Pour qui suit les informations économiques sur la Suisse, une source d’information s'impose comme incontournable avec les récentes affaires: le «Financial Times». Le quotidien financier, basé à Londres, appartient au groupe japonais Nikkei. Cet éloignement de l’actionnaire ne doit tromper personne: c’est bien le «FT» qui, sur les infos continentales d’Europe, et notamment sur les fleurons suisses comme UBS ou Nestlé récemment, fait la pluie et le beau temps.
Fuites de première main
Le «FT» a par exemple joué un rôle clé tout au long des négociations secrètes sur le sort de Credit Suisse, quand l’ancienne banque phare de la Paradeplatz s’est trouvée au bord de la faillite. Le 19 mars 2023, c’est lui qui annonce le rachat qui allait se confirmer quatre jours plus tard. Sa source: «trois personnes directement au courant de la situation». Formule typique des médias anglo-saxons informés de première main.
Ce 18 septembre, c’est encore le «FT» qui cite le fonds activiste Cevian, qui estime «non viables» les règles de capital qu’exigent les autorités suisses d’UBS et juge son départ inévitable de Suisse. Une ligne qui renforce UBS dans les négociations avec Berne.
Comment le journal au papier rose saumon, lu dans toutes les business class et les lobbies d’hôtels chics du monde, fait-il pour être si bien informé?
Démonstration d'influence
Dans l’affaire Nestlé, suite à la démission du CEO Laurent Freixe, c’est à nouveau le «FT» qui fait une autre démonstration d’influence, citant des investisseurs, dans deux articles, qui plaident pour la démission du président du groupe, Paul Bulcke. Dans l’article du 3 septembre, et celui du 13 septembre, certains parlent de manière anonyme, d’autres à visage découvert. Le 16 septembre, Paul Bulcke quitte Nestlé avec effet immédiat.
Cette influence, estiment les observateurs, est liée aux interlocuteurs du «FT»: ce sont les investisseurs des entreprises suisses, et ils sont en grande partie anglo-saxons. «Le 'FT' a toujours été la référence en Europe, davantage que le Wall Street Journal par exemple», constate Bram Cornelisse, co-associé de la firme de hedge funds Farringdon Capital, basée à Amsterdam.
Les deux rives de l'Atlantique
Arthur Jurus, comme beaucoup d’analystes financiers suisses, lit régulièrement le «FT» et a des contacts avec sa rédaction. Pour lui, c’est pour sa cible de lecteurs qu’on le recherche. «Le 'FT' reste un intermédiaire favorisé car il est lu par tous les actionnaires et investisseurs au niveau international», résume le chef stratège de la banque Oddo BHF (Suisse), à Genève.
«Ce n’est pas la NZZ qu’on va alerter sur la gouvernance de Nestlé, on va viser un média anglophone qui couvre les deux rives de l’Atlantique», résume Paul Dembinski, directeur de l’Observatoire de la Finance à Genève. «Avec l’internationalisation des marchés, l’anglophonie s’impose, et elle passe par les médias anglophones.»
Cette proximité avec des investisseurs typiquement bien informés favorise l’accès privilégié du «FT» à des informations en primeur.
Différentiel d'information
En Suisse, la presse locale a eu accès à moins d’informations lors des négociations secrètes avec UBS pour le rachat de Credit Suisse, car l’administration fédérale ne parlait pas aux médias. A l’inverse, les sources anglo-saxonnes du côté des investisseurs alimentaient au même moment le «FT», créant ce différentiel d’information. «Un média comme le 'FT' n’a pas la ligne directe de l’administration fédérale, souligne Paul Dembinski, mais son avantage est que les investisseurs passent par lui pour influencer les cours boursiers dans un sens qui leur est favorable».
Là où se trouve l’actionnariat, se trouvent les fuites, organisées ou non, conviennent nos interlocuteurs. Au point que les autorités helvétiques, après l’affaire UBS-CS, avaient souhaité enquêter entre autres sur la manière dont les informations avaient «fuité dans la presse internationale».
Facteur multinational
«Un groupe comme Nestlé intéresse beaucoup de monde, ceci bien au-delà des frontières de la Suisse, d’autant plus que les actionnaires principaux ne sont pas suisses, souligne le financier hollandais Bram Cornelisse, qui fait quelques sauts en Suisse pour rencontrer des clients, mais qui voyage surtout à Londres et aux Etats-Unis, où se trouvent les plus gros d’entre eux. C’est triste pour la presse locale en Suisse, mais c’est ainsi».
A Zurich, un site bien connu est quant à lui régulièrement alimenté par le monde financier: Insideparadeplaz. Son fondateur, Lukas Hässig, avait aussi, dès le 1er septembre, évoqué la démission de Paul Bulcke de Nestlé. «Ce n’étaient pas les investisseurs qui me l’avaient soufflé. Mais rien n’empêchait la presse suisse d’évoquer la démission de Bulcke droit derrière le départ du CEO Laurent Freixe, modère-t-il. Il était normal de plaider pour qu’il parte, vu qu’il avait protégé Freixe. Si nous ne sommes pas capables de voir cela en Suisse, le problème vient de chez nous. Ils ne sont pas si rapides. Quant un investisseur appelle le 'FT', c’est que le train a déjà quitté la gare depuis un moment et qu’on aurait pu, nous aussi, le voir.»
Etre plus réactifs
Pour le journaliste zurichois, aux médias suisses locaux d’être plus réactifs et de ne pas laisser les autres prendre toute la place. «Moi, ce ne sont que des employés mécontents qui me parlent sur Insideparadeplatz, mais souvent, ils en savent autant que de plus gros acteurs».
Sur la question de l’influence du «FT», Lukas Hässig est entièrement d’accord. «C’est évident que le 'FT' a précipité le départ de Bulcke, qui serait peut-être encore là s’il n’y avait eu ces deux articles. Les investisseurs passent par ce média quand les choses s’aggravent et qu’ils veulent accélérer les choses.»
Faire passer des messages
Avec l’internationalisation de l'actionnariat, ce qu’on appelait le Filz zurichois, ce réseau cooptatif local entre élites politico-financières, qui avait joué un rôle dans la faillite de Swissair en 2001, et dans une moindre mesure jusqu'à la faillite de Credit Suisse en 2023, a progressivement perdu de l‘importance au profit des investisseurs internationaux, relève Paul Dembinski.
Un interlocuteur souligne aussi que les investisseurs ont leurs propres agences de relations publiques, et qu'elles «n'ont aucun problème à prendre directement contact avec les rédactions influentes telles que le 'FT', lorsqu’il s’agit de faire passer des messages».