La Ville de Lausanne veut réunir autour d'une table les manifestants pro-palestiniens et la police, qui se sont affrontés dans ses rues le 18 septembre dernier. Non pas pour réprimander, mais pour «dialoguer». Annoncée ce vendredi 3 octobre, la grande idée du syndic socialiste Grégoire Junod, c'est «d’organiser un dialogue entre des représentants des participantes et participants à la manifestation, Amnesty International et le Corps de police».
Ce jour-là, deux manifestations rivales ont pris les rues de Lausanne. Une centaine de pro-israéliens ont d'abord organisé – et annoncé – une marche silencieuse «pour Israël et contre l'antisémitisme» à Saint-Laurent. Un évènement déplacé en dernière minute sur les quais d'Ouchy, en raison d'une contre-manifestation pro-palestinienne – elle, non autorisée – qui a réuni entre 1000 et 2000 personnes au départ de la Riponne. Selon si on croit la police ou les manifestants.
C'est cette manifestation «antisioniste» qui a dégénéré lors de ce jeudi soir mouvementé: canons à eau, gaz lacrymogène, balles en caoutchouc et matraques d'un côté, grillages, bouteilles et mobilier urbain de l'autre. Amnesty s'inquiète de l'usage de la force par la police et des élus de gauche du Conseil communal reprochent à la Municipalité sa gestion du cas, a relaté «24 heures».
A l'interview, dans son bureau de l'Hôtel de Ville, le syndic du chef-lieu vaudois explique sa démarche et revient sur les évènements. Il a bon espoir de réconcilier tout ce petit monde.
Grégoire Junod, vous êtes syndic de Lausanne depuis 2016. Cette contre-manifestation pro-palestinienne est-elle la pire que vous ayez dû gérer?
Oui, ce fut certainement la plus compliquée. Même si je ne l’ai pas gérée, n’étant ni au poste de commandement, ni municipal de la police. Dans l'histoire d'une ville, des manifestations qui tournent mal, ça existe malheureusement. Des contextes violents aussi. On connaît cela avec les ultras dans le football, mais plus rarement pour des manifestations classiques. Il y a beaucoup de manifestations à Lausanne, depuis de nombreuses années. C’est une ville mobilisée. C’est tant mieux, mais ce n’est pas toujours simple à accompagner, afin que cela se déroule au mieux, sans dégâts collatéraux.
Pour vous, cela impose un dialogue entre la police, les manifestants pro-palestiniens et Amnesty, qui critique votre gestion de la manifestation. C'est un constat d'échec?
Pas du tout. Mais il y a à l’évidence des narratifs différents sur le déroulement des faits. L’objectif n'est pas de parvenir à une convergence des récits, mais de s’écouter et de se parler. Cette démarche est cohérente avec la volonté de renforcer le dialogue entre la police et la population, d’ouvrir des espaces d’échange et de discussion, dans une perspective d’apaisement pour la suite. Il y aura d’autres manifestations. Il y en a d’ailleurs eu une jeudi soir qui s’est très bien déroulée. Ce dialogue pourrait aussi servir de modèle à l’avenir.
Pourquoi ne proposer cette solution qu'après la manifestation?
En l’absence de demande d’autorisation et donc de connaissance des organisateurs, c’était forcément compliqué d’ouvrir un dialogue préalable.
Manifestants, forces de police. Si on vous écoute, c'est la faute de tout le monde sauf de la Municipalité...
Je veux garder cet aspect de la discussion pour l'échange prévu entre les parties prenantes et la police. Par ailleurs, Pierre-Antoine Hildbrand (ndlr: municipal chargé de la sécurité) répondra mardi prochain à plusieurs interpellations déposées à ce sujet au Conseil communal.
Pour quelle raison la police a-t-elle entravé le cortège pro-palestinien dans ses déplacements?
La police avait une mission et une responsabilité: empêcher une confrontation entre la manifestation «contre l'antisémitisme et pour Israël» et la pro-palestinienne. Et il y avait une trentaine de manifestantes et manifestants pro-israéliens à Saint-Laurent quand même, malgré le déplacement à Ouchy. Le contexte était donc difficile et forcément tendu.
La police justifie son intervention ferme par la présence d’une trentaine d’«individus encagoulés» qui auraient «provoqué des troubles au centre-ville». Du côté pro-israélien, un service de sécurité privé avait le visage masqué. Pourquoi ne pas avoir aussi procédé à des contrôles?
C'est le contexte tendu entre les manifestants et les forces de l’ordre qui a déclenché des interpellations de la police. Il y avait aussi un dispositif policier à Ouchy. La police est là pour assurer les tâches de maintien de l'ordre, pas pour cautionner l’une ou l’autre manifestation. Ce n'est pas son rôle.
