La famille est revenue par ses propres moyens
Renvoyée en Croatie alors qu'elle était malade, Bezma est de retour en Suisse

La fillette turque âgée de 7 ans va beaucoup mieux et est scolarisée dans la région lausannoise. Comme de nombreux autres migrants expulsés de force, sa maman a décidé de refaire le trajet en sens inverse. La famille espère obtenir l'asile dans notre pays.
Publié: 12.06.2025 à 05:54 heures
|
Dernière mise à jour: 12.06.2025 à 10:07 heures
Partager
Écouter
1/4
Le foyer pour requérants d'asile où vit Bezma est proche de la campagne.
Camille Krafft_Blick_DSC_1396 (1) copie.JPG
Camille KrafftJournaliste Blick RP

La revoilà, cette fillette dont le prénom d’emprunt incarne désormais la brutalité des renvois de migrants vulnérables. Elle fait des bonds comme une sauterelle, avec ses tresses qui ondulent dans l’air et ses grosses baskets à l’effigie d’une figurine japonaise. Une vraie pile à énergie solaire. 

A 13h48, Bezma* reprendra le bus pour l’école publique comme les autres enfants de son âge, laissant sa mère et son petit frère au foyer pour requérants d’asile où ils vivent, dans la région lausannoise. A ses côtés durant le trajet, il y aura ce qu’une gamine de 7 ans peut imaginer de plus précieux: une copine. Elle s’appelle Dila, elle parle aussi le turc et elle est habillée tout pareil. On dirait des jumelles.

Quelques semaines après avoir été renvoyée vers Zagreb par vol spécial depuis Vallorbe (VD) sur la base du règlement Dublin, la famille de Bezma est revenue en Suisse par ses propres moyens, soit clandestinement et en prenant de grands risques. Pour sa maman, il était hors de question de rester en Croatie, un pays où elle et ses deux enfants ont été violentés par des policiers, selon cette femme d’origine kurde, qui raconte avoir déjà fui la Turquie en raison de violences conjugales et familiales. Après s’être annoncée auprès du Service de la population vaudois (SPOP), elle a déposé une nouvelle demande d’asile en Suisse en mars et espère voir bientôt l’issue de la procédure

Bezma dans le bus avec sa copine Dila.
Photo: Julie de Tribolet

Vague d'indignation

Le renvoi de Bezma, que Blick était parti retrouver en Croatie en janvier, avait soulevé une vague d’indignation en raison notamment de l’état de santé de la fillette. Hospitalisée le 24 novembre 2024 à Yverdon puis transférée au CHUV, l’enfant avait été expulsée de force avec sa mère et son frère le 12 décembre, dix jours après sa sortie de l’hôpital. Or, elle devait encore honorer des rendez-vous de suivi pour les pathologies dont elle souffrait, soit une maladie auto-immune de Kawasaki compliquée d’un anévrisme coronarien nécessitant une surveillance. 

Depuis son retour en début d'année, Bezma a bénéficié de contrôles réguliers au CHUV et tout semble rentré dans l’ordre. «C’est l’évolution la plus fréquente pour ce type de pathologie», relève Olivier Raccaud, cofondateur de l’association Médecins action santé migrants (MASM), qui avait dénoncé une «mise en danger grave» de la fillette lors de son renvoi en décembre. «Chez des enfants en pleine croissance, il y a des phénomènes de guérison qu’on ne retrouve pas chez les adultes.» Comme sa mère et son frère, Bezma bénéficie également d’un suivi psychologique. «Ici, mes enfants se rendent compte qu’ils sont en sécurité», assure sa maman. «Mais en Croatie, leur état psychique s’était détérioré. Ils avaient peur des arbres, du noir, des policiers.»

La Suisse n'a pas l'obligation d'exécuter les renvois «Dublin»

Selon le règlement Dublin, un demandeur d'asile doit être transféré dans le premier pays européen où les autorités ont pris ses empreintes digitales, qui est responsable de sa demande de protection. Les Balkans étant situés sur la route de l’exil, ce pays est bien souvent la Croatie. Selon de nombreuses ONG, la république balkanique se rend pourtant régulièrement coupable de violations des droits des réfugiés. Depuis 2022, ces organisations dénoncent donc les renvois à travers la campagne «stop Dublin Croatie».

L’an dernier, la Suisse a renvoyé au moins 325 personnes vers cet Etat de l’ex-Yougoslavie, contre 206 seulement en 2023, et dix fois moins les années précédentes en chiffres absolus. Membre de l’Union européenne depuis 2013, la Croatie a rejoint l’espace Schengen en 2023. 

