L'idée est tellement simple qu'elle aurait pu être brillante. Au moment de partager des photos de famille sur Instagram, de nombreux parents consciencieux s'évertuent à cacher le visage de leurs enfants en y apposant des émojis. Petits cœurs, visages souriants, animaux, flocons de neige... Ces icônes colorées prennent ainsi l'allure de minuscules boucliers, dissimulant l'identité des plus jeunes pour les protéger des réseaux criminels, susceptibles de détourner les images à des fins pédopornographiques.
De nombreux influenceurs, soucieux de préserver l'anonymat de leur famille, adoptent également cette méthode sur toutes leurs plateformes, balayant les demandes curieuses de leurs fans et mettant leur vie privée sous cloche. Et on les comprend: cette méthode a au moins le don de nous rassurer, alors que la pédocriminalité hante l'actualité.
Entre le bad buzz autour des poupées Shein et la large campagne préventive de l'association Dis No, impossible d'ignorer l'existence de ce fléau. Pour rappel, la Suisse était classée au 4e rang mondial des hébergements de contenus pédocriminels, avec 22'500 signalements en 2023, selon l'Internet Watch Foundation. La plateforme Clickandstop.ch a aussi recensé 1100 signalements en 2023, indique la Protection de l'enfance Suisse, tandis que le NCMEC (National Center for exploited and missing children) a recensé 20,5 millions de signalements en 2024, dont 15 736 concernaient la Suisse (environ 1300 de plus qu’en 2023), d'après un communiqué de presse de Dis No.
Au vu de la situation, posons la question tant redoutée: la technique de l'émoji apporte-t-elle une protection suffisante, lorsqu'on partage des photos de nos enfants sur Internet? Au risque de faire paniquer les parents qui l'adoptent, la réponse, malheureusement, est non.
Les émojis n'empêchent pas le détournement
«On peut facilement coller la tête d’un autre enfant sur une photo anonymisée et utiliser ce collage de manière détournée, à des fins pédocriminelles, souligne Carole Barraud-Vial, responsable du Pôle prévention d'Action Innocence. On ne verra pas le visage de l’enfant anonymisé, mais ce sera tout de même son corps, dans le détournement.»
Regula Bernhard-Hug, directrice de la Protection de l'enfance Suisse, rappelle en outre que ces émojis sont techniquement très faciles à retirer, même lorsqu'ils sont assez larges pour cacher l'entièreté d'un visage.
En réalité, il faut partir du principe que la machine «enregistre» tout ce qu'on partage, peu importe les fioritures protectrices qu'on y ajoute: «L’utilisation d’émojis est une tentative de protection louable, mais rappelons qu’au moment de publier une photo en ligne, on en perd le contrôle, souligne Carole Barraud-Vial. Les conditions générales des réseaux sociaux précisent bien qu’on cède automatiquement les droits d’utilisation, lorsqu’on publie une image. On ne peut maîtriser de quelle manière elle sera enregistrée dans une banque de données ou, pire, détournée.»
Voici les recommandations indispensables que tout parent en possession d'un smartphone devrait connaître:
Eviter les photos de face (avec ou sans émoji)
D'autres mesures de protection doivent donc être mises en place, afin de multiplier les boucliers et maximiser l'anonymat: «Nous suggérons à toutes les personnes souhaitant partager des photos de famille de choisir uniquement des images sur lesquelles leurs enfants apparaissent de profil, en mouvement, en pleine action, avec les traits du visage un peu flous, cachés par une frange de cheveux ou un chapeau, liste Regula Bernhard-Hug. Ce sont effectivement les photos prises de face qui posent le plus grand risque, car c'est ce type d'image qui se prête le mieux au détournement.»
Il est effectivement aisé de «découper» un visage perçu de face pour le coller sur une image de corps nu, par exemple. «Certaines applications gratuites sont même capables d'analyser une photo pour en déshabiller le sujet, déplore notre intervenante. Et tout le monde peut les télécharger, sans même devoir s'aventurer sur le dark web.»
Veiller aux informations véhiculées par la photo
Une fois qu'on a sélectionné une photo prise de profil, un peu floue, et éventuellement apposé un émoji XXL, il reste encore un degré de sécurité à prendre en compte: celui des données personnelles suggérées, malgré nous, par nos posts.
