«Grosse fatigue» pour les policiers vaudois
Les chiffres confirment l'explosion des renvois forcés de familles en 2024

Le nombre de vols planifiés avec accompagnement de la police a nettement augmenté en trois ans, et le nombre de renvois par vol spécial pour des familles a triplé entre 2023 et 2024 dans le canton de Vaud. La charge de ces missions est lourde pour les agents.
Publié: 06:11 heures
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Dernière mise à jour: il y a 6 minutes
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En décembre dernier, Bezma et son petit frère ont été réveillés au milieu de la nuit par la police vaudoise pour être renvoyés en Croatie. La famille est revenue en Suisse depuis.
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Camille KrafftJournaliste Blick RP

Une vingtaine de policiers, qui devront récupérer leurs heures tôt ou tard. Voici ce que peut mobiliser le renvoi d’une seule famille de migrants par vol spécial, tant la situation est sensible. Or, ce type d’opération a augmenté de manière spectaculaire l’an dernier dans le canton de Vaud: 26 renvois par vol spécial ont été planifiés pour des familles avec accompagnement de la police, contre seulement 8 en 2023, selon les chiffres fournis à Blick par la police cantonale vaudoise, qui confirment les observations de personnes actives dans le domaine de l’asile.

Le nombre total de renvois planifiés sur des vols spéciaux depuis le canton de Vaud a également augmenté, passant de 32 en 2023 à 55 en 2024. Alors que les familles représentaient le quart des vols planifiés en 2023, elles en composaient la moitié un an plus tard. Ces données n’étant pas répertoriées, la Brigade Migration Réseaux Illicites (BMRI) a effectué un patient travail de recherche pour répondre à notre demande.

Session spéciale au Conseil national

Ces chiffres suivent la tendance au niveau national. On apprenait ainsi en juin que la Suisse n’a jamais expulsé autant de personnes en situation irrégulière par vols spéciaux. Elle en a renvoyé 462 de cette manière l’an dernier. Le précédent record remontait à 2016, avec 345 personnes. Les 24 et 25 septembre, une session extraordinaire sur l’asile aura lieu au Conseil national, avec des objets parlementaires émanant principalement de l’UDC et visant un durcissement de la politique d’asile de la Suisse.

L’explosion des renvois de familles par vols spéciaux depuis le canton de Vaud s’inscrit également dans une tendance sur plus long terme: le total des renvois sur des vols accompagnés planifiés (vols commerciaux et spéciaux confondus) depuis ce canton a triplé entre 2021 et 2024. A noter que seule moins de la moitié des renvois planifiés sont exécutés au final, pour différentes raisons, notamment médicales.

Nombre d’expulsions pénales stable

Cette forte augmentation des renvois en 2024 semble bien liée à l’asile et non pas aux expulsions pénales. En effet, les chiffres fournis par le Service de la population vaudois (SPOP) montrent que le nombre total de personnes parties ou renvoyées en application d’une décision d’expulsion d’un juge pénal est plus ou moins stable sur ces trois dernières années (223 personnes en 2022, 216 en 2023 et 232 en 2024).

Ces chiffres concernant les renvois suivent-ils la courbe du nombre de demandes d’asile? Pas directement. Alors que les missions pour des vols spéciaux avec encadrement de la police ont triplé entre 2023 et 2024, le nombre de demandes d’asile est resté stable dans le canton de Vaud (1156 demandes en 2024 contre 1130 en 2023), et il a même baissé de 8% au niveau suisse. Par contre, si l’on prend les chiffres sur les trois dernières années, on constate un doublement des demandes (665 demandes seulement avaient été déposées en 2021 dans le canton de Vaud).

Durant la première moitié de 2025, le nombre de demandes d’asile a chuté en Europe et en Suisse. D’après le Service de la population (SPOP) vaudois, le nombre de départs par vols spéciaux serait en baisse cette année. Mais jusqu’à quand?

«Il y aura moins de départs vers la Croatie en 2025»

Interrogé sur l'explosion des renvois, le Service de la population vaudois évoque la piste croate: «En 2022, la Serbie a autorisé l’entrée de migrants sur son sol sans visas, nous a expliqué par e-mail le chargé de communication, Frédéric Rouyard. Les personnes ont ainsi pu gagner ce pays en avion, puis entrer dans l’espace Schengen-Dublin par la Croatie notamment.» 

Cela aurait eu deux effets : «Une augmentation des arrivées de Croatie en Suisse et un nombre plus important de familles, car il est plus aisé de voyager en avion avec des enfants. Jusque-là, l’écrasante majorité des personnes étaient des hommes seuls».

Frédéric Rouyard ajoute que «cette augmentation du nombre d’arrivées a induit une augmentation du nombre de personnes faisant l’objet de décisions fédérales de renvoi vers le pays d’origine ou de provenance et de transferts vers un pays européen dans le cadre des accords de Dublin, en particulier vers la Croatie.»

