Il y a quelques mois, la RTS a vacillé de l’intérieur: un tiers des employés a pris part à un vote interne. Parmi eux, plus de 80% ont exprimé leur défiance envers la direction. Une contestation frontale de la gouvernance de Pascal Crittin, directeur depuis 2017, qui réagit dans une interview exclusive pour Blick. Rendue publique, la motion n’a pas déclenché de véritable onde de choc. Mais en interne, elle continue de faire des remous.
Face à ce vote de défi, la direction a choisi de contester la forme. Elle remet en question la légitimité du scrutin en raison de l’absence de possibilité d’abstention et évoque une rupture avec l’éthique du partenariat social. Depuis lors, les tensions ne se sont pas apaisées. Sur fond d’économies drastiques, d’incertitudes stratégiques et de déménagement vers le nouveau Campus d’Ecublens (VD), l’ambiance est lourde. Les rumeurs de coupes dans les programmes se propagent.
Blick a cherché à en savoir plus sur cette confiance rompue et cette ambiance délétère au sein du service public. Nous avons ainsi contacté plusieurs dizaines d'employés, issus de tous les secteurs de l’entreprise. De ces échanges ressortent cinq critiques principales, exprimées de manière récurrente et souvent teintées d’une profonde inquiétude.
Des économies qui sabotent la mission
C’est le cœur du mandat de service public qui est en jeu: quand la production est sacrifiée, ce sont les contenus qui disparaissent, donc ce que voit ou écoute le public. Depuis 2023, la Société suisse de radiodiffusion (SSR) et ses unités — dont la RTS en Romandie, sont sous pression.
D’un côté, une initiative populaire veut plafonner la redevance radio-TV à 200 francs par an. De l’autre, le Conseil fédéral a choisi une voie alternative: faire baisser progressivement cette redevance de 335 à 300 francs, ce qui implique d'importantes mesures d'économies pour la SSR.
A la RTS, cela s’est déjà traduit en octobre dernier par une coupe de 10 millions de francs à réaliser pour 2025. Sur 46 postes supprimés, 19 personnes ont été licenciées. Et ce n’est qu’un début. Un nouveau programme d’économies est prévu pour 2026. Puis, à partir de 2027, la baisse progressive de la redevance viendra encore creuser le manque à gagner.
Les mesures d’austérité toucheraient avant tout la production — le contenu même de la mission de service public. L'appauvrissement de l’offre alimente les critiques externes et affaiblit le soutien à la redevance, estiment de nombreux collaborateurs. «Les gens ont de moins en moins envie de payer pour un service de moins en moins riche. C'est un cercle vicieux», déplore un employé.
Beaucoup ne comprennent pas «cette stratégie» qui revient à tailler «systématiquement» dans les programmes. «L'effectif de l'entreprise ne correspond plus au cœur de sa mission», estime un collaborateur. Un exemple? «Quand Espace 2 n'enregistre plus que 300 heures de concert au lieu de 1000, remplit-elle toujours son rôle de service public?», questionne une employée.
Autre exemple concret d'inquiétude: jeudi dernier, la SSR a passé un accord historique avec les éditeurs alémaniques (ndlr: dont Ringier, éditeur de Blick). La SSR limitera la taille de ses textes publiés en ligne, en échange du soutien de l'association des éditeurs alémaniques contre l'initative pour la redevance à 200 francs. «Là encore, le site va avoir une offre réduite, alors que notre contenu devrait être visible et mis en valeur», s'inquiète une employée.
Dans le cadre des économies réalisées en 2025, la RTS a «surtout optimisé ses modes de production et réduit des prestations internes», défend son service de communication. Même si les émissions suivantes ont été supprimées: «Helvetica», «Sport dernière», «Vivants», «Nouvo», le magazine «15’», «A voix haute» et le journal radio de 22h30.
Economies obligent, la grille d'été sera également allégée. «Les captations de musique classique, ainsi que les contributions à quelques partenaires, ont également été affectées, tout comme la présence de la RTS lors de manifestations culturelles et sportives», rapporte Marco Ferrara, porte-parole. Les productions originales ont baissé de 2% depuis 2022. Aucun concours externe, pour co-produire des films ou des documentaires notamment, n'a été suspendu, ajoute-t-il.
Par ailleurs, si moins de postes administratifs ont été touchés par les coupes, c'est une question de proportionnalité. Les services administratifs représentent moins de 9% des effectifs. «Dans les dernières suppressions de postes, 41 ont concerné la fabrication de contenus et 5 ont été supprimés aux services administratifs transversaux, ce qui est proportionnel à l’effectif global de chacun de ces domaines», recense Marco Ferrara.
Trop de chefs, pas assez d'écoute
Ce grief découle directement du point précédent. Les collaborateurs dénoncent une structure hiérarchique hypertrophiée, où la bureaucratie l’emporte sur l’efficacité. «Pendant que les métiers de terrain disparaissent, les cadres restent intouchables», estime une salariée. Et le sentiment d’être mis à l’écart des décisions importantes mine encore la confiance.
