L'ex-contrôleur en chef des finances règle ses comptes
Il avait vu venir le fiasco des F-35: «Le DDPS a ignoré nos avertissements»

Michel Huissoud, chef du Contrôle des finances pendant de nombreuses années, a vu venir très tôt le fiasco des F-35. Dès 2022, ses services ont averti qu'il n'y avait «aucune garantie juridique pour un prix fixe». Aujourd'hui, il règle ses comptes avec le DDPS.
Publié: 17:38 heures
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Michel Huissoud est l'ex-chef du Contrôle fédéral des finances.
Photo: Keystone
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Céline Zahno

Le dossier des F-35 fait trembler la Berne fédérale. Le prix fixe de 6 milliards de francs, promis pendant la campagne de votation, n’est plus d’actualité. Les Etats-Unis réclament désormais jusqu’à 1,35 milliard de dollars supplémentaires. Pourtant, en 2022, le Conseil fédéral et le Département fédéral de la défense, de la protection de la population et des sports (DDPS) avaient balayé d’un revers de main les avertissements du Contrôle fédéral des finances (CDF), qui soulignait déjà qu’il n’existait aucune garantie juridique sur ce prix fixe. Aujourd’hui, Michel Huissoud, qui a dirigé le CDF de 2014 à 2022, sort de son silence pour Blick.

Michel Huissoud, le conseiller fédéral Martin Pfister a dû reconnaître mercredi le fiasco entourant les F-35. Est-ce une petite victoire personnelle, après que vos avertissements ont été ignorés?
Non, ce n'est pas un triomphe. Honnêtement, cela me rend triste. Certaines personnes ont fait preuve d’un aveuglement total – en ne prenant pas au sérieux le Contrôle fédéral des finances. Ce n'est pas une politique objective, c'est très problématique. Et d'ailleurs, ce n'est pas la première fois que les avertissements du Contrôle fédéral des finances sont ignorés. Et ce n’est pas un cas isolé: l’histoire montre que lorsqu’on ne nous écoute pas, les choses finissent souvent mal.

Avant même la signature du contrat, le CDF a averti que le prix fixe ne présentait aucune garantie juridique. Comment se fait-il que le Conseil fédéral l'ait tout simplement ignoré?
Ce n’est pas principalement le Conseil fédéral: le DDPS a ignoré les avertissements. Plus précisément armasuisse, le chef de projet Darko Savic – qui a démissionné fin avril – et une grande partie du Parlement. Les commissions de sécurité nous ont certes écoutés, mais la majorité ne voulait pas creuser davantage. Quant aux organes de surveillance parlementaires, ils se sont renvoyé la responsabilité. Résultat: personne ne s’est senti concerné.

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Comme la Suisse voulait absolument le F-35, elle s'est sans doute dit: «On trouvera bien un moyen de régler ça!»
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Est-ce que le CDF n’arrive pas à se faire entendre?
Dans ce cas, oui. Honnêtement, je n'ai pas vraiment d'explication. Je pense que beaucoup voulaient simplement croire que la vérité était telle que la présentait le Département de la défense. S’ils avaient remis en question cette version, cela aurait entraîné toute une série de conséquences: il aurait fallu réévaluer d’autres avions, accepter des retards. Et pendant ce temps, un référendum contre le F-35 se préparait-on a voulu éviter ça à tout prix.

Comment en est-on arrivé à ce «malentendu» entre la Suisse et les Etats-Unis?
A mes yeux, les Américains n’ont jamais considéré le prix comme vraiment fixe. Ce n’est pas leur manière habituelle de procéder dans ce genre de contrats. Mais comme la Suisse voulait absolument le F-35, elle s'est sans doute dit: «On trouvera bien un moyen de régler ça!» Je ne peux pas exclure que ceux qui ont négocié à l'époque aient senti que la partie adverse ne faisait pas entièrement confiance au prix fixe. Il pourrait s'agir en quelque sorte d'une fuite en avant. Ce n'est tout simplement pas judicieux quand on est au bord du gouffre.

La Suisse s'est-elle donc laissée duper?
Je ne veux pas faire de procès d’intention. Peut-être que les négociateurs suisses étaient comme des enfants dans un magasin de jouets: ils cachent les étiquettes des prix, et au moment de payer, les parents découvrent l’addition.

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Je suppose que les Etats-Unis savaient dès le début qu'il n'y avait pas de prix fixe pour la Suisse
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A la décharge du Conseil fédéral, différentes expertises ont confirmé le prix fixe à l'époque.
Oui, j’en ai entendu parler – mais je ne les ai jamais vues. Elles ont été gardées secrètes. Pour moi, un rapport non publié, ce n’est pas une expertise: c’est une rumeur.

Les Etats-Unis ont également assuré à plusieurs reprises et publiquement qu'il s'agissait d'un prix fixe.
La question est toutefois de savoir s'il s'agissait de personnes capables de faire une déclaration contraignante sur le contrat. Si quelqu'un du service de communication dit quelque chose sur une relation contractuelle, cela n'a pas encore une grande signification juridique.

Est-il vraiment possible que les Américains n'aient remarqué qu'en 2024 qu'ils interprétaient le prix fixe différemment de la Suisse?
Je suppose que les Etats-Unis savaient dès le début qu'il n'y avait pas de prix fixe pour la Suisse. Au début, il n'y avait toutefois pas encore de gros surcoûts. Plus le temps a passé, plus il est devenu clair que cela coûterait plus cher et les Etats-Unis ont commencé à signaler à la Suisse qu'il y aurait des coûts supplémentaires.

La Suisse continue d'insister sur le prix fixe et cherche désormais une solution diplomatique. Quelles sont les chances d'y parvenir?
La Suisse y parviendra peut-être et ce serait formidable. En tant que contribuable, je le souhaiterais vivement.

Le ministre de la Défense Martin Pfister doit désormais assumer un manquement qui n'est pas le sien. Que lui conseillez-vous?
Je ne suis pas conseiller. Mais je recommande au moins à M. Pfister d'être transparent et de publier ces expertises. Ce serait un bon signe.

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