La Fondation Wilsdorf, qui est l’unique actionnaire de Rolex et vit de ses dividendes, poursuit des buts philanthropiques depuis 1960, qui l’ont vue prendre une dimension incontournable à Genève. La devise de la fondation a longtemps été: «Le bien ne fait pas de bruit et le bruit ne fait pas de bien.»
Mais aujourd’hui, la Fondation ne veut plus avoir de secrets, ou presque, pour les Genevois. Alors qu’elle va conclure le rachat, à la SSR, de la tour de télévision du quai Ernest-Ansermet, son secrétaire général, Marc Maugué, nous reçoit dans les locaux de la place d’Armes, à Carouge. Visage médiatique de la discrète Fondation, il occupe ce poste depuis 15 ans. D’emblée, il en convient: une plus grande transparence vis-à-vis du public se justifie aujourd’hui.
Aides: 500 millions par année
«Donner, c’est politique», résume Marc Maugué, paraphrasant le sociologue Marcel Mauss (1925). «Il faut tenir compte des interrogations légitimes que soulève le fait philanthropique en démocratie.»
La Fondation, qui chaque année verse plus de 500 millions de francs en aides financières, consacre à Genève 250 millions sur ce montant. En tout, quelque 8000 demandes lui parviennent, tous bénéficiaires confondus, dont 75% concernent des particuliers. Le reste, environ 1300-1500 demandes, sont institutionnelles et culturelles, comme dans le cas des sauvetages des clubs de Genève-Servette en hockey, du Servette FC en foot ou du cinéma Plaza. Ce sont ces aides-là qui attirent plus l’attention, en raison de leurs montants souvent élevés.
1 milliard d’immobilier
A quoi s’ajoutent les acquisitions immobilières. Elles aussi confèrent une forte visibilité à la Fondation. Comme le rachat annoncé de la tour RTS. «La tour vaut environ 150 millions de francs», nous répond Marc Maugué, fournissant une première estimation qui met fin aux spéculations sur le prix. De tels montants laissent à l’imaginaire quelques latitudes pour estimer le parc immobilier de Wilsdorf. En tout, «la valeur de notre parc immobilier ne dépasse pas 1 milliard de francs», coupe court le secrétaire général.
Ce montant se répartit sur une quinzaine de bâtiments, dont la Fondation ne tire pas profit. Ils incluent notamment le Plaza, des hôtels mis à disposition de la Croix-Rouge et d’autres institutions d’aide sociale, les immeubles de l’Espace Tourbillon à Plan-les-Ouates ou encore le campus de la Haute Ecole d’Art et de Design (HEAD). Ce patrimoine, explique le responsable, n’a pas de valeur de marché, car la fondation ne peut le vendre: «Quand nous achetons un hôtel, il est notre propriété, mais nous donnons un droit de superficie aux occupants, si bien qu’on ne peut pas en disposer à notre guise.»
Le parc immobilier de Rolex, lui, vaut largement davantage, mais les chiffres ne sont pas publics, l’entreprise étant privée et non cotée en bourse.
Pas de fortune propre
Aujourd’hui, Marc Maugué n’évitera aucune question. Y compris celle-ci: quelle est la fortune de la Fondation Wilsdorf? N’est-elle pas considérable? Est-elle gérée à la banque Pictet, par exemple? «Si nous avons une fortune? Pas du tout, clarifie Marc Maugué. Nous n’avons pas de compte chez Pictet, et n’en avons jamais eu.»
Ainsi, les bénéfices de Rolex ne sont-ils pas intégralement parqués dans la fondation. «Ne remonte à la fondation que ce qui est utile à la réalisation des buts philanthropiques», précise notre interlocuteur. «Nous ne conservons pas de surplus et n’investissons pas de fortune.» Seul capital accumulé par la fondation: les provisions. Si par exemple 250’000 francs ont été promis au Centre social protestant, le montant sera conservé sur un compte en banque en attendant son versement.
Rolex, une tout autre histoire
Rolex, entreprise privée, détient quant à elle des fonds propres et un parc immobilier considérables, son chiffre d'affaires annuel ayant doublé entre 2014 et 2023, pour passer de 5 à 10 milliards de francs. Mais l’entreprise n’est pas tenue de communiquer les montants au public. Aux yeux de ce dernier, Rolex et la fondation Wilsdorf se confondent souvent.
Or si Rolex a la réputation de récompenser, lors de ses diverses remises de prix philanthropiques, les meilleurs talents, la Fondation ne s’est jamais départie de son orientation populaire: pas de bourses d’excellence, mais des aides à des étudiants qui sont tout juste dans la moyenne, à des personnes endettées, à la réinsertion professionnelle, à la culture alternative (L’Usine…) et pas uniquement au Grand Théâtre. «Bref, si Rolex cherche l’excellence, nous recherchons la cohésion sociale, résume Marc Maugué. Nous n’allons pas soutenir un violoniste de génie ou un étudiant en physique nucléaire, mais des étudiants qui ne peuvent pas être pris en charge par l’Etat.»
Vers une substitution à l’Etat?
Si la Fondation ne peut être comparée à Rolex, elle peut en revanche être comparée à l’Etat. Jusqu’à s’y substituer? Marc Maugué le conteste. «Nous suivons le principe de subsidiarité et nos actions sont en articulation avec les politiques publiques, car nous sommes alignés sur l’intérêt public et n'agissons que dans ce cadre.»
