Son ancien job, il le décrit ainsi: «Une fonction méconnue, en grande partie dans l'ombre». Walter Thurnherr a été le chancelier de la Confédération de 2016 à 2023. Avant cela, l'Argovien, membre du Centre, a officié dans trois départements fédéraux en qualité de secrétaire général. La Berne fédérale, il la connait comme personne.
Au coeur du premier cercle du pouvoir, il a affronté activement la gestion de grandes crises – de la pandémie de Covid-19 au naufrage de Credit Suisse. Il publie aujourd’hui un ouvrage, qui pourrait bien devenir une référence pour les férus de la politique fédérale: «Wie der Bundesrat die Schweiz regiert» (En français: «Comment le Conseil fédéral gouverne la Suisse»).
Physicien de formation, Walter Thurnherr décrit avec enthousiasme les rouages du pouvoir. Les plus jeunes diraient de lui que c’est un nerd, lui qui inaugure chacun de ses chapitres par un problème de mathématiques. Mais derrière ses observations depuis les entrailles cybernétiques de la machine étatique, il glisse aussi quelques critiques savoureuses sur l’état du système et sur celles et ceux qui l’incarnent.
Présent à des centaines de séances du Conseil fédéral, l’auteur a vu défiler les réunions, et a dû, à maintes reprises, serrer les dents. Par devoir de réserve et en vertu de la loi, le chancelier ne peut dévoiler publiquement toutes les zones d’ombre et les tensions internes auxquelles il a été confronté.
Les crises révèlent les vrais visages
Dans son livre, Walter Thurnherr raconte comment, en situation exceptionnelle, notamment pendant la pandémie de Covid, les vrais visages se sont révélés. «Dans une telle crise, on découvre qui, au Conseil fédéral, peut faire preuve d'une réelle résilience, et qui ne faisait que semblant jusqu'ici.»
Sous la pression, «les masques tombent», assure Walter Thurnherr: face aux grandes difficultés, on remarque vite «qui brasse du vent et cherche à minimiser ses propres erreurs, qui comprend réellement le problème en formulant de bonnes propositions, qui traverse les eaux en crue en bottes de caoutchouc pour la photo, et qui va parler aux victimes, même sans caméra».
La présidence corrompt les esprits
En Suisse, le pouvoir est partagé comme presque nulle part ailleurs. Et tant mieux. Car il séduit, et fait changer les gens. C’est en tout cas ce qu'estime Walter Thurnherr, qui dit l'avoir constaté en observant les présidentes et présidents de la Confédération.
Après dix mois d’année présidentielle, de nombreux titulaires en viennent à ériger leurs «petits avantages protocolaires» en véritable droit, assure-t-il. Avec le temps, s’installerait une perception de soi «où le ‹Primus inter pares› (en français: 'le premier parmi les pairs') est surtout compris comme ‹Primus› (en français: 'le premier')».
Un souffle de mégalomanie césarienne dans la salle du Conseil fédéral? Bien souvent, le collège n’est «pas malheureux de voir la présidence passer à quelqu’un d’autre après un an».
Si son livre reste avant tout une déclaration d’amour au système politique suisse, l'ex-chancelier n'hésite pas à balancer quelques piques à l’administration. Il s’en prend ainsi longuement à certains collaborateurs de conseillers fédéraux, à ces «employés gravitant autour d’un chef de département qui veulent qu’on les appelle ministres eux aussi, mais qui, en réalité, ne font que de s’agiter, porter le sac de leur patron, anticiper ses moindres désirs et lui adresser les compliments qu’il aime entendre».
«Une vache qui se tient quelque part à l’envers»
Il se montre particulièrement critique face aux porte-parole du Conseil fédéral qui étaient auparavant journalistes, des «transfuges» qui rejoindraient, selon lui, l’appareil sans vision d’ensemble de la raison d’Etat. «Le nombre de conseillères et conseillers fédéraux qui recrutent leurs collaborateurs personnels 'de l’extérieur' et attendent d’eux une loyauté personnelle particulière a nettement augmenté au cours des dernières décennies.»
Certains collaborateurs personnels aimeraient «se mettre en avant auprès de collègues et de journalistes avec de petites indiscrétions», tout en «marchant volontiers aux côtés de leur chef lorsqu’une caméra est braquée sur eux». L’auteur dépeint ainsi la Berne fédérale comme une grande foire aux vanités.
Avec passion, il s’attaque également au nouveau paysage médiatique. A ses yeux, l'opinion publique suisse attend désormais qu'un «père» ou une «mère» de la Nation prenne immédiatement position.
Il l'assure: le Conseil fédéral doit aujourd'hui «réagir en un éclair lorsqu’il se passe quelque chose dans le pays (...) qu’il s’agisse d’un grave accident de la route, d’une médaille de bronze aux Jeux olympiques, de l’introduction de l’écriture inclusive dans une haute école spécialisée ou d’une vache qui se tient à l’envers dans une étable quelque part dans le pays».
Une figure culte pour les journalistes à Berne
Walter Thurnherr et les médias: une relation compliquée. Auprès des journalistes accrédités sous la Coupole fédérale, cet homme au sens de la repartie jouissait d’un statut quasi culte. Pas de quoi faire taire ses critiques à l’égard des représentants du «quatrième pouvoir». Il se moque ainsi de certains journalistes, surtout d’ancienne génération, qui auraient mal compris leur rôle et se percevraient «avant tout comme des initiés influents et des conseillers politiques indépendants de certains conseillers fédéraux».
