Leurs crises de colère répétitives et démesurées mêlées à des cris, insultes, menaces, chantage, voire violences physiques isolent leur famille dans un huis clos toujours plus destructeur où ils menacent de prendre le pouvoir. Au passage, ces enfants poussent parfois leurs parents au burn-out, voire à la séparation. Quant à leurs frères et sœurs, ils s’enferment dans une rancœur tenace. Les familles et les professionnels concernés insistent pour qu’on les distingue des «enfants rois» et qu’on ne les qualifie pas d’«enfants tyrans», mais d’«enfants à comportement tyrannique», afin de ne pas les enfermer dans leurs agissements ni de les réduire à leurs dysfonctionnements.
Vu de l’extérieur, l’entourage ne se doute le plus souvent de rien car ces enfants, soucieux du regard social, dépensent énormément d’énergie pour se montrer irréprochables. Les professionnels mis au courant des problèmes croient donc, à tort, que ce sont «simplement» des petits diables en quête de cadre et d’autorité et que «leurs parents s’y prennent mal».
Pierre* et Marie*, Vaudois de 40 et 46 ans, ne connaissent que trop bien ces explications simplistes, grâce à ou plutôt à cause de leur fils Julien*, 11 ans. «Depuis tout petit déjà, notre enfant s’enfuyait, ne répondait pas à nos appels, était souvent malade et ne faisait jamais la sieste. Puis sont venues les crises de larmes et de violence. Un jour, il a même menacé mon mari avec un couteau! Divers médecins ont pointé un simple problème d’éducation alors même que tout se passait très bien avec sa sœur. Ces jugements superficiels étaient plombants, d’autant que, dans notre entourage familial et amical, les personnes au courant y allaient toutes de leurs «Tu devrais…» ou «Tu ne penses pas que?...» condescendants», confie Marie, qui est passée par un burn-out parental. Elle et son mari espèrent que leur témoignage épargnera à d’autres leurs trop longues années de tâtonnements et d’incompréhensions.
Parents éduqués et bienveillants
Selon la psychologue Caroline Eap, qui étudie ce problème en Suisse romande depuis cinq ans, «les réactions inadaptées de ces enfants enferment les parents concernés dans la honte, la culpabilité et l’isolement, ce qui aggrave la situation». Cette Lausannoise de 64 ans, qui a été elle-même concernée par cette problématique, déplore que ce sujet reste si mal connu de la plupart des professionnels de la santé, de l’éducation, des services de protection de l’enfance et, plus encore, du grand public.
Pourtant, sur la base de l’expérience de terrain des thérapeutes concernés, et même s’il n’existe pas encore de statistiques officielles en la matière, le phénomène serait en augmentation en Suisse romande. L’association française R.E.A.C.T (Réagir face aux enfants et adolescents au comportement tyrannique), fondée en 2018, fédère 2600 familles touchées, dont une vingtaine en Suisse romande, contre 1600 il y a seulement deux ans.
Le comportement tyrannique n’est pas un trouble en tant que tel, mais un symptôme qui se greffe sur un trouble. «Le terreau de tout ça, c’est la rencontre entre un enfant vulnérable, souvent anxieux et ayant une grande difficulté à réguler ses émotions et des parents particulièrement sensibles à la souffrance de leur enfant. Et, derrière, on trouve presque toujours un ou plusieurs troubles pédopsychiatriques, autistique, anxieux, oppositionnel, dépressif, hyperactif ou de l’attention», vulgarise Caroline Eap.
A l’instar de Pierre et Marie, les parents concernés appartiennent généralement à des catégories socioprofessionnelles supérieures et sont des parents bienveillants, à l’écoute et soucieux d’accompagner leur enfant dans une éducation non violente. Surpris de voir que leur fille ou leur fils ne correspond en rien à ce qu’ils avaient rêvé ou lu avant sa naissance, ils prennent des précautions avec l’enfant, puis, progressivement, voire inconsciemment, se «suradaptent» pour prévenir ses crises. Mais paradoxalement, cette réaction assez naturelle attise les angoisses et donc les violences.
Il pousse sa mère dans les escaliers
Anne* l’a vérifié à ses dépens. Cette énergique «maman solo» de 55 ans a eu son fils, 12 ans aujourd’hui, sur le tard. «Lui et sa sœur ont été tellement désirés! Avec ma fille, tout allait bien, tandis que, dès l’âge de 2 ans, Benjamin* chipotait à table et causait des complications interminables lorsqu’on l’habillait. Je sentais beaucoup d’angoisse au fond de lui et je me suis donc adaptée à ses «fixettes». Au final, sa couette devait par exemple être pliée au millimètre et, même comme ça, son coucher prenait au moins trente minutes. Avec lui, tout était compliqué. Il avait zéro tolérance à la frustration. Et, avec l’âge, ses crises sont devenues plus violentes. Aujourd’hui encore, il arrive qu’il s’attaque à des objets qui me sont chers. Parfois, il me lance: «De toute façon, t’es pas ma vraie mère!» Un jour, il m’a même donné un coup de pied dans le dos, alors que je m’apprêtais à descendre les escaliers. Mon fils a été diagnostiqué hypersensible et, tout comme moi, TDAH (trouble du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité) et a été un temps médicalisé.»
La quinquagénaire assure que ces crises n’ont pas entamé l’amour inconditionnel qu’elle voue à son fils, même s’il ne fut pas pour rien dans son divorce. Elle concède quand même que «du ressentiment s’est immiscé» entre elle et lui.
