La confiance serait-elle rompue entre les employés de la RTS et leur direction? Voilà quelques mois, 600 collaborateurs du média de service public participaient à un vote, lors duquel ils affichaient leur défiance.
Blick a enquêté auprès des salariés, et a découvert un climat de peur, dans lequel s'inscrit de nombreux griefs. La direction n'aurait pas de vision claire du futur, ne défendrait pas bien ses troupes faces aux attaques politiques, et emploierait un ton méprisant pour s'adresser à la base.
Directeur de la RTS, Pascal Crittin a accepté de répondre à toutes les questions de Blick.
Pascal Crittin, les collaborateurs de la RTS s'inquiètent des coupes dans les programmes. Comment maintenir une offre de qualité en réduisant les moyens?
Je comprends qu'il y ait cette inquiétude. C'est un énorme défi que de couper 17% du budget comme on est en train de le faire. C’est dur, mais je crois que c'est possible si nous parvenons à nous transformer en profondeur, dans notre organisation, notre manière de produire, dans ce qu'on propose aussi. Les gens utilisent de plus en plus les médias de manière numérique sur leur smartphone, leur tablette, leur télévision connectée. C'est une opportunité d'aller chercher de nouveaux modes de production, de nouvelles narrations, de nouveaux formats. Nous devons saisir le levier de la transformation digitale. Le service public sera différent, mais fidèle à sa mission et à ses valeurs.
Vous parlez du digital. Plusieurs employés regrettent que les équipes numériques, justement, n'aient pas été assez impliquées dans les groupes de travail autour des coupes.
Les économies, nous les faisons d'abord en veillant à la concession. On a un mandat, on doit l'honorer et continuer de proposer de l'information, du sport, du divertissement et de la culture pour tous les publics. Pour identifier les économies, on a constitué des groupes de travail transversaux. Il y a plus de 150 personnes qui ont travaillé l'an dernier pour faire des propositions. Les équipes du digital ont été aussi impliquées.
Pensez-vous que cette réduction de l'offre peut endommager le soutien des Suisses au service public? Ils voient ou écoutent moins de programmes, donc à quoi bon vous soutenir?
On fait très, très attention à ça, parce qu'on jouit d'une grande confiance du public. Ça me touche beaucoup. Evidemment, ça nous fait plaisir, mais c'est aussi une grande responsabilité. Nous maintenons les grandes émissions de structure, comme on dit dans notre jargon, les émissions les plus vues, les plus écoutées, les grands rendez-vous en soirée en télévision, ou le matin en radio. On a coupé, pour 2025, des émissions qui sont un peu plus tard le soir, par exemple le journal de 22h30 en radio ou Sport dernière en TV. Ou des émissions plus courtes en télévision qui étaient diffusées le week-end, comme «Nouvo» ou «Helvetica». Donc, plutôt à la marge du programme. Mais je sais bien que derrière chaque émission, il y a un public.
A propos d'émission phare, est-ce que «36.9» va disparaître? La rumeur enfle chez les collaborateurs...
La santé fera toujours partie de notre offre, c'est essentiel, surtout avec ce qu'on connaît aujourd'hui, les attaques aux Etats-Unis sur la science, ou le complotisme. C'est essentiel de garder un journalisme critique sur la santé et la science, dans les émissions d’information comme dans des rendez-vous en télévision tels que «36.9». Mais en même temps, on doit optimiser la fabrication de nos émissions, y compris nos grands magazines, le politique ayant décidé de réduire nos moyens. Et puis, il y a la transformation numérique. Et notre ambition, c'est que les personnes qui ne regardent pas la télévision aient aussi accès à ces contenus. Cette consommation numérique est maintenant majoritaire, nous devons nous adresser à ce public.
Le marché qui a été passé entre la maison mère, la SSR, et les éditeurs alémaniques, va réduire la taille des textes sur votre site en échange d'un soutien contre l'initiative sur la redevance à 200 francs. Ce n'est pas une forme d'appauvrissement de votre offre?