Le journalisme actuel, plus rapide et doté de moins de ressources, préoccupe aussi l'ancien chancelier. De plus en plus d’articles se publieraient, à ses yeux, sans que l’on puisse vraiment les distinguer de commentaires. «Au lieu de lire dans les journaux des analyses détaillées sur les décisions du Conseil fédéral, nous voyons déferler chaque jour une immense vague d'informations succinctes, d’interruptions publicitaires et de propos stupides.»
La croissance de l’Etat, jamais remise en question
Par endroits, Walter Thurnherr s’exprime presque malgré lui comme le porte-voix d’une administration fédérale en perpétuelle expansion et dépassée par sa propre croissance. En effet, l’appareil étatique grandit année après année: en 2025, il comptera déjà 39'075 postes à plein temps.
La croissance de l’Etat dépasse celle de l’économie et le salaire moyen dans l’administration fédérale surpasse désormais celui du secteur bancaire, rappelle Walter Thurnherr. «Bien entendu, l’administration emploie aujourd’hui nettement plus de collaborateurs et gère des budgets considérablement plus importants qu’il y a quarante ans», constate-t-il laconiquement, comme s’il s’agissait d’une fatalité.
Il cite comme principal moteur de cette expansion la numérisation. Celle-ci a «engendré d’innombrables nouveaux projets, un nouvelle façon de gérer ceux-ci, de nouvelles institutions au sein de l’administration, une nouvelle méthodologie d'archivage, une nouvelle communication, de nouvelles ordonnances et de nouveaux champs thématiques».
Pour tous ceux qui pensaient que les technologies modernes simplifieraient le monde du travail, ils se trompent, estime Walter Thurnherr. En revanche, on cherchera en vain chez lui un mot critique sur les incitations menant à la création de nouveaux postes aux frais du contribuable.
«Manque de cohérence» pendant la pandémie
Autre motif d'inquiétude pour Walter Thurnherr: l’articulation entre les différents pouvoirs de l’Etat. Il déplore des rapports qui se seraient détériorés entre le gouvernement et les élus représentants du peuple: «La relation est endommagée, parce que la répartition des tâches entre Parlement et Conseil fédéral repose sur un respect mutuel, mais ce respect a diminué et il risque de continuer à se réduire.»
Le gouvernement fédéral a également commis des erreurs, rappelle-t-il, en évoquant la crise du Covid: «L’OFSP relevait fin février 2020 auprès du Conseil fédéral, en minimisant l'ampleur de la situation, qu’on ne pouvait pas exclure que le virus se propage de façon incontrôlée. Trois semaines plus tard, les villes suisses étaient désertes.»
Au début de la pandémie, l’Office fédéral de la santé publique placé sous l’autorité d’Alain Berset avait communiqué que les masques ne servaient à rien. «Quelques mois plus tard, la présidente de la Confédération (ndlr: Simonetta Sommaruga) déclarait : 'Avec le masque, nous nous protégeons nous-mêmes et nos proches.' Ce n’était pas cohérent.»
Des passages rappelant Cassis et Amherd
Plus généralement, le collège exécutif aurait parfois établi des priorités discutables, notamment au regard des relations difficile avec l'Union Européenne. «Si l’on n’a quasiment jamais voyagé pendant des années à Bruxelles pour rencontrer la Commission européenne, on ne pourra pas, même à coup d'interviews, donner l’impression que l’on s’est efforcé de faire avancer les négociations.»
La politique européenne aurait souffert très tôt de choix étranges du Conseil fédéral: «Lors de plusieurs séances, on a négocié sur la concession du télésiège du Weissenstein, mais pratiquement jamais sur l’importance d'élargir l’UE à l'Est.»
La qualité oratoire des responsables politiques helvétiques ne serait pas meilleure. Il évoque ainsi un conseiller fédéral «peu bavard ou un peu timide», «qui en a assez des médias, qu’il estime ne faire que le critiquer, et qui, pour cette raison, ne veut plus donner d’interviews». Impossible en le lisant de ne pas penser au ministre des Affaires étrangères, Ignazio Cassis.
Un autre passage rappelle, de manière troublante, la fin de mandat de l’ancienne cheffe du Département de la défense (DDPS), Viola Amherd: «Une conseillère fédérale incertaine et toujours pressée, qui dissimule un peu moins bien sa vanité que ses collègues et qui n’accepte plus que des apparitions qu’elle peut contrôler dans les moindres détails.»
Le discours «kitsch» de Didier Burkhalter
Les personnalités charismatiques auraient de toute façon la vie dure en Suisse. «Quiconque brille rhétoriquement ou enflamme une salle avec un discours passionné devient plutôt suspect. Un propos précis, peut-être un peu revêche, mais terre-à-terre, passe pour plus familier.»
Il dispense aussi quelques conseils aux conseillers fédéraux pour leurs apparitions publiques: «Les émotions ne sont pas mauvaises, mais le kitsch ne passe pas bien», dit-il.
Il cite un exemple concret: «La Suisse et le monde ne sont pas étrangers l’un à l’autre. Ils sont comme le lac et le ciel, ils sont comme le ciel et les Alpes.» Ce que Walter Thurnherr omet noblement de préciser, c'est que ces phrases, d'un niveau de kitsch rarement égalé, ont été prononcées en 2014 par le président de la Confédération d’alors, Didier Burkhalter.
S'agissant de la Chancellerie fédérale, Walter Thurnerr assure qu'elle doit être «dirigée par une personnalité forte, indépendante et prudente». Il cite l'ancien chancelier fédéral Karl Huber comme modèle. «Aujourd'hui, presque plus personne ne se souvient de lui. Et cela aussi fait partie du jeu.» Ce livre permettra-t-il à Walter Thurnherr ne connaître un sort légèrement différent?