Il nous donne l’exemple de l’achat du cinéma Plaza en 2019, destiné à le sauver de la démolition «Je suis allé voir Sami Kanaan, alors en charge de la culture à la Ville, et Thierry Apothéloz pour le canton. J’ai dit que nous étions prêts à racheter, mais seulement si les autorités jugeaient que c’est dans l’intérêt commun. Si tel n’était pas le cas, nous ne l’aurions pas fait.»
La fondation, nous explique Marc Maugué, tire sa légitimité d’un alignement avec l’Etat, qui lui est issu du suffrage. «Dans le cadre de nos aides individuelles, il s’agit de compléter les dispositifs étatiques lors de situations qui passent entre les mailles du filet. Nous allons par exemple soutenir un jeune qui ne peut pas obtenir de bourse du canton, faute de certificats de salaire des deux parents, dans le contexte d'un divorce conflictuel.»
Risque d’influence sur les médias
On le sait, la Fondation est actionnaire du journal «Le Temps», via la fondation Aventinus, qui regroupe plusieurs propriétaires. Wilsdorf détient aujourd’hui une part plus importante dans «Le Temps» que les fondations Leenaards et Michalski, nous confirme Marc Maugué. Dans quelle mesure cela influence-t-il la ligne éditoriale? L’indépendance est garantie, assure-t-il: «Les structures de gouvernance du Temps sont autonomes et n’ont aucun représentant des trois fondations. Nous sommes des anti-Bolloré. Par ces règles strictes, nous pratiquons une philanthropie institutionnelle, pas une philanthropie d’individus. Un élément essentiel dans l’exercice de la philanthropie, c’est la légitimité.»
Un poids à relativiser. Vraiment?
Marc Maugué a un message à faire passer: il faut relativiser le poids de la fondation. «On surestime son impact. Sachant que nous dépensons à Genève à peu près 250 millions par an, cela peut-il vraiment se comparer avec les 10 milliards de budget annuel de l'Etat de Genève? Même si on calcule qu’avec les infrastructures, nous sommes à 700 millions de dépenses par an, cela reste à 4% du budget de fonctionnement de l’Etat de Genève. Si la fondation disparaissait demain, le canton de Genève ne serait pas si différent, plaide-t-il. Si Antonio Hodgers nous a approchés pour l’achat de la tour, c’est avant tout pour notre capacité à intervenir rapidement avec des moyens importants.»
75 millions d’impôts (facultatifs)
Tout aussi discrètement, la Fondation Wilsdorf a renoncé depuis 5 ans aux effets de l’exonération fiscale à laquelle elle a droit, et paie chaque année environ 75 millions de francs d’impôts par an, fédéraux, communaux et cantonaux. «Pourquoi nous payons des impôts? Pour signifier que nous reconnaissons la primauté de l’Etat sur nos activités. C’est responsable de payer des impôts, parce qu’on a les moyens de le faire, sans diminuer l’intensité du soutien public. Cette fondation n’a jamais été anti-étatique, bien que cette notion habite beaucoup de fondations.»
Est-ce parce qu’elle rémunère ses dirigeants à hauteur de plusieurs millions de francs? «Cela n’a rien à voir. Bien des fondations rémunèrent leurs collaborateurs et sont exonérées d’impôts, car l’exonération est un droit si l’on poursuit des buts d’utilité publique. Je ne connais pas de collaborateurs, dans n’importe quelle fondation en Suisse, qui ne soient pas rémunérés. Chez nous, comment demander à 30 collaborateurs d’analyser bénévolement 8000 demandes par année?»
Silence sur les rémunérations
C’est la seule réponse que nous n’obtiendrons pas. Le montant de la rémunération des membres du conseil de fondation, dont on sait qu’il s’élève à plusieurs millions. «Bien rémunérer les dirigeants est prévu depuis la création de la Fondation, et cela a toujours été approuvé par l’Autorité de surveillance, souligne Marc Maugué. Sur les montants de la rémunération, je ne me prononcerai pas. On n’a pas plus à savoir combien gagne le directeur de Rolex que le directeur de la fondation. Peut-être, vous répondrai-je dans quelques années. Pour l’heure, ce n’est pas à l’ordre du jour.»
Méthodologie oui, fléchage non
La couche de secret qui a entouré la fondation soulève souvent la question de la méthode d’attribution de ses fonds. «Je vous confirme que nous travaillons avec une méthodologie professionnelle, et pas de manière arbitraire. Une de nos caractéristiques est d’accorder régulièrement des fonds non-affectés. Nous considérons que les bénéficiaires institutionnels de la fondation sont des experts dans leur domaine. Cela nous distingue de beaucoup d’autres donateurs qui affectent de manière stricte les montants attribués. Toutefois, la confiance n’exclut pas le contrôle, conclut Marc Maugué: la bonne utilisation des fonds fait l’objet de vérifications.»
En francs (ordre de grandeur)
Domaine social: 120 millions
Formation et insertion: 95 millions
Domaine culturel: 40 millions
Humanitaire : 145 millions
Animaux et écosystème: 115 millions
En francs (ordre de grandeur)
Domaine social: 120 millions
Formation et insertion: 95 millions
Domaine culturel: 40 millions
Humanitaire : 145 millions
Animaux et écosystème: 115 millions