Je soutiens complètement cet accord. Dans le fond, les éditeurs reconnaissent que l'avenir de la SSR, c'est le digital. Par ailleurs, ils se positionnent contre l’initiative '200 francs, ça suffit'. Pour moi, c'est très important. L'accord dit aussi que le cœur d'activité de la SSR, c'est l'audio et la vidéo, ce qu'on appelle encore radio-télévision mais qu’on ne sait plus trop comment nommer lorsque «Temps Présent» par exemple est diffusé sur YouTube. Notre métier depuis toujours, c'est la fabrication de sons et d'images. Donc oui, on a fait une concession en réduisant la longueur des textes. Il faut aussi laisser de la place aux éditeurs privés, et nous focaliser sur l'audio et la vidéo.
Vous défendez votre cœur d'activité. Mais avez-vous suffisamment défendu le service public face aux attaques politiques, notamment de l'UDC au moment du dépôt de l'initative?
En novembre 2023, quand le Conseil fédéral a annoncé qu'il voulait baisser la redevance à 300 francs comme contre-proposition à l'initiative, la SSR a pris position publiquement. Je crois que c'était la première fois qu'on prenait position aussi clairement contre une proposition du Conseil fédéral. On a dit ouvertement que ça allait coûter énormément d'argent, détruire 900 emplois, et au moins autant dans l'économie parce qu'on passe aussi beaucoup de commandes au marché privé, aux maisons de production, aux fournisseurs. Dans le même texte, nous avons dit clairement que cette initiative était encore plus destructrice, parce qu’elle prive la SSR de la moitié de ses moyens.
Et depuis 2023?
Nous sommes très actifs au niveau du Parlement car c’est là, actuellement, qu’a lieu le processus politique autour de l’initiative. Les commissions, après pas mal de va-et-vient, ont refusé deux idées de contre-projet. Il y a eu beaucoup de discussions intenses avec la SSR. Et moi, je suis toutes les semaines, je vous assure, invité à parler en public de l'initiative, des risques qu'on encourt. Simplement, on n'est pas encore en campagne. La votation aura lieu en mars ou juin 2026. A ce moment-là, évidemment, avec mes collègues de la direction et de toute la SSR, je serai beaucoup plus présent dans les débats.
Quand les employés de la RTS ne s'estiment pas assez bien défendus, ils ont tort?
C'est possible qu'ils ne voient pas ce qu'on fait. On travaille en coulisses, au Parlement, avec les directions de partis. J’explique également à des politiciens romands, notamment UDC, qui soutiennent l'initiative, que c'est la fin de l'audiovisuel public en Suisse romande. L'initiative, c'est une coupe qui représente deux fois le budget de la RTS! Donc, comment va-t-on pouvoir maintenir le service public romand? Je m'engage tous les jours, week-ends compris, pour défendre le service public. Je crois qu'on a besoin, plus que jamais, de médias publics.
Votre avenir dépendra du vote du peuple. Arrivez-vous à dire aux employés de la RTS que vous non plus, vous ne savez pas ce qu'il va se passer?
Oui, je le leur ai dit, mot pour mot. J'ai compté, en moyenne, je fais une rencontre par mois avec le personnel. Je suis disponible pour des discussions sans tabou, toutes les questions sont légitimes. J'ai décidé d'être très transparent, de leur dire tout ce que je sais, mais aussi tout ce que je ne sais pas. Et cette transparence, elle a un prix. En annonçant clairement la couleur, je crée de l'incertitude et une forme d'angoisse. Parce que ce n’est vraiment pas facile d’entendre votre directeur vous dire, 'avec la décision du Conseil fédéral, dans les cinq à six prochaines années, on va faire des plans d'économie toutes les années'.
Vous êtes trop transparent, en fait?
Non, je dis simplement que cette transparence est exigeante. Et puis vous savez, les employés de la RTS, ce sont aussi des journalistes, ils posent beaucoup de questions. Ils ont besoin de savoir et de comprendre, et c’est bien normal.