Les renvois vers Zagreb se font essentiellement par charter depuis Zurich, et sous escorte policière - une exigence de la compagnie aérienne, selon un rapport du Comité national de prévention contre la torture datant de juillet 2024. 

Les renvois vers la Croatie sont critiqués notamment au niveau de l'accès aux soins des personnes migrantes, alors que le pays fait face à de nombreux défis concernant son système de santé. L'association Médecins du Monde (MdM), active dans les centres pour requérants d'asile en Croatie, estime ainsi que «la Suisse porte une responsabilité dans l’aggravation de l’état de santé des personnes en appliquant ces renvois vers un Etat qui ne dispose manifestement pas des ressources nécessaires pour un accueil digne.»

MdM précise également que «les dossiers médicaux des Dublinés avec problèmes de santé sont le plus souvent incomplets ou très sommaires (quelques lignes sur le diagnostic et la thérapie). Cela vaut pour la Suisse mais aussi globalement pour l’ensemble des pays qui renvoient des Dublinés vers la Croatie. Ce qui nous oblige à recommencer dès le début certains examens médicaux et donc complique/retarde la continuité du traitement pour certaines personnes.»

Le règlement Dublin inclut une clause de discrétionnaire ou de souveraineté, qui permet à un État de renoncer au transfert d'une requérante ou d'un requérant d'asile vers le pays responsable et de traiter lui-même une demande, notamment pour des motifs humanitaires et de compassion. 



Selon le règlement Dublin, un demandeur d'asile doit être transféré dans le premier pays européen où les autorités ont pris ses empreintes digitales, qui est responsable de sa demande de protection. Les Balkans étant situés sur la route de l’exil, ce pays est bien souvent la Croatie. Selon de nombreuses ONG, la république balkanique se rend pourtant régulièrement coupable de violations des droits des réfugiés. Depuis 2022, ces organisations dénoncent donc les renvois à travers la campagne «stop Dublin Croatie».

L’an dernier, la Suisse a renvoyé au moins 325 personnes vers cet Etat de l’ex-Yougoslavie, contre 206 seulement en 2023, et dix fois moins les années précédentes en chiffres absolus. Membre de l’Union européenne depuis 2013, la Croatie a rejoint l’espace Schengen en 2023. 

Les renvois vers Zagreb se font essentiellement par charter depuis Zurich, et sous escorte policière - une exigence de la compagnie aérienne, selon un rapport du Comité national de prévention contre la torture datant de juillet 2024. 

Les renvois vers la Croatie sont critiqués notamment au niveau de l'accès aux soins des personnes migrantes, alors que le pays fait face à de nombreux défis concernant son système de santé. L'association Médecins du Monde (MdM), active dans les centres pour requérants d'asile en Croatie, estime ainsi que «la Suisse porte une responsabilité dans l’aggravation de l’état de santé des personnes en appliquant ces renvois vers un Etat qui ne dispose manifestement pas des ressources nécessaires pour un accueil digne.»

MdM précise également que «les dossiers médicaux des Dublinés avec problèmes de santé sont le plus souvent incomplets ou très sommaires (quelques lignes sur le diagnostic et la thérapie). Cela vaut pour la Suisse mais aussi globalement pour l’ensemble des pays qui renvoient des Dublinés vers la Croatie. Ce qui nous oblige à recommencer dès le début certains examens médicaux et donc complique/retarde la continuité du traitement pour certaines personnes.»

Le règlement Dublin inclut une clause de discrétionnaire ou de souveraineté, qui permet à un État de renoncer au transfert d'une requérante ou d'un requérant d'asile vers le pays responsable et de traiter lui-même une demande, notamment pour des motifs humanitaires et de compassion. 



Victor Hugo et Jack London

Sur le radiateur éteint de la chambre que partage la famille, des petits rien témoignent d'une vie qui a repris ses droits. Des livres, d’abord. Victor Hugo, Jack London et Orhan Pamuk, le grand écrivain turc. «Chez moi, j’avais une grande bibliothèque», explique la maman de la fillette, qui s’est fait envoyer les ouvrages par un ami de Turquie. «Depuis que j’ai quitté mon pays il y a une année, je ne lisais plus.» A côté, une brochette d’animaux en peluche, chien, singe, lapin, et sur une nappe en tissu, une lampe du type cottage anglais et un cahier avec des mots de français. 

