Bras de fer entre la ministre et la commission foncière
Marché des terres agricoles: les dessous de l'autre affaire Dittli

Un recours signé par Valérie Dittli reprochait au président de la commission foncière rurale d'être intervenu comme avocat dans un dossier soumis à la commission. Ce mélange des genres systémique interroge sur la gestion des conflits d’intérêts au sein de cet organe.
Publié: 06:47 heures
|
Dernière mise à jour: il y a 1 minute
Partager
Écouter
Valérie Dittli, cheffe du département de l'agriculture, de la durabilité et du numérique, a fait l'objet d'une enquête pénale à la suite de plaintes du président de la commission foncière rurale. Un accord confidentiel a été signé entre les deux parties et l'enquête a été classée en mars dernier.
Photo: keystone-sda.ch
Camille Krafft_Blick_DSC_1396 (1) copie.JPG
Camille KrafftJournaliste Blick RP

C’est une drôle d’histoire, dont les enjeux cachés sont à la fois politiques et financiers. Et qui interroge, une fois encore, sur la gestion des terres agricoles dans le canton de Vaud – le second plus grand de Suisse en termes de surfaces cultivables. 

En question: la commission foncière rurale (CFR I), cet organe chargé d’autoriser ou non la vente de terrains censés rester, selon la loi, entre les mains des paysans. Et son président jusqu'à l'an dernier, Jean-Claude Mathey. Ce dernier se serait retrouvé dans la position ubuesque de pouvoir se prononcer, en tant que président de la CFR I, sur des mesures d'instructions qu'il avait demandées en tant qu'avocat d'une des parties - avant de se récuser. 

La tâche de la CFR I est hautement sensible, puisque des centaines de millions de francs sont en jeu, avec quelque 800 dossiers gérés chaque année. Méconnue du grand public et même des députés, cette mission déléguée par l’Etat nécessiterait d’être encadrée par de solides garde-fous contre les conflits d’intérêts.

Or, ce n’est pas du tout le cas aujourd’hui, comme l’a constaté dans son dernier rapport la Commission de gestion du Grand Conseil (COGES), qui semble découvrir la CFR I comme si elle sortait d’un chapeau. 

300 francs par jour: une autorité de milice où «la confiance prévaut»

Dans le rapport qu'elle a rendu en avril au sujet de l'année 2024, la Commission de gestion du Grand Conseil (COGES) s'est penchée sur les activités de la Commission foncière rurale (CFR I). Une autorité à laquelle elle s'était peu intéressée jusque là, mais qui est apparue dans l'actualité en raison du litige entre Valérie Dittli et Jean-Claude Mathey. 

A la suite du rapport, les députés avaient demandé au gouvernement de donner des garanties sur la bonne application du droit foncier rural et d'appliquer une ligne directrice constante, notamment concernant les recours. 

Et l'issue des entretiens qu'elle a menés, la COGES relevait des «dissonances apparentes» de communication entre le département de Valérie Dittli et la Commission foncière rurale, ainsi que sur les modalités d’exercice de la surveillance de la CFR I par le département et la gestion des conflits d’intérêts. L'élaboration d'un document de référence sur le périmètre des conflits d’intérêts, tant pour la CFRI que pour le département, était recommandée. 

A ce jour, la commission fonctionne à la confiance, selon le rapport. La gestion des conflits d’intérêts «s’effectue au cas par cas par les membres de la CFR I et sont, en principe, protocolés. Les membres de la CFR I interrogés n’ont pas relevé de problématique ou de conflits d’intérêts qui auraient selon eux été cachés à la commission.» Interrogés sur l’opportunité de publier une liste des liens d’intérêts de la CFR I, les membres relèvent que «ceux-ci sont davantage dus à des liens personnels, de voisinage ou de relations d’affaires, ce qui ne peut être listé préalablement.»

Organe nommé par le Conseil d’Etat, la Commission foncière rurale tranche lorsqu’une personne veut se porter acquéreuse de terres agricoles, soumises à la Loi sur le droit foncier rural. Entrée en vigueur en 1994, cette loi a pour but d’encourager la propriété rurale, maintenir les exploitations familiales, renforcer la position des exploitants à titre personnel et lutter contre la spéculation foncière.