En tant que grand chef, vous cristallisez les tensions liées à ces incertitudes...
Je l'assume.
Mais les employés de la RTS reprochent à la direction un ton «méprisant» dans certaines de ses communications. Le vote de défiance, par exemple, aurait été balayé d'un revers de la main.
Je regrette si c'est pris comme ça. Mais on a communiqué après ce vote, pour dire que le comité de direction comprend parfaitement l'inquiétude. Je me mets assez facilement à la place de mes collaboratrices et de mes collaborateurs, avec qui je suis presque tous les jours. Franchement, le contexte est vraiment dur. Ce que l’on voit aux Etats-Unis avec Trump, pour qui les médias sont tous des fake news media et des ennemis du peuple... Non, mais vous vous rendez compte? C'est passible de la peine capitale aux Etats-Unis, «ennemi du peuple». Les journalistes, les médias, comme les institutions, sont aujourd'hui violemment secoués.
Vous comprenez donc la détresse d'une partie des employés?
Oui. En plus du contexte qu’on vient d’évoquer, il y a la votation, les économies et enfin la transformation digitale... L'immobilisme, ce n'est pas possible. Ça fait 23 ans que je suis dans cette maison. Je ne laisserai jamais tomber la cause du service public. Ça m'anime tellement que je veux me battre pour que la population comprenne à quoi on sert. Parce que dans le fond, elle aime ce qu'on fait. Et je veux que le service public audiovisuel ait un avenir. Parce que je pense que c'est indispensable pour la Suisse.
Vous êtes fier de ce que vous faites, en résumé?
Plus j'avance, plus je deviens militant du service public (sourire). L'argent que les gens ne paieront plus pour la redevance n’ira nulle part. Il ne servira à aucun autre média privé. Et ce qu'on fait disparaîtra. La culture suisse, le soutien aux artistes, aux humoristes, le sport suisse, la vie politique, sociétale, les documentaires, les enquêtes... Tout cela sera violemment impacté.
Donc vous n'allez pas quitter le navire six mois avant le vote pour diriger une entreprise de dentifrice?
Ah non! Vraiment pas.
Certains collaborateurs rapportent également un ton paternaliste de la part de leur hiérarchie, pour parler notamment du public. Par exemple, les gens n'auraient «pas encore compris» qu'il faut changer de voiture pour capter le DAB+. Comment réagissez-vous à cette critique?
Si quelqu'un parle en ces termes, ce n'est absolument pas acceptable. Mais je suis franchement surpris que cela soit le cas. Nous sommes au service du public et sans arrêt à l'écoute du public. On le reçoit ici, on fait des panels, on discute avec lui, on est transparents, on répond à ses courriers.
Concernant les licenciements, prévoyez-vous aussi de toucher à des postes de cadres? Les employés parlent d'une culture du «placard doré», où les chefs sont intouchables...
Dans le plan d'économie 2025, il n'y a pas de changement de structure, c'est vrai. Je l'ai dit au personnel. Le plan 2026 sera annoncé après l'été, et là, nous annoncerons une baisse du nombre de cadres. Le regroupement de l'actualité à Ecublens, par exemple, va engendrer 20% de chefs en moins. Mais cela dit, depuis que je suis directeur en 2017, on a réduit de 15% les cadres, avec un nombre à peu près constant d’employés. Simplement, on n'a pas communiqué là-dessus. Et chaque nouveau poste de cadre est analysé par le conseil de direction, on a des critères et on en refuse parfois.
Il n'y a donc pas de placard doré à la RTS?
J'ai passé en revue les postes de cadre. Je suis outré d'entendre ça. Il n'y a personne, à la RTS, qui se tourne les pouces avec un poste de cadre. Certains d'entre eux n'ont pas d'équipe. On peut être cadre parce qu'on a de grandes responsabilités managériales, qu’on traite des sujets très stratégiques, et il faut parfois avoir du poids dans les décisions. C'est peut-être à des cadres sans conduite d’équipe mais avec ces responsabilités-là que les gens pensent.
