La directrice en a «ras-le-bol»
Une garderie tient bon face au trafic de drogue lausannois à la rue de Genève 85

A Lausanne, la garderie voisine du 85 rue de Genève continue d’offrir un havre de paix aux tout-petits malgré un environnement marqué par la précarité et le trafic de drogue. Après un incident traumatisant, la directrice se confie sur son ras-le-bol.
Publié: 06:03 heures
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Dernière mise à jour: 08:24 heures
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Le lien avec les enfants, apprécié des parents, et l'amour du métier, font tenir Iolanda et ses équipes.
Photo: Lucie Fehlbaum
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Lucie FehlbaumJournaliste Blick

Juste derrière la rue de Genève, entre les allées et venues de consommateurs de drogue venus s’approvisionner au tristement célèbre numéro 85, des enfants gazouillent en jouant. La garderie de Sébeillon se trouve aux premières loges d’une réalité dure, coincée entre le parking de l’ancienne halle CFF et les allées des immeubles où de nombreuses personnes toxicomanes se rassemblent pour consommer leur dose.

Devant l’ancienne halle, il arrive d’assister à des scènes choquantes: des femmes qui échangent des faveurs sexuelles contre quelques grammes de drogue. En face de la garderie. Heureusement, les enfants n’en voient rien.

Vigilance constante

Le lieu accueille 300 m² de vie, une grande terrasse grillagée, des feuillages, des jouets et des enfants de zéro à quatre ans qui n’ont aucune idée de ce qui se trame autour d’eux. Mais pour les équipes, c’est une vigilance de chaque instant: inspecter minutieusement le périmètre, ramasser les seringues, les canettes ou les déchets laissés par les consommateurs. Un événement traumatisant a d’ailleurs poussé les éducatrices à redoubler d’attention.

Iolanda Lopes tient la baraque avec la foi de celles qui aiment profondément leur métier. Ce qui lui importe: offrir aux enfants un havre de paix. Quitte à se transformer, dit-elle, en «policière» et hausser le ton contre ceux qui se droguent autour de ce fragile îlot d’innocence.

Autorisée par son directeur général à s'exprimer, la responsable de la garderie a reçu Blick et confié son ras-le-bol.

Iolanda Lopes, ça a toujours été aussi difficile ici, ou bien la situation s’est aggravée récemment?
Ça fait trois ans que la situation a empiré. À l’époque du Covid, je suppose que les prostituées avaient moins de clients et occupaient moins de chambres au 85. Le propriétaire, qui ne pouvait plus remplir comme avant, a laissé place aux vendeurs de drogue.

Vous posent-ils problème au quotidien?
Ce n’étaient pas les prostituées le problème, et je n’ai aucun souci avec les dealers. Ils ne m’interpellent pas. Je crois que je suis perçue comme «la dame de la garderie». On sait très bien que les vendeurs sont le dernier maillon de la chaîne, les gros bonnets ne sont pas dans la rue, ni dans l'immeuble du 85, où il y a une grande précarité.

Pour vous, qui est vraiment responsable de cette insécurité?
C’est la recherche d’un lieu des personnes toxicomanes. Dès qu'elles reçoivent leurs doses, elles cherchent un endroit pour pouvoir la fumer ou se l'injecter. Soit les escaliers à côté de la crèche, ou alors en face, le long d'une allée dans laquelle les parents doivent passer avec les poussettes.

Pourquoi se posent-elles vers la garderie, en fait?
C'est une question de facilité, elles descendent de la rue de Genève 85 et on est juste derrière. On est le premier arrêt avant le shoot. Ça a comme avantage qu'on peut encore discuter avec ces personnes, quand elles arrivent vers la crèche. Elles n'ont pas encore pris leur dose. Mon unique mission, c'est sécuriser la garderie.

Comment réagissez-vous face aux toxicodépendants quand ils s’installent devant la crèche?
Je leur demande de partir. Je me pose sur la terrasse et je les observe. Je reste polie, je leur demande s'ils ont des enfants, s'ils peuvent comprendre notre situation. Parfois, ils me répondent «eh donzelle, t'es pas de la police». Je leur réponds que s'ils ne partent pas, j'appellerai les agents.

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A quatre ans, les deux enfants ont dû être dépistés VIH et hépatite. Ça a été un tsunami pour la garderie
Iolanda Lopes, directrice de la crèche de Sébeillon
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Avez-vous été directement impactées par leur présence?
Il y a deux ans, un enfant a trouvé un bout de seringue sur la terrasse. Il n'a pas prévenu les éducatrices, il l'a dit à son copain. Il l'a gardé comme un trésor, un truc qui brille. Mais son copain l'a dit à son père. Puis, on a dû débriefer avec les petits, leurs familles et toutes les familles du groupe. Ça a été un tsunami pour la garderie.

Quelles ont été les conséquences?
A quatre ans, les deux enfants ont dû être dépistés VIH et hépatite. Cela ne devrait jamais arriver à aucune famille. Ils ont été re-testés trois mois après. Les deux familles quittaient la garderie pour entrer à l'école. Je les ai rappelées pour prendre des nouvelles. Ça a été très dur pour elles et pour tout notre groupe.