«Toute photo d'un enfant offre des indications potentielles sur son environnement, les lieux qu’il fréquente et sa situation socio-économique, que les algorithmes vont rassembler, pointe Carole Barraud-Vial. Si vous révélez le prénom ou la date de naissance de votre enfant, ces informations permettent aux algorithmes de vous profiler. Tout est fait pour qu’on n’y pense pas, c’est un véritable exercice de réflexion: mais donneriez-vous le prénom de votre enfant à n’importe qui, dans la rue? Probablement pas.»
Voilà qui fait écho à la mode, notamment lancée par Gigi Hadid, consistant à mettre en évidence le nom de ses enfants dans son profil (ou «bio») TikTok et Instagram. La célèbre mannequin aux 73,6 millions d'abonnés y avait inscrit, au moment d'accoucher de sa fille, qu'elle était «la Maman de Khai», inspirant de nombreuses mamans aux quatre coins du monde à faire de même.
Gare au cyber-grooming
En plus de «nourrir» les algorithmes, la divulgation d'informations personnelles comporte un risque encore plus sérieux: celui d'appâter les cyber-groomers, que Pro Juventute définit comme des adultes malintentionnés qui tentent d'entrer en contact avec des enfants ou des jeunes pour satisfaire leurs penchants sexuels. D'après l'étude JAMES 2024, 45% des filles et 20% des garçons de 12 à 19 ans ont déjà été contactés par une personne ayant des intentions sexuelles, au cours des deux dernières années.
«En légende de nos photos, on raconte souvent le contexte de l’image avec beaucoup de détails, risquant de divulguer des informations sensibles, commente Regula Bernhard-Hug. Celles-ci permettent aux réseaux pédocriminels de compléter un dossier autour de l’enfant, de rassembler les informations concernant ses habitudes et, dans les cas les plus sérieux, d’essayer de créer une relation avec lui, soit en se rendant dans les lieux qu’il fréquente régulièrement, par exemple pour un cours de sport, soit via les réseaux sociaux.»
Pour cette raison, le prénom, le lieu d'habitation, la date de naissance et les hobbies de l'enfant ne doivent pas être diffusées. Le fait d'ouvrir un compte privé (et non «ouvert») sur les réseaux sociaux constitue toutefois une petite protection supplémentaire.
Faire le tri avant de poster
En découvrant toutes ces recommandations, on se pose inévitablement la question: n'est-il pas préférable, dans ce cas, de ne plus jamais partager la moindre photo de famille ou d'enfants?
Nos deux intervenantes tempèrent: il est naturel de vouloir montrer les réussites et les progrès de nos enfants, dont on est évidemment très fiers. «On ne peut imaginer Internet sans la moindre image présentant des enfants, car ces derniers font partie de la société, rappelle Regula Bernhard-Hug. Il faut toutefois réfléchir à la façon dont on les montre.»
Abondant dans le même sens, Carole Barraud-Vial conseille de réfléchir avant chaque publication: cette photo est-elle dans l’intérêt de mon enfant? Comporte-t-elle des informations que je serais à l’aise de partager avec des inconnus dans la rue? Que pourrait en penser mon enfant, plus tard? «Sachant que le droit à l’image est valable dès la naissance, il en va de la responsabilité des parents de se poser les bonnes questions et de prendre en compte l’intérêt de l’enfant, jusqu’à sa maturité», rappelle-t-elle.
Sensibiliser l'entourage aux risques
Il nous reste encore WhatsApp, plateforme permettant d'envoyer facilement des photos aux autres membres de la famille. Mais là aussi, une certaine précaution est de mise:
«Le fait d’envoyer des images via messageries sécurisées et cryptées pose moins de risque, explique Carole Barraud-Vial. A condition de clarifier, avec les destinataires, l’usage qu’ils sont autorisés à en faire: il s’agit de préciser qu’on ne souhaite pas que la photo soit publiée sur les réseaux sociaux ou transférée à d’autres contacts, afin de sensibiliser notre entourage direct à ces questions.»