«Plus ça allait et plus je la détestais»
Marion Fontalbat, 47 ans, présidente de l’association R.E.A.C.T en France, témoigne ouvertement: «Je me sentais persécutée par ma fille et j’étais psychologiquement épuisée par les trois grosses crises quotidiennes qu’elle nous imposait. Les derniers temps, elle me poussait si loin qu’il m’arrivait de la supplier de me laisser tranquille. Plus ça allait et plus je la détestais!»
La Française parle elle aussi de dix ans de «totale errance médicale et sociale». La kinésiologie, la prière, l’encens et même un prêtre exorciste… elle a presque tout essayé. En vain. Puis, un jour, elle et son mari retrouvent leur fils (c'est-à-dire le frère de la fille tyrannique), penché sur le rebord de leur fenêtre, qui leur crie: «J’en ai assez de tout ça, je veux mourir!» Un électrochoc. Le couple signale alors sa fille aux services sociaux et demande à ce qu’elle soit placée en famille d’accueil. La préadolescente se retrouve scolarisée dans un internat. Là, séparée de son habituel «punching-ball parental», elle doit faire face à ses angoisses autrement, dans la douleur.
Les Fontalbat découvrent un jour à la télévision qu’ils ne sont pas les seuls à être plongés dans l’enfer de la tyrannie filiale. Le reportage mentionne le livre Accompagner les parents d’enfants tyranniques. Sorti en 2017 et coécrit par la pédopsychiatre française Nathalie Franc et Haïm Omer, professeur de psychologie à l’Université de Tel-Aviv, cet ouvrage propose une méthode qui fait autorité. C’est cette méthode que Caroline Eap met en pratique auprès des parents concernés. Ce n’est pas une recette miracle, mais ses résultats sont parfois spectaculaires. Pierre, Marie et Anne en témoignent: «Un jour, Mme Eap aura droit à sa statue dans notre jardin, image Pierre avec humour. Ses conseils ont sauvé notre famille du naufrage!»
S’affranchir du secret
Ce programme d’accompagnement est inspiré de la résistance non violente chère à Gandhi. «L’objectif consiste à aider les parents tyrannisés à adopter une position de résistance ferme devant la violence de leur enfant mais en esquivant l’escalade, toujours stérile. Il ne s’agit donc pas d’un simple recadrage de l’enfant. Cette approche propose d’abord des pistes de compréhension de la dynamique familiale, puis des outils concrets pour lui résister et la modifier», résume Caroline Eap. C’est un travail de longue haleine dont les parents déjà si «entamés» ne sont pas toujours capables. Tout commence par une déclaration de non-violence faite devant l’enfant. «Ce moment solennel marquant le passage à une autre étape peut, à lui seul, déclencher une crise car il marque le début de la perte de pouvoir de l’enfant», explique la spécialiste.
Les parents vont ensuite s’affranchir du secret en s’entourant d’un réseau de soutien constitué d’une dizaine de personnes de confiance. Ces parents, voisins, professeurs ou encadrants associatifs apporteront un regard social sur le jeune et lui transmettront des messages clés ainsi que du soutien pour quecette violence cesse. «Lors d’une colère magistrale à Noël dernier, un ancien «au pair» avait ainsi réussi par téléphone à calmer Benjamin en offrant un regard différent, un pas de côté mais ce même son de cloche: la violence n’est plus tolérée», se félicite Anne. «On ne se met plus entre l’enfant et l’obstacle, mais à côté de lui pendant qu’il le saute», précise de son côté Marion Fontalbat. Cette résistance non violente permettra à l’enfant d’abdiquer peu à peu ce pouvoir qu’il s’était arrogé. Il finira par comprendre que ses parents resteront toujours présents pour lui, mais qu’aucune forme de violence n’aura plus sa place dans la famille.
En parallèle, il est recommandé qu’il se soumette à sa propre psychothérapie. Le problème est que ces jeunes, lorsqu’ils sont devenus adolescents, sont souvent réticents à confronter leurs problèmes et peu motivés par les soins. La prévention est donc de mise car, si rien n’est fait assez tôt, leur avenir ne s’annonce guère réjouissant. «Avec une faible tolérance à la frustration, une forte dérégulation émotionnelle et des particularités psychologiques, ces jeunes risquent de se retirer de la vie sociale, de développer des addictions, de tomber dans la dépression ou dans la délinquance», prévient Caroline Eap. Et la psychologue de rappeler que, même en cas de thérapie de fond, ces jeunes resteront «plus vulnérables que la moyenne».
«Aujourd’hui, les choses se sont un peu calmées, mais je n’ose pas imaginer ce que cela pourrait donner à l’adolescence de Benjamin», confesse de son côté Anne en guise de conclusion. «Nous savons désormais que notre fils souffre d’un trouble du spectre de l’autisme (TSA), ce qui causait ses comportements tyranniques. Depuis, nous avons fait le deuil de l’enfant idéal et d’une parentalité fantasmée, nous structurons notre vie avec des outils ad hoc et tout va beaucoup mieux pour Julien comme pour nous», se réjouissent Pierre et Marie.
* Prénoms d’emprunt.
Cet article a été publié initialement dans le n°32 de «L'illustré», paru en kiosque le 7 août 2025.
Cet article a été publié initialement dans le n°32 de «L'illustré», paru en kiosque le 7 août 2025.