Par ailleurs, les employés reprochent à la direction une culture du «placard doré». «Tout le monde a cinq ou six chefs», s'indigne une employée. Un autre ajoute: «On ne sait pas ce que font certaines personnes.» «Engager dans l'encadrement et moins dans la production, c'est le cancer de cette entreprise», tonne un collaborateur. L’Assemblée du personnel a ainsi proposé un 'appel à la solidarité des cadres', afin qu’ils soient concernés par les licenciements. Mais cela n'aurait rien donné.
Bon nombre d'employés estiment que le point de vue du personnel n'est pas pris en compte dans les groupes de travail qui planchent sur les coupes. Surtout dans le digital, grand terrain de transformation pour la RTS qui veut donner la priorité au numérique.
«On a engagé des dizaines de personnes pour gérer les réseaux, puis décidé de fermer les pages propres à chaque émission, de supprimer Twitter... On ne comprend pas bien la logique», se questionne un employé. «Les gens de la technique et du digital n'ont pas du tout été intégrés pour réfléchir à la stratégie future», croit savoir une salariée. Une autre donne un exemple: «Sur les réseaux, nous misons désormais tout sur Instagram, sans consulter ceux qui savent comment ça fonctionne!»
Certains employés saluent toutefois les multiples rencontres entre la hiérarchie et le personnel. «On n'a jamais eu autant d'agoras, de petits-déjeuners pour poser des questions», félicite une collaboratrice. Une autre regrette pourtant que les questions «qui fâchent» soient balayées lors de ces rendez-vous.
L’image d’une RTS gangrenée par la hiérarchie ne tient pas, rétorque la direction, chiffres à l’appui. En Suisse romande, le média de service public compte 91 cadres, soit à peine 5% des effectifs. «Cela correspond au taux moyen en Suisse et se situe même largement en-dessous des administrations publiques», souligne Marco Ferrara. Et de rappeler que le nombre de cadres a chuté de plus de 15% depuis 2017, alors que les effectifs totaux, eux, n’ont pas bougé.
Par ailleurs, aucune ascension hiérarchique n’a été effectuée sans mise au concours. Depuis décembre 2023, un nouveau processus intègre des représentants du personnel, à la suite d'une demande syndicale. Et au moment de réfléchir aux coupes, les postes de cadres sont soumis à une évaluation critique, et non prioritairement protégés, assure la communication de la RTS.
Environ 150 collaborateurs incluant plusieurs niveaux hiérarchiques ont, par ailleurs, été associés aux réflexions initiales sur les économies. «Nous avons entendu la consultation qui nous a permis de sauver une dizaine de postes en réduisant le nombre de licenciements à 19 et les retraites anticipées à 13», salue le porte-parole, Marco Ferrara. Il précise ainsi que la direction associe les équipes à tout changement d'organisation, via des sondages, des consultations ou des rencontres directes. «Chaque fois que c'est possible», un retour immédiat est donné aux remarques des collaborateurs.
Une communication floue et «condescendante»
Le mot revient en boucle: flou. Les salariés rapportent ne savoir ni ce qui les attend, ni ce à quoi ressemblera la RTS de demain. Plusieurs personnes reconnaissent cependant que les défis politiques futurs occasionnent fatalement une incertitude contre laquelle la direction ne peut rien. «Je n'aimerais pas être à leur place», souffle une employée.
D'autres reprochent à la direction d'éviter les réponses claires, permettant aux rumeurs de devancer les annonces officielles. C'est notamment le cas au sujet de l'émission «36.9». Durant nos entretiens, la quasi-totalité des personnes interrogées a rapporté que ce programme phare allait disparaître. Or, l’émission restera diffusée à la télévision le mercredi — du moins pour l’instant — tout en développant de nouveaux formats pour la plateforme de streaming Play RTS.
«Tout le monde a l’impression que la direction de la RTS est perdue, en bout de course, qu’elle ne sait pas trop où elle va, qu’elle multiplie les initiatives avec des noms compliqués en anglais… On se demande s'il y a un pilote dans l'avion», interpelle un employé.
Au flou s’ajoute un sentiment plus amer: celui d’une communication condescendante, parfois perçue comme arrogante. Les échanges entre le syndicat SSM et la direction, à la suite du vote de défiance, illustrent ce ressenti.
Dans sa réponse au vote de défiance, Pascal Crittin évoque une démarche «contraire à la loyauté et à la confiance qui devraient fonder le partenariat social», et en conséquence, décide de limiter ses échanges avec le syndicat. Le ton de cette missive a été jugé «très méprisant» par bon nombre d'interlocuteurs.
«On nous parle comme si on était des enfants, d'une manière hyper paternaliste. C'est insupportable, juge une employée. Le résultat du sondage sur la confiance a été balayé d'un revers de la main.» Cette même personne estime que ce paternalisme s'applique aussi au public. «Une de leurs stratégies, c'est d'encourager les gens à télécharger l'application RTS. Pour l'instant, ça ne marche pas. Lorsqu'on demande des comptes, on nous explique que le public 'n'a pas encore compris'.»
