Une nouvelle grossesse à 44 ans, Johanna Meier ne s'y attendait pas. Elle a déjà deux enfants et travaille en tant qu'assistante sociale. «Mettre au monde un autre enfant était impossible en termes d'énergie», confie-t-elle aujourd'hui. Face à cette situation, elle décide d'interrompre sa grossesse. Elle fait alors une expérience qu'elle n'oubliera jamais: sa gynécologue n'approuve pas du tout lui sa décision. «Elle m'a fait culpabiliser», souligne-t-elle.
En 2024, le nombre de femmes ayant opté pour une interruption volontaire de grossesse (IVG) n'avait plus été aussi élevé depuis longtemps. En Suisse, celle-ci est autorisée pendant les douze premières semaines. Mais les recherches de Blick montrent que les obstacles restent importants pour les femmes.
Le tabou est énorme et certains médecins refusent encore de pratiquer des avortements. Les opposants à l'IVG sont nombreux en Suisse, actifs et coordonnés. Et quand même certains conseillers nationaux s'en mêlent, difficile de croire que ce droit est réellement acquis.
«Vous n'avez pas assez d'argent? Travaillez plus!»
«Je constate que de nombreuses femmes médecins pratiquent des interruptions de grossesse médicamenteuses dans leurs cabinets, mais ne le font pas savoir publiquement», confie Helene Huldi est présidente de l'Association de professionnels de l’avortement et de la contraception (Apac Suisse). Sur son site Internet, l'organisation donne des explications et dresse la liste des médecins traitants.
Mais certains ne veulent pas figurer sur la liste. C'est le cas d'une doctoresse de Zurich qui a déclaré à Helene Huldi qu'elle ne pratiquait l'avortement que sur ses propres patientes et qu'elle ne voulait pas que d'autres viennent la voir pour cela.
Choon-Kang Walther pratique des avortements dans son cabinet de Zurich. Chaque année, de plus en plus de femmes frappent à sa porte. En 2019, elle a pratiqué 202 avortements, en 2023, 420. «Il arrive que des collègues m'envoient des patientes parce qu'elles ne veulent pas pratiquer l'avortement elles-mêmes». Une jour, deux patientes sont venues la voir après une visite dans un hôpital de Suisse orientale. La psychologue de l'établissement aurait fait pression sur elles avec des propos tels que: «Vous n'avez pas d'argent pour accueillir un enfant? Alors travaillez plus!»
Mais Choon-Kang Walther observe aussi autre chose: «Les femmes ont souvent honte de ces situations». Parfois, elles viennent la voir depuis un autre canton, parce que leur gynécologue ne doit rien savoir. Ou parce qu'elles ne veulent pas aller à l'hôpital, où on les connait. «Le sujet est encore tellement tabou en Suisse alémanique.»
Le «don de Dieu» qui n'en est pas un
Johanna Meier, mentionnée au début de l'article, connaît bien tout cela. Elle fait même partie d'un groupe d'entraide pour l'interruption de grossesse d'Aarau. Dans son cas, ce sont des questions religieuses qui ont joué un grand rôle.
Tout commence avec sa gynécologue qui ne veut pas pratiquer d'interruption volontaire de grossesse. Comme elle travaille dans un cabinet collectif, son collègue prend le relais. Lors du premier entretien, il fait d'abord comme s'il ne s'agissait pas d'un avortement.
Il lui explique longuement, selon Johanna Meier, qu'elle est financièrement stable et encore assez jeune pour porter un enfant. Selon lui, «ce serait une offense de ne pas accepter ce don de Dieu».
Une pilule et ça repart!
Selon l'Office fédéral de la statistique, 83% des interruptions de grossesse en Suisse se font par le biais de médicaments, le reste par une opération. Johanna Meier est alors à la septième semaine, encore suffisamment tôt pour la méthode médicamenteuse.
