Simon Geissbühler, vous êtes l'ambassadeur de Suisse à Tel Aviv. Le Nouvel An juif commence lundi. Etes-vous pessimiste pour la nouvelle année?
J'aime bien le mot hébreu tikwa. Cela représente l'espoir: littéralement, la tikwa signifie que différents fils sont liés en une seule corde. L'espoir n'est pas quelque chose de passif, mais quelque chose qu'il faut prendre en main afin de rassembler les fils. L'espoir est lié à l'action. Je trouve cela beau.
Mais sur le plan géopolitique, il n'y a pas de lueur d'espoir... Que faites-vous pour ne pas devenir cynique?
En tant qu'ambassadeur à Tel Aviv, je suis aussi gestionnaire de crise. Je dois garder la tête froide et être réaliste. En ce qui concerne les relations internationales, il faut trouver des réponses en matière de politique étrangère et de sécurité. Nous ne pouvons pas rester insensibles à la souffrance humaine. Le sort des habitants de Gaza et des 50 otages restants me touche beaucoup.
Dans vos mémos, vous auriez vivement critiqué la politique israélienne et incité le Conseil fédéral à changer d'avis. Comment y êtes-vous parvenu?
Ce n'est pas exact. Dans les mémos, il ne s'agit pas de critiquer la politique israélienne, mais de rendre compte des faits afin de mettre en évidence les liens de cause à effet. C'est la tâche principale de chaque ambassade de rendre compte des développements dans le pays d'accueil et de faire des recommandations. A Berne, il n'a pas non plus été nécessaire de faire changer d'avis qui que ce soit. La position suisse est connue depuis longtemps et reste fidèle à ses principes.
Beaucoup voient les choses différemment. La France et la Grande-Bretagne veulent reconnaître la Palestine, la Suisse s'y oppose. Pourquoi?
La Suisse estime qu'une reconnaissance de la Palestine pourra avoir lieu lorsqu'un contexte permettant la solution à deux Etats est possible. Ce n'est pas le cas actuellement.
Le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu s'empare de la bande de Gaza et fait construire de nouvelles colonies. Devons-nous oublier pour de bon la solution des deux Etats, et partir du principe qu'il n'y aura pas de paix?
Pour le moment, il n'y a pas de processus de paix. Le 7 octobre 2023, le Hamas a assassiné 1'200 personnes, en a enlevé 250 et détient toujours 50 otages. Des gens meurent tous les jours à Gaza. La situation est catastrophique. De ce point de vue, il reste peu d'espoir. Et pourtant, une guerre sans fin n'est pas une vision d'avenir. Beaucoup de gens aspirent à la paix.
Vous avez autrefois dirigé la Division Paix et droits de l'homme du DFAE. Même dans les situations difficiles, des fenêtres s'ouvrent pour les négociations. Que peut faire la Suisse?
C'est notre mandat constitutionnel de nous engager pour la coexistence pacifique des peuples. L'Europe a connu la guerre pendant des siècles, et malgré cela, le leadership politique a réussi à mettre fin aux conflits. Mais cela n'a fonctionné que parce que la population voulait, elle aussi, la paix. Celle-ci est également possible au Proche-Orient, même s'il y a actuellement peu d'espoir.
Que voulez-vous dire?
Le dernier accord de paix global remonte à 2016 en Colombie. Depuis, les plaques tectoniques de la géopolitique ont continué à se déplacer et la volonté de conclure un traité de paix a diminué. Nous voyons de plus en plus de guerres et de conflits dans le monde. Ceux-ci durent plus longtemps, sont plus complexes et sont menés de manière intransigeante.
Quel outil de la diplomatie suisse pourriez-vous utiliser à Tel Aviv?
Nous proposons divers services, mais tant que les parties au conflit n'ont pas la volonté, cela ne sert à rien. Nous apportons une aide humanitaire importante, et nous essayons d'agir contre la spirale négative dans laquelle se trouve toute la région. Seuls les extrêmes profitent de l'escalade.
Que faites-vous concrètement?
