«Vous entendez ça?» Fred Jordan passe son index sur le plastique rugueux d'un disjoncteur. La résistance entre la surface inégale et le bout du doigt produit un bourdonnement. «Ça signifie que le produit est infalsifiable, explique-t-il. Ce n'est pas de la magie, mais des mathématiques pures.»
Fred Jordan et son partenaire commercial Martin Kutter ont fondé la start-up AlpVision au début des années 2000. A l'EPFL, ces deux mathématiciens ont alors développé une technologie de filigrane numérique. «Nous ne savions pas encore exactement ce que nous allions en faire», explique Martin Kutter.
Depuis, ils vérifient toutes sortes de produits: médicaments, cosmétiques, spiritueux, cartes à jouer, lingots d'or. Selon les deux fondateurs, AlpVision protège environ 30 milliards de produits dans le monde contre la contrefaçon.
La chasse aux faux
La Suisse n'est pas particulièrement la plaque tournante des contrefacteurs. L'année dernière, le Conseil fédéral a répondu à une intervention de la conseillère nationale des Vert-e-s Katharina Prelicz-Huber qu'«aucun médicament contrefait présenté sous une forme suisse n'a été découvert à ce jour».
Pourtant, la Confédération doit s'en occuper: Swissmedic, l'autorité de contrôle des médicaments, met régulièrement en garde contre une augmentation du nombre de seringues contrefaites. Il s'agit le plus souvent de produits commandés dans des boutiques en ligne douteuses.
S'aligner sur l'UE
Dans la lutte contre les médicaments contrefaits, la Confédération veut bientôt s'aligner sur le système de l'UE qui oblige les fabricants à numéroter les emballages. Seulement, selon le Conseil fédéral, au lieu d'utiliser les mêmes signes distinctifs, il faudrait développer un système spécifique pour le marché suisse. Et cela suscite plusieurs critiques, notamment de la part du secteur. En effet, les emballages de chaque médicament des fabricants locaux seraient jusqu'à 60 centimes plus chers avec cette prescription.
De plus, «le système européen ne fonctionne pas bien», explique Fred Jordan. Même la Commission européenne a conclu l'année dernière dans un rapport que les efforts n'atteignaient pas leur but. «Ces inscriptions sont sujettes à des erreurs, explique Martin Kutter. Et même sur un emballage contrefait, les malfaiteurs peuvent imprimer des caractéristiques correctes.»
Beaucoup de secrets dans le secteur
Les fondateurs d'AlpVision n'ont pas le droit de dévoiler qui les engage – dans la branche, les accords de confidentialité sont très stricts. Mais ce sont de gros clients, assure Fred Jordan. «Les petits poissons ne valent pas la peine pour nous.»
La Suisse étant également considérée comme un petit poisson dans ce domaine, il n'est donc pas prévu de faire du lobbying. Mais l'UE a déjà essayé, par exemple lorsqu'un système anti-contrefaçon pour les produits du tabac a été mis en place.
L'évolution des cigarettes électroniques est particulièrement inquiétante par exemple. Les contrefaçons sont souvent non seulement plus dangereuses pour la santé, mais elles pourraient aussi exploser dans les mains des consommateurs. «Malheureusement, nos efforts n'ont pas porté leurs fruits pour l'instant», a déclaré Martin Kutter.
Tout à l'iPhone
La technologie de l'entreprise est aussi simple que singulière: des capteurs de caméra permettent de détecter des motifs typiques sur les produits. S'il s'agit par exemple de médicaments, les fabricants peuvent imprimer un motif invisible sur les emballages.
Dans le cas de l'or ou du plastique, il s'agit d'irrégularités à la surface qui apparaissent lors de la fabrication. «Elles fonctionnent comme des empreintes digitales», explique Fred Jordan. Pour les reconnaître, il suffit d'utiliser un iPhone disponible dans le commerce.
Pourtant, l'hégémonie du smartphone n'a pas été une bénédiction pour les deux entrepreneurs. «Nous n'étions pas très satisfaits au début», confie Fred Jordan. Auparavant, la reconnaissance se faisait avec des scanners de documents ou des caméras fixes. «Faire notre travail avec des photos de téléphones portables floues est nettement plus difficile.»
Un avenir incertain
Les produits contrefaits, il y en a pourtant partout, selon Martin Kutter. Ils représentent un marché international de plusieurs milliards. Il n'est donc pas surprenant que la riposte soit tout aussi lucrative. AlpVision reste certes une petite entreprise – elle emploie 16 personnes réparties entre Vevey (VD), Singapour et New York – mais elle est dans le rouge depuis 2003.
Il y a une dizaine d'années, les deux fondateurs ont racheté leur liberté à leurs investisseurs, tout en faisant preuve de clairvoyance. «Nous avions besoin de retrouver le sommeil, confie Martin Kutter. Si tous nos contrats disparaissaient d'un coup, nous aurions juste assez d'argent de côté pour survivre deux ans de plus.»