Pas de culpabilité, toutefois, si vous ne l'avez jamais fait jusqu'ici. Ces mesures ne sont pas automatiques, surtout lorsqu'on ignorait l'ampleur du danger: «Les parents n’ont pas l’intention de nuire, ils font du mieux qu’ils peuvent et veulent le bien de leurs enfants, rassure notre intervenante. Il n’est jamais trop tard pour rectifier, poser des questions, apprendre, supprimer des contenus qu’on regrette d’avoir postés, nettoyer un peu nos réseaux sociaux et faire différemment à l’avenir. Le fait d’en discuter est déjà une manière d’adapter sa pratique.»
Signaler les photos à risque et liens douteux
Car l'une des manières de protéger les plus jeunes est justement d'ouvrir la discussion. Lorsque des parents qu'on suit sur les réseaux sociaux adoptent, sans le vouloir, des comportements à risque, Regula Bernhard-Hug suggère de leur en parler, afin de les sensibiliser au danger.
Il peut notamment s'agir d'images présentant des enfants légèrement dénudés, dans un contexte tout à fait innocent, à la piscine ou en été: «Peu de personnes le savent, mais on retrouve malheureusement des photos de vacances ou de piscine dans les réseaux pédocriminels, car certains prédateurs sexuels pédocriminels sont attirés par les sujets du quotidien, affirme notre experte. Même une simple image estivale peut donc représenter un véritable danger. Dès qu’on voit beaucoup de peau, cela peut devenir stimulant pour les personnes qui consomment du matériel pédopornographique.»
Si l'on ne connait pas très bien les parents en question ou qu'on n'ose pas aborder le sujet, il est possible de signaler le cas via une plateforme telle que Clickandstop.ch. De même, face à contenu, une image ou un lien suspicieux, le réflexe de signaler est essentiel:
«Pas besoin d’être expert d’Internet pour tomber sur ces réseaux pédocriminels, poursuit la directrice de Protection de l'enfance suisse. Ils se trouvent sur les réseaux sociaux ou s’immiscent dans l’espace commentaires de certaines grandes boutiques en ligne, pour inviter les usagers dans le dark web au moyen de liens. Sur les sites pornographiques, aussi, on trouve parfois des catégories 'Teens', contenant des liens ou des images problématiques. Il ne faut jamais hésiter à signaler ces contenus si l’on tombe dessus par hasard.»
Le site Clickandstop.ch permet de signaler la violence sexuelle envers les enfants et les adolescents.
Action Innocence propose des ressources et des informations pour aider les parents à accompagner leurs enfants dans le monde du numérique.
Le canton de Genève a lancé CitÉcrans, un espace destiné aux parents d'enfants âgés de 0 à 12 ans. Sur rendez-vous, ceux-ci peuvent bénéficier de trois séances de conseils gratuites et poser toutes leurs questions relatives aux écrans.
Des informations utiles et du soutien sont disponibles sur le site de Protection de l'enfance Suisse.
Des conseils pour sensibiliser les enfants et les adolescents aux dangers des réseaux sociaux sont disponibles sur Pro Juventute.
Pour faire supprimer des photos ou vidéos dénudées de soi, il est possible de faire appel au service de Take it Down.
L'association Dis No propose une aide aux personnes ayant consommé du matériel pédopornographique ou qui ont envie de le faire.
Le site Clickandstop.ch permet de signaler la violence sexuelle envers les enfants et les adolescents.
Action Innocence propose des ressources et des informations pour aider les parents à accompagner leurs enfants dans le monde du numérique.
Le canton de Genève a lancé CitÉcrans, un espace destiné aux parents d'enfants âgés de 0 à 12 ans. Sur rendez-vous, ceux-ci peuvent bénéficier de trois séances de conseils gratuites et poser toutes leurs questions relatives aux écrans.
Des informations utiles et du soutien sont disponibles sur le site de Protection de l'enfance Suisse.
Des conseils pour sensibiliser les enfants et les adolescents aux dangers des réseaux sociaux sont disponibles sur Pro Juventute.
Pour faire supprimer des photos ou vidéos dénudées de soi, il est possible de faire appel au service de Take it Down.
L'association Dis No propose une aide aux personnes ayant consommé du matériel pédopornographique ou qui ont envie de le faire.