D'après le Service de la population, «il y aura moins de départs vers la Croatie en 2025», ce qui aura une influence à la baisse sur le nombre de missions sur des vols spéciaux. «La Croatie impose en effet un accompagnement policier pour les transferts Dublin et n’accepte chaque jour qu’un nombre limité de transferts de toute l’Europe. Face à la complexité de planifier ces transferts, le Secrétariat d'Etat aux Migrations privilégie les vols spéciaux, même pour les personnes qui acceptent de partir sans contrainte», précise Frédéric Rouyard. 

Le porte-parole relève également que «les opérations de police menées dans le canton contre le trafic de drogue ont amené à des décisions de renvois de personnes impliquées sans autorisation de séjour, ce qui a contribué à augmenter le nombre de personnes pour lesquelles il convient d’organiser des départs.» Les effets de ces décisions ne se refléteraient toutefois pas sur les chiffres de l’année 2024, étant donné que ces opérations ont été menées à la fin de l'an dernier. 

Enfin, souligne le chargé de communication, «pendant une dizaine d’années, dans la région asile romande, seuls Fribourg et Vaud disposaient de centres fédéraux de départ. La Confédération concentrait ainsi sur ces deux cantons les personnes relevant du domaine de l’asile de la région romande qui doivent quitter la Suisse. Le canton de Vaud réalise 50% des renvois et transferts de la région asile romande, qui est la plus grande de Suisse.»

Les choses devraient évoluer avec l’ouverture d’un centre de départ à Genève en juin dernier. 

Interrogé sur l'explosion des renvois, le Service de la population vaudois évoque la piste croate: «En 2022, la Serbie a autorisé l’entrée de migrants sur son sol sans visas, nous a expliqué par e-mail le chargé de communication, Frédéric Rouyard. Les personnes ont ainsi pu gagner ce pays en avion, puis entrer dans l’espace Schengen-Dublin par la Croatie notamment.» 

Cela aurait eu deux effets : «Une augmentation des arrivées de Croatie en Suisse et un nombre plus important de familles, car il est plus aisé de voyager en avion avec des enfants. Jusque-là, l’écrasante majorité des personnes étaient des hommes seuls».

Frédéric Rouyard ajoute que «cette augmentation du nombre d’arrivées a induit une augmentation du nombre de personnes faisant l’objet de décisions fédérales de renvoi vers le pays d’origine ou de provenance et de transferts vers un pays européen dans le cadre des accords de Dublin, en particulier vers la Croatie.»

D'après le Service de la population, «il y aura moins de départs vers la Croatie en 2025», ce qui aura une influence à la baisse sur le nombre de missions sur des vols spéciaux. «La Croatie impose en effet un accompagnement policier pour les transferts Dublin et n’accepte chaque jour qu’un nombre limité de transferts de toute l’Europe. Face à la complexité de planifier ces transferts, le Secrétariat d'Etat aux Migrations privilégie les vols spéciaux, même pour les personnes qui acceptent de partir sans contrainte», précise Frédéric Rouyard. 

Le porte-parole relève également que «les opérations de police menées dans le canton contre le trafic de drogue ont amené à des décisions de renvois de personnes impliquées sans autorisation de séjour, ce qui a contribué à augmenter le nombre de personnes pour lesquelles il convient d’organiser des départs.» Les effets de ces décisions ne se refléteraient toutefois pas sur les chiffres de l’année 2024, étant donné que ces opérations ont été menées à la fin de l'an dernier. 

Enfin, souligne le chargé de communication, «pendant une dizaine d’années, dans la région asile romande, seuls Fribourg et Vaud disposaient de centres fédéraux de départ. La Confédération concentrait ainsi sur ces deux cantons les personnes relevant du domaine de l’asile de la région romande qui doivent quitter la Suisse. Le canton de Vaud réalise 50% des renvois et transferts de la région asile romande, qui est la plus grande de Suisse.»

Les choses devraient évoluer avec l’ouverture d’un centre de départ à Genève en juin dernier. 

Des missions «extrêmement démoralisantes»

La problématique des renvois forcés est électrique dans le canton de Vaud. Début juin, une centaine de personnalités et de nombreuses ONG ont lancé un appel au Conseil d’Etat lui demandant de renoncer à exécuter les renvois forcés de personnes vulnérables, dont les familles avec enfants. Et en juillet, des militants sont allés manifester devant les bureaux d’Isabelle Moret, la conseillère d’Etat PLR chargée de l’asile, dénonçant un durcissement de la politique migratoire du canton.

Ces missions semblent peser sur les policiers, même s’ils se gardent bien de le formuler ouvertement. Grâce à des rapports de police rendus publics pour la première fois, Blick avait pu décrire par le menu dans un article publié en juin la réalité humaine de ces renvois souvent dramatiques, au cours desquels certaines personnes s’arrachent les cheveux ou tentent de sauter par la fenêtre.

Lire également notre dossier sur les renvois d’enfants. 

Un paragraphe du rapport de la Commission des finances (COFIN) du Grand Conseil rendu fin juin pour l’année 2024 souligne la «grosse fatigue» des policiers vis-à-vis de ces tâches. La COFIN livre d’autres chiffres qui confirment le triplement des renvois encadrés par la police ces dernières années.