Un autre employé partage ce sentiment, au sujet cette fois d'une décision de la maison mère, la SSR: celle de débrancher la FM. «Le timing de cette décision est absurde. La radio a perdu énormément d'audience. Et on t'explique avec arrogance qu'elle reviendra, quand les gens auront l'idée de changer de voiture pour des modèles qui captent le DAB+.»
La RTS se défend de toute opacité dans sa communication. Depuis l’annonce de la baisse de la redevance à 300 francs, des séances régulières avec le personnel sont organisées. «Nous avons annoncé la couleur dès novembre 2023 et l’avons répétée chaque mois», explique son service de communication, évoquant 19 séances d’information en deux ans, réunissant au total 2300 participants.
Consciente que des zones d’ombre subsistent, elle assure que d’autres rencontres sont prévues, et encourage chacun à y assister. «La direction ne prend pas ses décisions de mesures d’économie toute seule dans son coin», insiste Marco Ferrara.
Quant aux fuites et rumeurs, elles seraient inévitables dans une entreprise de 1800 personnes: «Nous ne pouvons pas impliquer le personnel et escompter que rien ne circule.» A ce jour, aucun projet finalisé n’existe pour les économies 2026. Le plan sera communiqué après les vacances d’été.
Si un sondage interne a confirmé, selon la direction, que «l’ambition était globalement comprise», nos échanges avec des dizaines de collaborateurs racontent une autre réalité. Comme un vieux couple qui se parle constamment mais ne se comprend plus.
Une direction silencieuse face aux attaques politiques
Les employés reprochent aussi à leur hiérarchie un manque de courage politique. Face aux attaques récurrentes, notamment de l’UDC, principal parti derrière l'initiative pour une redevance à 200 francs, ils estiment que la RTS baisse la tête au lieu de défendre publiquement sa mission.
Pour une employée, il s'agirait surtout de riposter contre les attaques injustes. «Je comprends que la direction n'ait pas envie de se lancer dans un débat face à face, dit-elle. Mais à un moment, il faudrait qu’elle fact-check ce qui est balancé en face, avec humilité. Qu'elle ait le courage de reconnaître ses erreurs, mais aussi de corriger la désinformation des partis qui attaquent. L'UDC, par exemple, critique l'utilité du service public, mais figure parmi les partis les plus invités à la RTS.»
Pour un collaborateur, le débat sur le financement de l'audiovisuel public n'est pas surprenant. «C'est normal qu'il y ait des partis qui veulent moins d'Etat. Mais je ne pense pas que la direction défende extraordinairement bien la boîte à ce sujet.»
Certains membres du personnel pensent toutefois que la direction justifie convenablement le rôle du service public. Mais ont du mal à réconcilier ce point de vue et les coupes qui touchent directement les programmes.
Pascal Crittin, directeur de la RTS, affirme au contraire dans l'entretien qu'il nous accorde que les coupes budgétaires ont été conçues de manière à préserver coûte que coûte les «grands rendez-vous»: les émissions phares du soir à la télévision et celles du matin à la radio.
Il souligne en outre que l’heure de la campagne politique n’a pas encore sonné, même si des échanges intenses se poursuivent depuis plusieurs mois entre la SSR et le Parlement.
Campus: un projet «mal ficelé» et «trop cher»
Dès juin 2025, la RTS entamera son déménagement vers Campus, son nouveau site d'Ecublens. Les locaux lausannois de La Sallaz seront entièrement vidés. A Genève, la tour continuera d'abriter notamment les sports, les magazines (comme «Temps Présent»), la fiction ou les documentaires.
Or, plusieurs collaborateurs ne perçoivent pas comment la RTS va pouvoir rester présente sur deux sites aussi importants, alors qu'elle prévoit de licencier du personnel jusqu'en 2029. Le projet est jugé symptomatique d'un «merdier général». «C'est immense, anachronique, mal budgété puisque Campus va coûter le double de ce qui est prévu, et ça tombe comme un cheveu sur la soupe de la votation sur la redevance.»
A l'inverse, plusieurs employés saluent un projet «magnifique», où «tout est à créer». Mais même les partisans de Campus ne comprennent pas clairement la vision. «C’est une coquille vide. Le projet immobilier a été fait avant de savoir ce qui allait être mis dedans. Je pense que c’est un gouffre financier», résume le collaborateur qui trouve pourtant l'idée «magnifique».
Au niveau logistique, des incohérences sont pointées du doigt. «Les techniciens qui fabriquent le «19h30» ne savent pas, un an avant le déménagement, sur quel matériel ils vont travailler», s'étonne un membre du personnel.
Certains grincent: «Un bâtiment grandiose, pour une rédaction qu’on vide peu à peu — on va finir par y entendre l’écho.» Le flou persiste aussi sur ce que la RTS gagne vraiment avec Campus, en proportion de ce qu’elle y consacre. «On nous dit que c'est un mal pour un bien, rapporte une employée. Mais de toute façon, ils ne nous diront jamais si c'était une bonne idée ou non.»
Avant de diriger la RTS, Pascal Crittin a été chef de projet du nouveau site. Il connaît donc le dossier de fond en comble — et l’a défendu face aux nombreuses questions que nous lui avons posées, soulignant que sa construction a été entièrement financée grâce à la vente d’autres immeubles de la SSR.