Avec 600 à 800 dossiers par an, dont un nombre de décisions motivées oscillant entre 50 et 100 par année, le volume des activités de la Commission foncière rurale a été jusqu’ici «largement sous-estimé», selon la COGES. Cette dernière relève en outre la «juridicisation croissante des dossiers en raison des mandataires intervenant dans les procédures face à elle». Soit des avocats qui, comme Jean-Claude Mathey, sont spécialisés dans le droit foncier rural.

La CFRI est composée de deux professionnels du droit et de représentants de la branche agricole. En l’état, elle est composée de sept personnes. Les noms des membres de la commission foncière ne sont publiés nulle part. Nous avons mis du temps à les obtenir, Prométerre (qui gère le secrétariat administratif de la CFR I) nous ayant répondu dans un premier temps qu'ils n'étaient «ni publics, ni publiés.»

Comme le souligne la COGES dans son rapport, les membres de la CFR I sont engagés pour la collectivité. Ils ne touchent pas suffisamment d’argent pour «compenser les pertes de revenus occasionnées pour des personnes ayant des activités indépendantes soit dans le domaine juridique soit dans le domaine agricole/viticole.»

Comme tous les membres des commissions extra parlementaires, les personnes siégeant au sein de la CFR I touchent 290 fr par séance d’une journée. Quant au président ou à la présidente, il reçoit une indemnité supplémentaire pour un montant annuel de 20 000 francs. 


Dans le rapport qu'elle a rendu en avril au sujet de l'année 2024, la Commission de gestion du Grand Conseil (COGES) s'est penchée sur les activités de la Commission foncière rurale (CFR I). Une autorité à laquelle elle s'était peu intéressée jusque là, mais qui est apparue dans l'actualité en raison du litige entre Valérie Dittli et Jean-Claude Mathey. 

A la suite du rapport, les députés avaient demandé au gouvernement de donner des garanties sur la bonne application du droit foncier rural et d'appliquer une ligne directrice constante, notamment concernant les recours. 

Et l'issue des entretiens qu'elle a menés, la COGES relevait des «dissonances apparentes» de communication entre le département de Valérie Dittli et la Commission foncière rurale, ainsi que sur les modalités d’exercice de la surveillance de la CFR I par le département et la gestion des conflits d’intérêts. L'élaboration d'un document de référence sur le périmètre des conflits d’intérêts, tant pour la CFRI que pour le département, était recommandée. 

A ce jour, la commission fonctionne à la confiance, selon le rapport. La gestion des conflits d’intérêts «s’effectue au cas par cas par les membres de la CFR I et sont, en principe, protocolés. Les membres de la CFR I interrogés n’ont pas relevé de problématique ou de conflits d’intérêts qui auraient selon eux été cachés à la commission.» Interrogés sur l’opportunité de publier une liste des liens d’intérêts de la CFR I, les membres relèvent que «ceux-ci sont davantage dus à des liens personnels, de voisinage ou de relations d’affaires, ce qui ne peut être listé préalablement.»

Organe nommé par le Conseil d’Etat, la Commission foncière rurale tranche lorsqu’une personne veut se porter acquéreuse de terres agricoles, soumises à la Loi sur le droit foncier rural. Entrée en vigueur en 1994, cette loi a pour but d’encourager la propriété rurale, maintenir les exploitations familiales, renforcer la position des exploitants à titre personnel et lutter contre la spéculation foncière.

Avec 600 à 800 dossiers par an, dont un nombre de décisions motivées oscillant entre 50 et 100 par année, le volume des activités de la Commission foncière rurale a été jusqu’ici «largement sous-estimé», selon la COGES. Cette dernière relève en outre la «juridicisation croissante des dossiers en raison des mandataires intervenant dans les procédures face à elle». Soit des avocats qui, comme Jean-Claude Mathey, sont spécialisés dans le droit foncier rural.

La CFRI est composée de deux professionnels du droit et de représentants de la branche agricole. En l’état, elle est composée de sept personnes. Les noms des membres de la commission foncière ne sont publiés nulle part. Nous avons mis du temps à les obtenir, Prométerre (qui gère le secrétariat administratif de la CFR I) nous ayant répondu dans un premier temps qu'ils n'étaient «ni publics, ni publiés.»

