Notre pays est de plus en plus sobre. En 2024, la consommation de vin a reculé de près de 8% par rapport à 2023, selon l’Office fédéral de l’agriculture. Cette baisse est même de 16% pour le nectar suisse. Fait notable, ce sont surtout les jeunes qui s’en détournent. Inquiets, des vignerons interpellent le Conseil fédéral pour une meilleure promotion du vin helvétique. Guy Parmelin, ministre de l’Union démocratique du centre (UDC) en charge de l’Agriculture et par ailleurs vigneron de formation, a fait bondir la gauche et les milieux de la prévention en lâchant: «On ne peut pas forcer les gens à boire s’ils ne veulent pas boire, même si j’aimerais bien qu’ils boivent plus.»
Soufflons un peu. Alexandre Fischer, vigneron-caviste et fondateur du mouvement Les raisins de la colère, nous reçoit dans son prestigieux domaine familial de Saint-Amour, à Chenaux (VD), au-dessus de Cully. Pour lui, Guy Parmelin a été «maladroit» et se trouve dans une position compliquée. Que faire face à la crise? Il plaide pour son terroir, une consommation raisonnée et une transparence accrue de tous les acteurs du secteur.
Alexandre Fischer, vous aussi, comme Guy Parmelin, vous aimeriez que les gens boivent davantage de vin?
Non. Je dirais que j’aimerais que les gens boivent mieux. C’est-à-dire local, de qualité et donc plus cher. Il y a aussi une manière de boire du vin. C’est un produit d’accompagnement à consommer avec raison. Ce n’est pas une boisson de soif. Pour se désaltérer, on se sert de l’eau.
Comprenez-vous que les propos du conseiller fédéral aient pu faire polémique?
Oui. Il a été maladroit. A sa décharge, sa situation est hyper-compliquée. En tant que vigneron, s’il défend ouvertement la profession, il sera accusé d’œuvrer pour ses intérêts personnels. Par ailleurs, en tant que ministre de l’Agriculture, il se doit de défendre les accords commerciaux signés par la Confédération. C’est donc un perpétuel numéro d’équilibriste.
Plutôt que d’inciter la population à la consommation d’alcool, qu’aurait-il dû dire?
Il aurait pu expliquer la situation. Rappeler que les producteurs locaux font face à la concurrence déloyale des vins étrangers et que, si nous sommes si chers en comparaison, ce n’est pas parce que nous nous en mettons plein les poches, mais parce que les normes et le coût de la main-d’œuvre sont très différents chez nous par rapport à l’Italie, la France, les Etats-Unis ou l’Australie. Il y a un gros travail de pédagogie et de transparence à faire. Y compris de notre part, les producteurs.
Vous avez fondé le mouvement Les raisins de la colère, qui réclame notamment que l’Etat décrète des restrictions d’importation des vins étrangers. Avez-vous déjà eu l’occasion de dire le fond de votre pensée à Guy Parmelin?
Oui, nous avions eu un échange téléphonique. C’était avant les manifestations de 2019, durant lesquelles nous étions montés à Berne pour signifier notre colère. Je voulais lui détailler nos motivations, qu’il connaît bien, et surtout lui assurer que nous n’avions pas l’intention de tout casser. L’objectif était principalement de sensibiliser les parlementaires au vin et à la réalité de celles et ceux qui le font.
En Suisse, la consommation d’alcool chute. Essentiellement chez les jeunes. Cela ne doit pas faire vos affaires…
Ce qui m’interpelle particulièrement dans les différents chiffres à disposition, c’est que la consommation de vins étrangers semble moins baisser que la consommation de vins suisses.
Comment l’expliquez-vous?
Par le porte-monnaie. Le coût de la vie augmente, il faut se serrer la ceinture. Le vin est un produit secondaire qui passe à la trappe lorsque les gens doivent réduire leur budget. Comme les vins étrangers sont meilleur marché, ils subissent moins les effets du renchérissement. En clair, c’est la crise.
Pourtant, vous vous êtes associé à Dry January, l’organisation de prévention qui encourage à ne pas boire durant le mois de janvier pour réfléchir à sa consommation d’alcool. Vous creusez votre propre tombe?
Je l’ai fait parce que la manière de communiquer des interprofessions m’avait fâché. Quand le Dry January a commencé à faire sa place, on a vu les associations de vignerons s’énerver et marteler qu’il fallait boire tout au long de l’année. Pour moi, cela ne fait aucun sens de se placer en opposition à des gens qui veulent simplement réfléchir à leur consommation d’alcool, ce que je trouve très sain. Et puis, du dialogue naît des idées: depuis quelque temps, je développe et commercialise une gamme de jus de raisin à boire à table. Ces bouteilles estampillées Fischee’s démontrent qu’il est possible de satisfaire tout le monde si on fait l’effort de se remettre en question.
L’avenir du marché, c’est le 0%?
Je ne pense pas. Les boissons sans alcool prendront certainement encore davantage d’importance qu’aujourd’hui, mais le vin fait partie de l’histoire de l’humanité. La clé, à mes yeux, c’est la diversification des revenus. C’est pour cela que nous développons aussi l’œnotourisme, l’événementiel et l’école dans les vignes. Nous voulons faire découvrir dès le plus jeune âge notre métier de terroir.
Pouvez-vous nous expliquer pourquoi consommer local est essentiel?
Concernant l’alimentation, j’aime consommer ce qui est produit autour de chez moi. Ce sont mes racines et je finance mon cercle social. Mais, comme tout le monde, je suis fait de paradoxes. Je ne regarde pas la provenance de mes habits, j’aime voyager à l’autre bout du monde… Alors comment jeter la pierre à des gens qui achètent une bouteille comme ils voyagent avec une compagnie aérienne low cost, soit en regardant uniquement la douloureuse? La Confédération peut encore augmenter les montants alloués à la promotion de nos bouteilles. Cependant, à terme, je ne vois pas comment nous pourrons échapper à des mesures protectionnistes si nous voulons sauver le travail de la vigne.
On se permet une petite provocation: est-ce qu’être touché par une maladie cardiovasculaire après avoir bu du vin français ou vaudois, cela change vraiment quelque chose?
C’est difficile de répondre à cette question. (Il réfléchit.) Bien sûr, tout bon médecin déconseillera la consommation d’alcool, qu’importent son origine et sa méthode de fabrication. C’est mauvais pour la santé, c’est un fait incontestable. Mais qui peut dire que boire un coup, de temps en temps, n’est pas bon pour d’autres choses, comme la sociabilisation? Une fois encore, ce qui importe, c’est la manière de consommer. Je suis inquiet quand je vois des gens sortir du travail et descendre des verres à la pelle pour décompresser. Quand l’alcool devient un moyen de relâcher la pression, c’est un engrenage dangereux. C’est malheureusement courant dans notre société très stressante.
Cet article a été publié initialement dans le n°27 de «L'illustré», paru en kiosque le 3 juillet 2025.
Cet article a été publié initialement dans le n°27 de «L'illustré», paru en kiosque le 3 juillet 2025.