenir aux origines du dessin, à l’art préhistorique, source d’exaltation, pour mieux s’interroger sur ce qui se joue aujourd’hui. «Il faut retrouver le sens de ce que l’on a en soi de si précieux qui fait de nous des êtres de communication, de création. On dessinera toujours, parce qu’on porte cela en nous, mais rien ne permet d’affirmer qu’on pourra encore vivre de ses dessins à l’avenir.» La Lausannoise avoue être «inquiète pour les générations futures», mais dans «Certifié humain», elle s’est refusée à conclure en noircissant le tableau. «J’avais envie d’ouvrir le débat, pas de le clore. Face aux problèmes qui se posent, on a besoin d’une vision plus optimiste, plus constructive.»
Cet article a été publié initialement dans le n°34 de «L'illustré», paru en kiosque le 21 août 2025
Cet article a été publié initialement dans le n°34 de «L'illustré», paru en kiosque le 21 août 2025