Quel impact cet incident a-t-il eu sur vous, personnellement et professionnellement?
Ça a été un réel traumatisme. Je suis responsable de ces enfants. Ça a été l'horreur. Je n'ai pas dormi pendant une semaine, puis par intermittence durant trois mois. Si je suis encore là, c'est parce que j'aime vraiment ce que je fais. On peut faire des erreurs, les rectifier en dialoguant avec la famille et l'enfant. Mais une situation comme celle-ci, je ne supporterai pas d’en avoir une deuxième.

Et aujourd'hui?
J'en ai ras-le-bol. Ce n'est pas tant le fait de chasser les personnes toxicomanes. C'est surtout ce sentiment d'avoir une épée de Damoclès au-dessus de la tête. Heureusement, la situation avec la seringue s'est bien terminée. Mais s'il y a une prochaine fois? C'est un réel sentiment de peur. On a dépassé le stade de la crainte. On ne veut plus jamais revivre cette
situation pour les familles ou pour nous.

Qu'avez-vous mis en place pour éviter que ça recommence?
On a bien sûr avisé les chargés d'évaluation du Service cantonal de l'accueil de jour des enfants. Leur rôle est d'inspecter les lieux et garantir la sécurité et la qualité de l'accueil. Et les éducatrices font une inspection minutieuse de notre périmètre, tous les jours.

Depuis, tombez-vous encore sur des objets dangereux autour de la garderie?
Un enfant de la nurserie, qui avait moins d'un an, a trouvé un préservatif dans le feuillage. Mais il a à peine eu le temps de le toucher, l'éducatrice a hurlé et le petit l’a lâché. On lui a lavé et désinfecté les mains. Il n’avait pas de blessure. Puis, on a averti les parents.

Vous vous sentez démunie?
Les éducatrices font une chasse minutieuse à tout ce qui est jeté sur notre terrasse depuis l'extérieur. Moi, je hurle sur les toxicomanes pour qu'ils prennent leurs affaires et s'éloignent. Les concierges et maintenant les agents de sécurité nous soutiennent. Je n'exerce pas mon métier en pleine sécurité pour protéger les enfants. Mais je me concentre sur ce que je peux maîtriser, soit ma garderie.

Des enfants en sont partis, vu l'ambiance dans le quartier?
Notre prestation, le lien qu'on tisse avec les enfants, est appréciée. Mais certains parents, avant l'inscription, viennent faire un tour dans le coin et nous disent que c'est «trop industriel». Nous savons très bien ce que ça veut vraiment dire. Nous avons également des taux d'occupation à respecter. Il y a un certain turnover à la garderie, qui n'est pas uniquement du fait de la situation dans le quartier. Mais cela a un impact.

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Je ne cherche que des solutions pour nous, pour notre havre de paix
Iolanda Lopes, directrice de la garderie de Sébeillon
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Qui sont les parents qui vous déposent leurs enfants?
On est une garderie de quartier, mais aussi d'entreprise pour les employés de la Ville et de la Haute école pédagogique. Les gens qui habitent dans le coin vivent la situation au quotidien, les autres la connaissent, en général. Ils savent aussi qu'on est un îlot. Notre accompagnement est centré sur les enfants et leurs familles.

Vous étiez, le 25 juin, à la rencontre avec le municipal de Sécurité et les habitants du quartier?
Oui. Le dénominateur commun des gens qui bossent et vivent dans le quartier est un sentiment très profond de peur. J'ai entendu que la Municipalité avait compris. Mais, je n'ai pas d'espoir.

Vous avez formulé une demande pour améliorer votre situation?
Je ne cherche que des solutions pour nous, pour notre havre de paix. Je n'ai rien demandé à la Municipalité, si ce n'est que des agents passent pendant notre fermeture estivale. Je veux éviter les squatters. Les concierges sont très présents, ils assurent aussi ce job, qui n'est pas le leur, ceci dit.

Vous cherchez de l'aide ailleurs?
Je travaille avec la gérance. J'attends avec impatience l’aboutissement d’un projet en cours: le rehaussement des grillages et l'installation de caméras extérieures, qui fonctionneraient en-dehors des heures d'ouverture de la garderie. Le propriétaire et la gérance en ont déjà posé une à l'intérieur de l'immeuble et c'est assez dissuasif. Mais notre vrai problème vient de l'extérieur.

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La toxicomanie a toujours existé, c’est un problème sociétal
Iolanda Lopes, directrice de la garderie de Sébeillon
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J'imagine que tout cela ne fait pas partie de votre mission?
Non, pas vraiment. Je rigole en disant qu'en tant que directrice, je gère l'organisation, l'aspect humain, les finances... Et qu'à côté de ça, j’ai un rôle de policière. La sécurité de la garderie est le seul élément qui m’importe.

Vous dites que vous n'avez plus d'espoir. Pourquoi?
On sait très bien que la toxicomanie est une maladie. J'ai été infirmière aux urgences. On n'empêchera jamais les vendeurs de vendre et les consommateurs de consommer. Mais il y a une non-maîtrise totale de ces deux aspects. La toxicomanie a toujours existé, depuis la nuit des temps. C’est un problème sociétal. Dans le quartier, le point d'ancrage est vraiment la rue de Genève 85. J'ai l'impression que tous les partenaires sont démunis, après avoir essayé encore et encore. La problématique est multi-factorielle et elle est loin d’être résolue.

Comment fait-on pour continuer à aller travailler dans ce quartier sans espoir que ça change?
J’aime profondément mon métier et c’est ce qui me permet d’être encore en poste aujourd’hui avec le même élan.

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