C'est un peu la fable de la cigale et de la fourmi. Le canton de Vaud ayant chanté tout les étés entre 2005 et 2022, s'est trouvé fort dépourvu, quand la bise de 2023 fut venue.
«Ce n’est pas au peuple de payer les cadeaux faits aux riches». Ce 18 novembre, cette phrase a figuré parmi les slogans arborés par les fonctionnaires en colère de l’Etat de Vaud. Jamais des manifestations de la fonction publique n’avaient attiré autant de personnes que celles du 2 octobre et de ce mardi. La première a vu 14’000 à 15’000 personnes défiler. La seconde, entre 16’000 et 25’000 personnes. L’année 2026 verra culminer les coupes budgétaires à 305 millions de francs, après un déficit prévu de 330 millions.
Boom et bust de l'argent des startups
Ce n’est que tout récemment que la roue a tourné pour le canton de Vaud: à partir de 2023, le canton a dégagé son premier déficit. Mais entre 2005 et 2022, les comptes vaudois avaient affiché 18 exercices consécutifs de bénéfices. Depuis 2023, les comptes sont restés dans le rouge. Le canton de Vaud sort donc durablement d’une période d’euphorie durant laquelle il était le prodige de la Suisse romande, souvent cité comme contre-exemple de Genève. Entre 2005 et 2020, le PIB vaudois a augmenté de 41,9% et l’emploi a crû de 31%, témoignant d’une économie régulièrement classée parmi les plus dynamiques de Suisse.
Ce dynamisme n’était pas étranger à l’écosystème technologique qui s’était développé autour de l’EPFL. C’est en 2021 que le pic a été atteint: cette année-là, les startups vaudoises ont «battu un record en dépassant 1 milliard» de financement. Juste avant, à la Silicon Valley, on observait la fin de l’euphorie du capital-risque qui s’investissait dans les startups technologiques. En 2020, il avait atteint son point le plus bas sur 10 ans.
Trou de la sous-taxation des riches
Dès lors, où est passé tout l’argent de cet âge d’or vaudois? Au moment où plus de 300 millions de coupes sont prévues, difficile d’oublier qu’entre 2009 et 2022, des «centaines de millions de francs» d’impôts des gros contribuables ont échappé au canton. Le fisc vaudois avait fortement sous-taxé les riches contribuables, à travers une application erronée du bouclier fiscal.
«C’est mathématique, les fonctionnaires doivent payer pour tout ce que n'a pas prélevé le fisc vaudois pendant 13 ans dans le cadre du bouclier fiscal, et ils doivent payer aussi pour les baisses d'impôt constantes, les dernières ayant été décidées au pire moment», réagit Raphaël Ramuz, secrétaire syndical au Syndicat des services publics du canton de Vaud (SSP Vaud).
700 millions d'impôts perdus
D'après lui, «le manque à gagner lié à la sous-taxation des riches contribuables a été estimé entre 500 millions et 1 milliard». Autant d’agent qui n’est jamais entré dans les caisses, et qui manque aujourd’hui cruellement à l’appel.
A l’époque, ce laxisme pouvait sembler validé par les excédents. Mais à l’heure des vaches maigres, Raphaël Ramuz dénonce une irresponsabilité fiscale, qui va bien au-delà de l’épisode de la sous-taxation: «Sans même compter la perte des 13 ans de sous-taxation des plus gros contribuables, les baisses fiscales constantes sur Vaud depuis des années ont abouti à plus 700 millions de recul des recettes fiscales depuis 2012. A quoi s'ajoutent plus de 620 millions de pertes liées aux pertes fiscales s'échelonnant sur cette législature».
Fin 2024, au pire moment pour les finances vaudoises, le Grand Conseil vaudois a opté pour une baisse de 7% de l'impôt cantonal sur le revenu des personnes physiques d'ici 2027. Soit davantage que le projet initial du Conseil d'Etat (5,5%), mais moins que l'initiative des milieux patronaux (12% sur le revenu et la fortune), qu’il a fallu contenter.
Services publics délaissés
«Le programme de législature de 2022 n'avait qu'une mesure phare, c’est le projet des baisses fiscales. Or ces dernières profitent à ceux qui paient le plus d’impôts, donc aux plus hauts revenus», regrette Raphaël Ramuz. Si cette politique s’est voulue favorable au pouvoir d'achat, le secrétaire syndical n’en croit rien. «Les baisses fiscales profitent le plus à ceux qui ont le moins de problème de pouvoir d’achat. Par ailleurs, au plus fort de l’inflation en 2023, le Conseil d'Etat n'a pas donné la pleine indexation de salaires, et se fait prier pour les mesures de revalorisations salariales ou d'augmentations de postes dans la santé, par exemple».
L’argent est donc parti en cadeaux fiscaux, si l’on en croit Raphaël Ramuz, «ce qui n’est pas étonnant pour un gouvernement dont le projet politique, ce sont les baisses fiscales». Et cela, aux dépens des services publics. «Le programme de législature de 2022 n'a, à aucun moment, passé en revue les besoins des services publics. Vous baissez les impôts, et donc la base matérielle des services publics. Or les conseillers d'Etat sont censés être garants des prestations du service public. La posture de la ministre de la Santé, par exemple, interroge car elle endosse des coupes dans un secteur déjà sous-doté, ce qui a des effets désastreux sur le service public.»
Déséquilibre accentué à l'avenir
Le retour à l’euphorie n’est surement pas pour demain. «Pour faire les économies en 2026, le gouvernement va utiliser les réserves, estimées entre 2 et 4,7 milliards. Mais que se passera-t-il au-delà de 2026, à l'horizon 2030, que se fixe le Conseil d'Etat? Quand on aura épuisé les réserves et que les recettes fiscales, en baisse, ne pourront compenser les charges, qui continueront d’augmenter? Le déséquilibre structurel ne fera que se creuser, et on ira dans le mur.»
Derrière cette politique, une certaine vision de la société, craint Raphaël Ramuz. «Aujourd’hui, l'impôt est vu comme une ponction totalement confiscatoire du patrimoine individuel, et cette mentalité infuse dans toutes les classes». Une vision qui n'est pas contrebalancée par un contre-discours qui rappelle l’importance de l’impôt. «L’impôt, c’est ce qui permet de fournir à toutes et à tous le service public décidé par la communauté politique que nous formons, un service public qui permet de former ceux que recrutent les entreprises, et auquel même les plus riches doivent leur prospérité».