Bezma et son petit frère Mertal dans leur chambre.
Photo: Julie de Tribolet

Dans cet établissement pour migrants réservé aux familles, où vivent une cinquantaine de personnes, il y a des Kurdes, des Ukrainiens, des Afghans. Et le plus important, ou presque: une cuisine. «Pendant une année, nous avons mangé des plats préparés par d’autres», explique la maman. «Je revis depuis que je peux faire à manger.»

«
Nous n’avons jamais vu autant d’attention, d’amour et de visages souriants qu’ici. Les gens prennent vraiment soin de nous. Ce sont eux notre espoir
La maman de Bezma
»

Tous trois sont bien entourés, par des personnes qu’ils ont connues lors de leur premier passage en Suisse. «Nous n’avons jamais vu autant d’attention, d’amour et de visages souriants qu’ici. Les gens prennent vraiment soin de nous. Ce sont eux notre espoir», souffle-t-elle encore. 

Circonstances choquantes

Après avoir déposé sa nouvelle demande (demande multiple), la famille a reçu le droit d’être entendue par écrit par le Secrétariat d'Etat aux Migrations (SEM). «Nous avons évoqué les circonstances de son départ de Turquie et les traumatismes qu’elle a subis en Croatie», explique Philippe Stern, juriste au Service d'aide juridique aux exilés (SAJE). 

«C’est une famille hyper vulnérable, d’autant plus qu’elle est monoparentale. Nous avons également souligné les circonstances particulièrement choquantes du renvoi depuis la Suisse, notamment le fait que le nombre de policiers était impressionnant et que les enfants ont été séparés de leur maman dans l’avion. Enfin, nous avons mis en avant les conditions de vie indignes pour les migrants en Croatie.»

Bezma avec sa maman et son petit frère dans la chambre où ils dorment à trois.

Clause de souveraineté

Sur cette base, la famille sollicite l’application de la clause de souveraineté du règlement Dublin, qui permet à un Etat de renoncer au transfert d'un(e) requérant(e) d'asile vers le pays responsable et de traiter lui-même une demande, notamment pour des motifs humanitaires et de compassion. 

En mai, de nombreuses personnalités ont signé une lettre ouverte au conseiller fédéral en charge de l’asile, Beat Jans, et au Secrétaire d'Etat aux migrations, Vincenzo Mascioli, demandant d’appliquer cette clause lorsque des vulnérabilités sont détectées chez des migrant(e)s menacé(e)s de renvoi. 130 personnalités et une quarantaine d’ONG ont fait une démarche similaire au niveau vaudois le 4 juin, en enjoignant le Canton de mieux protéger les personnes les plus vulnérables et les droits humains. La multiplication des renvois d'enfants malades a été notamment documentée par Blick depuis le début de l'année. 

Ce vendredi 13 juin, MASM rencontrera en outre le conseiller d’Etat vaudois Vassilis Venizelos, en charge de la sécurité, explique Olivier Raccaud. L’idée de ces médecins militants: pousser à la création d’une plateforme pluridisciplinaire qui aurait pour tâche de «coordonner l’action interinstitutionnelle, évaluer les cas complexes et formuler des recommandations politiques» concernant les renvois, pour éviter des situations comme celle de Bezma. «A Genève, où ce type de plateforme existe, beaucoup moins de personnes vulnérables sont renvoyées», relève Olivier Raccaud. Avec ce corollaire: les cantons sont sanctionnés financièrement par la Confédération en cas de non-exécution des transferts.


Pas un cas isolé

Comme la famille d'origine kurde, de nombreuses personnes font tout pour revenir en Suisse après avoir été expulsées de force dans un pays comme la Croatie, où des ONG dénoncent lacunes et abus dans la prise en charge des migrants depuis des années. Mais contrairement à la fillette et à ses proches, «beaucoup de gens disparaissent dans la clandestinité après leur retour», assure Philippe Stern. Pour Olivier Raccaud, ces renvois sont donc «un gâchis à tous les niveaux, économique et humain.»

Bezma devant son école de la région lausannoise.
Photo: Julie de Tribolet

Devant le foyer que caresse un soleil estival, la maman de Bezma s'allume une cigarette et ajoute, comme en guise de conclusion: «J’ai traversé tellement de choses. Tout ce que j’ai fait, je l’ai fait pour mes enfants. Je veux juste que cette lutte prenne fin.»

*Nom connu de la rédaction

Partager
Vous avez trouvé une erreur? Signalez-la