S'il y a une région qui brille par sa renommée mondiale en matière de production horlogère, c'est bien l'Arc jurassien suisse. Entre Genève et Granges (SO), la région produit une grande partie des montres les plus prestigieuses, de Rolex à Omega en passant par Breitling et Breguet.
La région semble donc l'endroit rêvé pour une nouvelle usine Rolex, destinée à fabriquer des mouvements pour sa marque filiale Tudor. En effet, dans l'Arc jurassien, les ouvriers spécialisés maîtrisent l'art de la mécanique de haute précision. Rien d'étonnant donc à ce que Tudor construise en 2022 un nouveau site de production au Locle (NE), en collaboration avec le fabricant de mouvements Kenissi, fondé par Tudor.
Rolex garde le silence
Cet investissement s'est transformé en success story: la technique des mouvements de manufacture Kenissi est considérée comme excellente et se retrouve dans les montres Breitling ou Chanel. Tudor, longtemps réduite à la filiale bon marché de Rolex, a aussi connu une forte croissance.
Dans cette belle histoire, un détail semble être passé sous les radars de l'opinion publique. Le nouveau mouvement Tudor est subventionné par le contribuable, car lors de sa construction, Tudor et Kenissi ont reçu un cadeau fiscal, révèlent des documents du Secrétariat d'Etat à l'économie (Seco).
Ni Berne ni Rolex n'ont accepté de révéler le montant des allègements fiscaux accordés, en raison du secret fiscal. Ce qui est sûr, c'est que la Confédération accorde un rabais fiscal maximal de 95'000 francs par emploi créé. En 2022, environ 300 personnes auraient travaillé dans les usines Tudor et Kenissi. Ainsi, selon une estimation très approximative, un allègement de 28,5 millions de francs pourrait avoir été accordé.
Quoi de mieux que la Suisse?
L'on estime que Rolex a réalisé un chiffre d'affaires de 10,1 milliards de francs en 2024 – bien plus que tous les autres horlogers suisses. L'entreprise garde le secret sur son bénéfice, mais il est clair que les affaires sont en plein essor, que Rolex a connu une forte croissance ces dernières années et que les délais d'attente pour certains modèles sont longs.
Mais alors, pourquoi l'usine d'une filiale de Rolex aurait-elle besoin d'allègements fiscaux? Parce que contrairement aux groupes internationaux, une marque horlogère qui vit de la «Suissitude» est obligée de produire en Suisse. A cela s'ajoute le fait que pour 2020, le patron du groupe Swatch, Nick Hayek, avait supprimé la vente de ses très appréciés mouvements ETA à des marques tierces. Tudor était aussi concerné et a dû réagir.
Nos questions sont restées sans réponse de la part de Rolex, qui a refusé tout commentaire. La Confédération affirme que «la rentabilité d'une entreprise n'est pas un critère» pour bénéficier d'allègements fiscaux. «Les allègements fiscaux donnent un argument pour la promotion de la place économique, en particulier pour les petits cantons, les cantons structurellement et financièrement plus faibles, ainsi que pour les régions périphériques.»
Berne s'en lave les mains?
En Suisse, environ 500 communes sont «structurellement faibles» et la Confédération accorde des allègements fiscaux lorsqu'une entreprise crée de nouveaux emplois ou maintient les emplois existants en les réorientant. Ainsi, depuis 2016, la Confédération a approuvé 40 allègements fiscaux, contribuant à la création de 1573 emplois et au maintien de 3824 emplois existants, nous écrit le Seco. Il s'agit d'investissements d'environ 2,8 milliards de francs, une somme importante pour les régions en question.
Les économistes contestent l'utilité de ces allègements, mais en principe, ils «peuvent faire la différence dans des cas particuliers ciblés», selon le Seco. «C'est surtout le cas dans la concurrence internationale entre places économiques, car les Etats membres de l'UE proposent des instruments comparables.»
Une étude du Seco a montré que dans les communes structurellement faibles bénéficiant d'allègements fiscaux, le nombre d'emplois industriels a moins diminué que dans d'autres communes. De son côté, Berne ne semble pas considérer les allègements fiscaux comme très importants, du moins au niveau fédéral. En effet, le Conseil fédéral veut supprimer ces incitations fiscales dans le cadre du paquet d'économies actuel.