Elle doit prendre le premier comprimé chez le gynécologue, les suivants à la maison. Elle a un nouveau rendez-vous après le temps de réflexion. «Quand je suis venue le voir, il a fait comme s'il ne savait rien». En plus de ne pas l'informer correctement: il lui dit que si les premières pilules n'ont pas fonctionné à la maison, elle doit en prendre d'autres. Mais comment peut-elle savoir si elles sont efficaces? «Quand j'ai posé la question, il m'a dit qu'il n'avait pas le temps de m'expliquer toutes les éventualités de ce traitement.»
Selon Johanna Meier, il ne lui aurait dit que cela allait lui donner l'impression d'une forte menstruation. Un puissant euphémisme: «Dès le soir, je chancelais parce que j'avais perdu beaucoup de sang». En panique, elle a finalement appelé l'hôpital, où une sage-femme s'est «très bien» occupé d'elle.
Et les hôpitaux dans tout ça?
Même si son expérience à l'hôpital fut bienveillante, tous ne se sont pas mis au diapason: l'hôpital Bethesda, à Bâle, refuse strictement les avortements, même en cas d'urgence. Quand on inspecte un peu les dossiers, on se rend compte que c''est la fondation évangélique méthodiste Diakonat Bethesda qui est aux manettes. Sur son site Internet, celle-ci écrit: «En cas d'interruption de grossesse souhaitée, des spécialistes en psychologie et en assistance spirituelle mettent tout en œuvre pour préserver la vie de la mère et de l'enfant».
Même son de cloche à la clinique Hirslanden St. Anna de Lucerne. Jusqu'à son rachat en 2005, les sœurs Sainte-Anne dirigeaient la clinique. Leur condition? Pas d'interruptions volontaires de grossesse, même en cas d'urgence là aussi.
Après tout, cela semble être dans l'erre du temps. Les opposants à l'avortement ont le vent en poupe dans le monde entier. Donald Trump, Viktor Orban, Giorgia Meloni – tous prennent ou ont déjà pris des mesures pour rendre l'avortement difficile pour les femmes, voire interdit. La Suisse n'est pas à l'abri: les milieux chrétiens continuent de mener une croisade virulente contre l'IVG, et ce, jusqu'au Parlement.
Les opposants à l'avortement ne renoncent pas
En septembre dernier, une nouvelle organisation pro-vie a ouvert ses portes à Saint-Gall: 1000Plus Suisse. L'évêque auxiliaire émérite de Coire, Marian Eleganti, a même fait le déplacement pour bénir l'association. «Les chrétiens peuvent être stigmatisés, mais jamais arrêtés, car nous défendons et combattons pour les valeurs de Dieu», a-t-il déclaré.
Et ce que Dieu veut, 1000Plus le sait manifestement très bien. L'association vient de déposer une pétition. demandant au Conseil fédéral de mettre fin au «record d'avortements» et de vérifier si les centres de consultation financés par l'Etat proposent aux femmes enceintes des alternatives «qui rendent la vie possible». Pour l'heure, elle a recueilli 3600 signatures. Mais la liste a déjà de quoi attirer l'attention: huit conseillers nationaux l'ont signée, dont six issus de l'Union démocratique du centre (UDC) comme les bien connus Lukas Reimann ou Jean-Luc Addor.
Mais s'en tiendront-ils à la pétition? Rien n'est moins sûr. Le premier signataire est le conseiller national de l'Union démocratique fédérale (UDF) Andreas Gafner a déposé une intervention correspondante lors de la session d'été. Et Thomas Stettler, lui aussi signataire et conseiller national UDC, a confirmé à Blick qu'il tiendra un discours à ce sujet en septembre
En 2023, eux initiatives visant à rendre les interruptions de grossesse plus difficiles ont échoué, restant au stade de la collecte. Mais avec ce vent rétrograde puissant, la pression sur les femmes qui souhaitent avorter pourrait bien augmenter davantage.