Pourquoi les représentants de la manifestation pro-israélienne ne sont-ils pas conviés à cet appel au dialogue?
Il ne s'agit pas d'ouvrir un débat sur le conflit israélo-palestinien, mais spécifiquement sur le déroulement de la manifestation pro-palestinienne qui a suscité des multiples réactions de nombreux manifestants. Ils étaient très nombreux, 2000 personnes d'après les organisateurs, et beaucoup se sont déclarés choqués de la réaction policière. C'est sur ce point que les narratifs divergent. Le but est de revenir sur le déroulement de cette manifestation au centre-ville. Encore une fois, dans un but de dialogue et d’apaisement.
Les critiques portaient sur le droit de manifester, et surtout sur les méthodes de la police. Est-ce légitime?
Le droit de manifester est de plus en plus souvent remis en cause aujourd’hui, notamment autour du conflit israélo-palestinien. Mais la garantie de la liberté d’expression est fondamentale. Lorsqu’on autorise une manifestation, la question n'est pas de savoir si la ville partage ou non les revendications affichées. L'enjeu, c'est d'assurer à tout le monde sa liberté d’expression.
Même pour une «silent walk» pro-israélienne, organisée juste après qu'une commission de l'ONU a accusé le gouvernement Netanyahu de commettre un génocide à Gaza?
Je comprends que cela puisse choquer. Dans les premiers mois qui ont suivi l'attaque terroriste du 7 octobre et la riposte israélienne, la Ville de Lausanne a autorisé les manifestations pro-palestiniennes. A ce moment-là, elles étaient interdites dans la plupart des villes de Suisse et plusieurs associations proches de la communauté juive nous ont alors reproché de les avoir autorisées. Mais la Ville de Lausanne a eu raison de les autoriser et n’a fait en réalité qu’appliquer le droit suisse, fondé sur la liberté d’expression et un droit étendu de manifestation. Comme l’ensemble de la Municipalité, je suis très attaché à ce principe, qui n'est pas toujours bien compris, dans une société toujours plus polarisée. Même lorsqu’on n’est pas d’accord, et peut-être même surtout lorsqu’on n’est pas d’accord, il faut garantir à chacune et chacun le droit d’exprimer ses opinions. Dans le respect du droit évidemment, et notamment de la norme pénale antiraciste. C’est dans ce sens que nous avons autorisé la manifestation en faveur de l’Etat d’Israël.
Mais en ne laissant pas les manifestants pro-palestiniens approcher les pro-israéliens pour leur opposer des slogans, la police lausannoise a-t-elle respecté la liberté d'expression?
Oui, chacun a pu exprimer son opinion et la police était là pour garantir l’ordre public et éviter des confrontations entre manifestants. Les choses auraient, cela dit, été plus simples si la manifestation pro-palestinienne avait fait l’objet d’une autorisation. Le parcours aurait été connu, négocié avec les organisateurs comme c’est usuellement le cas, permettant d’assurer la sécurité, d’adapter le réseau de transports publics et de minimiser les complications pour tout le monde.
La police a tout de même bloqué le cortège dans la petite rue Saint-Laurent, où elle a notamment aspergé une manifestante senior de gaz lacrymogène...
J'ai été le premier triste du déroulement des faits. Je suis très fier de voir que de nombreuses et nombreux Lausannois se mobilisent pour Gaza et le respect du droit international. Cet engagement de la population me tient à cœur. Que cette manifestation se soit mal déroulée, avec des échauffourées entre les manifestants et la police en tête de cortège, m’a attristé. C’est aussi la raison de l’ouverture de ce dialogue.
Donc ce qui va être en jeu, dans ce dialogue, c'est de savoir qui a commencé?
Sans doute oui. Chacun en fera le récit, mais ce ne sera pas le seul enjeu. C’est essentiel de pouvoir ouvrir un espace d’échange et de dialogue. Nous redirons aussi que la Ville ne refuse presque jamais l’organisation d’une manifestation. Le dernier refus remonte à des années. On a vraiment une pratique très libérale en termes de droits de manifester, qui est conforme au droit suisse.
Donc si les organisations pro-palestinienne avaient fait une demande pour cette contre-manifestation, la Ville l'aurait autorisée?
Bien entendu. Comme on a accepté toutes les précédentes.
Dans le monde polarisé qui nous entoure, qu'espérez-vous de ce dialogue?
On a besoin de ramener du lien, et le lien commence par l'écoute. Je ne peux pas prédire les résultats, mais j'espère que ce dialogue permettra de comprendre qu'aucune des parties n'est contre l'autre. Et peut-être d'éclaircir le déroulement des faits. La police n'a jamais eu l'intention ou l'ordre de réprimer la manifestation. Elle était là pour garantir l’ordre public, dans un contexte qui n'était pas simple.