Les parties officielles se taisent ou se crient dessus. C'est pourquoi nous devons agir à petite échelle. Le devoir de la Suisse est de créer des espaces pour rassembler les gens, développer des idées et rétablir la confiance. Il s'agit d'une manœuvre discrète, qui se déroule en coulisses. Par ailleurs, nous invitons aussi délibérément des personnes auxquelles on ne penserait pas immédiatement.
Jusqu'à présent, le Qatar a servi de médiateur entre Israël et le Hamas. Après l'attaque israélienne contre le Qatar, la Suisse pourrait-elle intervenir?
La Suisse interviendra si les parties le souhaitent. Pour l'instant, il n'y a pas une telle demande.
Il y a plus de 20 ans, la Suisse a lancé l'Initiative de Genève. A part un document de 500 pages, elle n'a pas apporté grand-chose. Est-il temps de lancer un nouvel accord de Genève?
Je ne suis pas d'accord avec vous. L'Initiative de Genève a été un succès parce qu'elle formule un document de base proposant une solution de paix. Ce document existe: les parties au conflit peuvent le sortir du tiroir à tout moment et l'actualiser. Mais je suis d'accord pour dire qu'il faut faire quelque chose de nouveau. C'est précisément pour cela que le financement a été arrêté et que nous avons lancé de nouvelles initiatives.
Le gouvernement israélien commet-il un génocide à Gaza?
Nous prenons acte du rapport de la Commission d'enquête, qui a été présenté cette semaine au Conseil des droits de l'homme de l'ONU. Du point de vue suisse, la Cour pénale internationale (CPI) doit répondre à cette question, et nous nous engageons à tous les niveaux pour que le droit international soit respecté.
Mais Benjamin Netanyahu semble s'en moquer. La Cour internationale de justice (CIJ) l'accuse de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité. Et rien ne change. Les sanctions sont-elles optionnelles?
C'est aux politiques de décider, mais ce n'est pas à l'ordre du jour pour le moment. La semaine dernière, le Parlement a clairement décidé que la Suisse ne devait pas s'associer aux sanctions de l'Union européenne (UE) contre les colons israéliens violents.
Des chrétiens se font cracher dessus à Jérusalem. La seule église catholique de Gaza a même été bombardée. La société israélienne devient-elle non seulement islamophobe, mais aussi anti-chrétienne?
La protection des minorités est une priorité en ce qui concerne notre politique étrangère. Je me suis rendu chez les Druzes dans le nord d'Israël, chez les Bédouins dans le Néguev et j'ai visité les deux villages circassiens en Israël – il s'agit d'une ethnie originaire du Caucase. Nous suivons également de près la situation des chrétiens. J'ai récemment rencontré l'évêque de l'Eglise grecque-catholique melkite.
La montée de l'antisémitisme vous inquiète-t-elle?
Oui. Si l'on n'apprécie pas la politique d'un gouvernement, il faut la critiquer. Mais il n'est pas acceptable que l'on profane des synagogues ou que l'on attaque des juifs pour cette raison. L'antisémitisme est un problème de société qui en dit long sur notre démocratie et qui concerne donc tout le monde. Il est extrêmement dangereux d'excuser ou d'édulcorer l'antisémitisme.
Vous sensibilisez les ultraorthodoxes avant qu'ils ne partent en vacances en Suisse. Qu'est-ce que cela signifie?
Les montagnes suisses sont une destination de vacances très appréciée des juifs ultraorthodoxes. Par le passé, des malentendus se sont produits et ont donné lieu à plusieurs scandales.
Par exemple, lorsqu'une femme ultraorthodoxe en robe longue s'est baignée dans une piscine ou lorsqu'une famille a bloqué des sièges dans un bistrot de montagne sans rien commander. Proposez-vous un guide des bonnes pratiques en Suisse?
La communauté ultraorthodoxe est très diverse. J'ai invité différentes agences de voyage et des rabbins. Il s'agit de faire connaissance et d'expliquer ce qui pourrait poser problème en Suisse. Ensuite, nous élaborons ensemble des solutions, par exemple: un jour par semaine, une piscine est réservée aux femmes ultraorthodoxes, ou bien, celui qui s'assoit dans un bistrot doit commander quelque chose. Il y aura toujours des conflits, mais peut-être pourrons-nous ainsi éviter des scandales. C'est un travail de médiation typiquement suisse.