Avant d'être directeur, vous étiez chef de projet du nouveau site d'Ecublens, surnommé Campus. Ce projet cristallise beaucoup de tensions. A-t-il été lancé avant de savoir ce que vous alliez y mettre?
C'est d'abord un projet immobilier. Il fallait remplacer le bâtiment de la radio à Lausanne, le studio 4 à Genève et le garage pour les cars régies. Ce projet porte une grande ambition que certains n’ont peut-être pas comprise: un bâtiment ultra-flexible, puisqu'on ne sait pas ce qu'on produira dans cinq ans. Le bâtiment est aussi ultra-efficient, donc beaucoup moins cher à exploiter. Il va permettre 4 millions d'économies par année et 30% de surface en moins. C'est aussi un lieu adapté à la transformation digitale, les équipes décloisonnées pourront travailler ensemble puisqu'on va vers des mixités de métier. Avec le recul, j’observe que tout ce que nous avons imaginé il y a plusieurs années dans ce projet est en train de se réaliser. On a été visionnaires, je dis ça sans orgueil. En 2016, par exemple, quatre ans avant la pandémie, on avait déjà prévu qu'il fallait une place de travail pour deux, parce qu'il y aurait beaucoup de télétravail. Aujourd'hui, quand je fais visiter le nouveau site aux collègues des services publics européens, ils nous disent qu'on a réalisé ce dont ils rêvent. Je suis fier de ce que les équipes RTS ont développé dans ce projet.
Mais le projet est plus cher que ce qui avait été budgété au départ?
Il est un peu plus cher parce qu'il y a eu deux phases. La première, c'était radio, garage et grand studio. On a tout arrêté en 2018, au moment de NO BILLAG, puisqu'on pouvait disparaître en un dimanche. Et quand on a relancé le projet, on a décidé de faire venir l'actualité TV en plus, ce qui demande plus d'installations techniques. Puis, il y a le renchérissement qu'on connait, lié notamment à l'inflation. A la fin, les 130 millions qu'a coûté la construction ont été intégralement payés par la vente d'anciens bâtiments.
Ceux qui pensent que vous poursuivez un projet immobilier d'envergure au moment de faire des économies se trompent?
Le projet a été décidé à une époque où le contexte économique était différent. On a prévu de l'argent pour ça, on a vendu des bâtiments. Et puis, ce projet est bientôt terminé. On fait quoi? On arrête tout et on va produire des émissions dans la rue? On ne peut pas non plus retourner dans les anciens bâtiments, qui ne correspondent plus à nos besoins et qui ont été vendus. Maintenant, il faut aller jusqu'au bout. Beaucoup de collègues me disent se réjouir d’aller travailler sur ce nouveau site et les équipes vont certainement nous remercier de leur offrir de bonnes conditions de travail, pour pouvoir produire des émissions encore meilleures pour le public.
Mais si vos effectifs sont réduits à peau de chagrin, qu'allez-vous faire à la fois à Campus et dans la tour à Genève?
On est en Suisse, c'est important d'être décentralisé. Mais c'est vrai que le fédéralisme a un coût. Il y a cependant une autre réalité: on ne peut pas regrouper toute la RTS sur un seul site. Ce n'est pas possible. La RTS, ce sont des gens qui ont besoin de bureaux. Mais ce sont aussi des sites de productions, des volumes avec beaucoup de technique. C'est une énorme infrastructure. Et puis, Genève, c'est quand même la plus grande ville de Suisse romande. C'est évident que l'on veut y rester. Comme nous souhaitons rester dans tous les cantons, avec nos studios régionaux. J'espère qu'on aura assez de moyens pour assurer ce maillage encore longtemps.
Les employés regrettent que les aides pour la mobilité soient limitées. Une somme leur est proposée la première année afin de se rendre à Ecublens, mais pas après. Auriez-vous pu faire plus?
Ce qu'on propose est tout à fait comparable aux conditions du marché. Et puis, à la fin, c'est l'argent du public. On doit l’investir avec responsabilité.