A l’origine, il y a une affaire qui a déjà fait grand bruit à Genève: celle d’activistes climatiques soupçonnés d’avoir tracé une fausse piste cyclable à la peinture jaune sur la chaussée. Parmi eux, Joël, porte-parole d’Extinction Rebellion, visé par une enquête pénale, d'une ampleur vertigineuse, menée par le Ministère public genevois.
Aujourd’hui, ce n’est plus seulement l’enquête menée contre les activistes qui fait débat, mais un mécanisme juridique censé protéger tous les justiciables. Comme l’a révélé «Le Temps», c’est la procédure de mise sous scellés elle-même – censée protéger la vie privée – qui se retrouve au cœur d’un nouveau conflit judiciaire. Joël demande la récusation du procureur Walther Cimino.
Une découverte fortuite
Ce nouvel épisode résulte d’une découverte presque fortuite. Il prend naissance dans la publication récente d’échanges entre l'Ordre des avocats genevois, le procureur général et la commandante de la police genevoise.
Alerté par l’évocation d’une possible «banque de données» concernant des activistes fréquentant souvent des manifestations, l’Ordre avait interpellé les autorités. Dans un courrier daté du 10 juin 2025, la commandante de la police, Monica Bonfanti, indique qu’après «analyse détaillée» du rapport en question, il n’y a pas de fichage, tout en reconnaissant que certaines formulations ont pu nourrir des soupçons.
Une semaine plus tard, le procureur général Olivier Jornot répond à son tour à l’Ordre des avocats. Il évoque auprès d'eux le «rapport qui a visiblement inspiré vos récriminations».
Prenant connaissance de ces échanges à leur publication, la défense apprend ainsi que le rapport en question a circulé au sein de l'administration, quand bien même il était censé être sous scellés depuis janvier. Comme le résume Joël: «Sans la question de l'Ordre des avocats, nous n'aurions jamais su que ces documents étaient encore consultables.»
A quoi sert la mise sous scellés?
Pour Joël, cet élément change tout. La mise sous scellés est une procédure centrale du droit pénal suisse, destinée à protéger la vie privée, en empêchant les autorités de consulter et exploiter des données illégalement récoltées ou protégées par des secrets.
«Dans notre cas, même le Tribunal de mesures de contrainte a reconnu que le Ministère Public avait outrepassé son droit à collecter des informations sur nous, par exemple en interrogeant EasyJet au sujet d'hypothétiques voyages que nous aurions effectués», détaile Joël.
Durant une enquête dite secrète, les personnes visées n’ont aucun moyen de vérifier ce que les autorités collectent. Ce n’est qu’après coup, via les scellés, qu’un tribunal peut décider si certaines données étaient disproportionnées ou contraires à des secrets protégés. «On répare le tort fait en soustrayant les données collectées aux autorités», synthétise Joël.
Le nœud du problème: les copies numériques
Sur le papier, le principe est clair. Dans la pratique, beaucoup moins. «Les documents sont mis dans une enveloppe marquée 'scellés'. Mais les choses se compliquent avec les documents numériques», indique l'activiste.
Joël déplore ainsi que la procédure semble pensée pour l’ère du papier, pas pour celle des dossiers numérisés, scannés et envoyés par courriel.
«Fermer une enveloppe avec du scotch pour rendre inaccessibles des documents, c’est symbolique, mais ça ne sert à rien s’il y a des scans de ces documents accessibles sur tous les ordinateurs de la police et du Ministère public», s'inquiète-t-il.
Dans son cas, la situation est d’autant plus préoccupante que trois des quatre personnes concernées ne sont même pas visées par la procédure pénale.
Des décisions judiciaires… sans effet concret
Un tribunal a pourtant partiellement donné raison à la défense. «Une personne parmi nous quatre a eu largement gain de cause auprès du Tribunal des mesures de contrainte, rappelle Joël. Le jugement rendu a démontré qu’une partie des documents collectés la concernant n'auraient pas dû l'être. Et des documents devaient être caviardés», explique le porte-parole d'Extinction Rébellion Genève.
Malgré cette décision, une version non caviardée du rapport continue de circuler. Pour Joël, la conclusion est sans appel. «La procédure de mise sous scellé est inutile. Pas uniquement pour nous: elle est inutile pour tout justiciable qui en ferait la demande et gagnerait.»
Un enjeu qui dépasse les militants
En effet, le problème ne concerne pas uniquement les activistes climatiques. «La question de la mise sous scellé peut concerner le secret d’avocat mais aussi le secret médical, liste le porte-parole d'Extinction Rebellion. Des informations privées qui ne devraient pas se retrouver sur des ordinateurs de la police, à disposition pour qui a envie de les lire.»
Joël élargit encore le champ des conséquences possibles: «Ça pourrait être une entreprise qui envisage de déposer un brevet sur une invention. Ses secrets circuleraient sans qu'on sache exactement où.»
Copies supprimées, traçabilité perdue
Lorsque la défense demande des explications sur l’existence de copies numériques, le Ministère public répond que la copie originale a été effacée. Une réponse qui soulève un nouveau problème.
«En supprimant ce document informatique, le procureur a effacé toutes possibilités de tracer combien de fois il a été copié, qui y a accédé, combien de fois...», souligne le militant. Ces dysfonctionnements l'ont conduit à demander la récusation du procureur en charge du dossier.
Un vide procédural inquiétant
Autre point soulevé par Joël: il n’existerait aucun processus clair pour informer la police qu’un document est désormais sous scellés. «Pour autant qu’on sache, il n’y a aucune procédure permettant au Ministère public d'informer la police qu’un document a été mis sous scellé. Ce qui signifie que des documents censés être protégés, et même détruits, pourraient rester accessibles, à l’insu des personnes concernées», s'inquiète le porte-parole d'Extinction Rebellion Genève.
Il poursuit: «Comme tout justiciable de bonne foi, on part du principe que quand le tribunal affirme qu’un document a été mis sous scellé, c’est que c’est fait.»
Reproches rejetés intégralement
Interpellé par la défense, le procureur Walther Cimino explique avoir transmis une copie numérisée du rapport – réalisée avant la demande de mise sous scellés – au procureur général Olivier Jornot, afin de lui permettre de répondre aux critiques de l’Ordre des avocats, affirme «Le Temps». Il assure n’avoir jamais exploité ce document dans son enquête, rejette «intégralement» les reproches et indique avoir fait détruire la copie pour éviter toute interprétation abusive.
Le Ministère public confirme cette version, assurant s’être référé à un rapport connu des parties pour vérifier l’absence de fichage illégal. Reste que cette séquence soulève une question centrale: que valent encore les scellés si leur contenu peut continuer de circuler?