«
En délogeant des familles avec des enfants qui pleurent, les policiers n’ont pas vraiment l’impression de défendre la veuve et l’orphelin
Hadrien Buclin, député Ensemble à gauche
»

Et la fatigue est presque un euphémisme. «Beaucoup de policiers trouvent ces missions peu intéressantes et extrêmement démolarisantes», assure le député Ensemble à gauche Hadrien Buclin, auteur du rapport de minorité de la COFIN. «En délogeant des familles avec des enfants qui pleurent, ils n’ont pas vraiment l’impression de défendre la veuve et l’orphelin».

Aux dépens d’autres tâches?

Son rapport alerte sur un durcissement de la politique d’asile, avec des conséquences sur les familles mais également sur les conditions de travail des agents. D’après Hadrien Buclin, cette sollicitation accrue du corps de police se fait aux dépens d’autres missions, comme la lutte contre la traite d’êtres humains, gérée par la même brigade.

Interpellée à ce sujet, la Police cantonale se montre prudente. Selon elle, les tâches qui lui sont dévolues «sont assurées. La situation migratoire constitue effectivement une charge de travail importante du fait qu’il s’agit de missions qu’il est difficile de reporter dans le temps et sur lesquelles la police n’a pas de marge de manœuvre puisqu’elle agit sur mandat du SPOP (Service de la population vaudois, ndlr), et du SEM (Secrétariat aux migrations fédéral)», nous répond par écrit le chargé de communication Alexandre Bisenz.

Il précise que l’explosion du volume et de la complexité des renvois, mentionnée ainsi par la COFIN, est surtout liée aux transferts de «familles avec enfants mineurs, considérés comme sensibles. Ces missions requièrent une organisation minutieuse et un engagement en personnel très important.»

Le porte-parole ajoute que «la charge opérationnelle et mentale qui pèse sur les agents de la Police cantonale formés aux rapatriements par voie aérienne (agents d’escorte par voie aérienne) s’en trouve ainsi accrue». Il précise par contre que l’augmentation des renvois ne s’est pas faite spécifiquement au détriment des tâches liées aux réseaux illicites.

Des inspecteurs pour escorter les migrants

Dans le canton de Vaud, les renvois forcés de migrants sont exécutés par la Division étrangers et mesures administratives de la Brigade Migration Réseaux Illicites (BMRI), rattachée à la police de sûreté (judiciaire). Cette division a été renforcée et se compose actuellement de 10,3 ETP. Les missions sont assurées par ses membres, mais pas seulement. Elles mobilisent également du personnel de la gendarmerie, de la police de sûreté, notamment des inspecteurs, et des services généraux.

En effet, les missions de renvoi par voie aérienne incluent des agents d’escorte spécialisés, qui ont suivi une formation de base d’une semaine validée par l’institut suisse de police. La police de sûreté fournit les deux tiers des effectifs requis pour cette mission spécifique, et la gendarmerie un tiers.

L’acheminement des personnes concernées depuis le lieu où elles sont hébergées jusqu’à l’aéroport constitue une autre mission, assurée très souvent par des policiers généralistes. Ici, la police de sûreté et la gendarmerie fournissent chacune 50% des effectifs.

Or, la police de sûreté croule déjà sous le travail. Le 19 septembre, on apprenait par l’intermédiaire du quotidien 24 heures que son syndicat lance une action pour dénoncer «une chaîne pénale à bout de souffle face à une criminalité en pleine forme.» En cause notamment: un manque d’effectifs, des tribunaux surchargés et des prisons qui débordent.

Crédits supplémentaires

Dans son rapport, la commission des finances évoque, bien sûr, également la question des coûts de cette augmentation des renvois. Des crédits supplémentaires de 200 000 francs et de 150 000 francs ont notamment été accordés par le Conseil d’État en mars 2024 pour l’augmentation du personnel policier affecté à ces missions. Comme le confirme la police cantonale, il s’agit des coûts hors forfait versé par la Confédération.

Pour les retours aériens, Berne verse en effet aux cantons un forfait de 200 francs par accompagnant jusqu’à l’aéroport, plus 300 francs par jour et par accompagnant de l’aéroport au pays de destination (400 francs pour les chefs d’équipe). Le Conseil fédéral a par ailleurs communiqué par le passé qu’un vol spécial revient à 13 000 francs en moyenne par personne, sans compter les frais pour la sécurité et l’accompagnement. Des coûts remboursés par l’agence européenne Frontex à hauteur de 18%.

Voici les tableaux qui nous ont été fournis par la BMRI pour 2023 et 2024: 

Opérations menées par la police cantonale vaudoise
Photo: Source: police cantonale vaudoise

NB: Les méthodologies de comptage diffèrent entre la police et le Service de la population, ce qui rend la comparaison des chiffres impossible. La COFIN, quant à elle, répertorie le nombre de jours d’engagements selon le nombre de policiers par vols, précise le porte-parole de la police Alexandre Bisenz, ce qui donne une courbe similaire (trois fois plus de jours en 2024 qu’en 2021).

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