Comme le souligne la COGES dans son rapport, les membres de la CFR I sont engagés pour la collectivité. Ils ne touchent pas suffisamment d’argent pour «compenser les pertes de revenus occasionnées pour des personnes ayant des activités indépendantes soit dans le domaine juridique soit dans le domaine agricole/viticole.»

Comme tous les membres des commissions extra parlementaires, les personnes siégeant au sein de la CFR I touchent 290 fr par séance d’une journée. Quant au président ou à la présidente, il reçoit une indemnité supplémentaire pour un montant annuel de 20 000 francs. 


Un recours devant la Cour de droit administratif et public signé l’an dernier par la cheffe du département de l’agriculture, Valérie Dittli, puis retiré partiellement, a ainsi mis en lumière une forme de mélange des genres déroutant: Jean-Claude Mathey a pu intervenir comme avocat dans un dossier soumis à la commission qu’il présidait. Il se serait récusé, mais tardivement. La décision querellée avait en outre été rédigée par la secrétaire juriste de la commission foncière rurale, qui n’est autre qu’une associée de Jean-Claude Mathey en son Etude.

Ces éléments interpellent d’autant plus en regard de la longévité du principal intéressé au sein de cette autorité: Jean-Claude Mathey a lui-même été le secrétaire juriste de la CFR I pendant dix-sept ans, avant de la présider durant neuf ans. Lorsqu’il a changé de fonction en 2015, c’est son associée qui a pris sa place comme secrétaire juridique.

«
La gestion des conflits d’intérêts s’effectue au cas par cas par les membres de la CFR I et sont, en principe, protocolés
Extrait du rapport de la COGES pour l'année 2024
»

Les recherches que nous avons menées à ce jour montrent que ce mélange des genres est systémique. Jusqu’à l’arrivée de Valérie Dittli au gouvernement, rien ne semble avoir altéré le ronronnement de la CFR I, bien ancrée dans les campagnes vaudoises.

En avril dernier, Blick révélait comment la conseillère d’Etat en charge de l’agriculture avait crispé ses collègues peu après son entrée en fonction, en signant un recours contre la vente de terres agricoles au promoteur Orllati. L’affaire interrogeait sur l’accès de grands groupes immobiliers à des terrains protégés par la loi sur le droit foncier rural. Ce faisant, la ministre aurait également suscité l’ire de Jean-Claude Mathey, le président de la CFR I qui avait autorisé la vente.

Pas l’habitude d’être remise en question

Il faut dire que cette commission, dont le département de l’agriculture assure la surveillance, n’a pas l’habitude d’être remise en question dans ses décisions. Entre 2012 et 2022, seuls trois recours ont été déposés, dont deux ont été retirés et sont devenus sans objet.

Depuis son entrée en fonction comme conseillère d’Etat en 2022, Valérie Dittli a, quant à elle, déjà signé des recours à trois reprises. Au contraire de son prédécesseur Philippe Leuba, très libéral y compris dans ce domaine, la jeune ministre issue du monde paysan assume une vision protectrice de ce milieu.

L’histoire dont il est question ici, que nous avons pu établir notamment grâce à des documents obtenus en vertu de la Loi vaudoise sur l’information et auprès du Ministère public, tourne autour d’un autre recours, déposé en janvier 2024. Comme l’a révélé la RTS en février 2025, ce deuxième recours a amené Jean-Claude Mathey à déposer plainte contre Valérie Dittli pour calomnie et diffamation en raison du contenu du document. Ce dernier mettait le doigt sur les potentiels conflits d’intérêts du président et de la secrétaire juriste de la commission, et remettait en question l'impartialité de cette dernière dans son ensemble.

Estimant avoir été poussé à la démission de sa fonction, le plaignant accusait également la ministre d’abus d’autorité. Selon lui, Valérie Dittli aurait voulu se débarrasser de lui pour placer un proche à la tête de la CFR I ou en raison du litige qui les opposait. En décembre, on apprenait effectivement que la vice-présidence de la commission avait été confiée à Frédéric Charpié, l'ancien secrétaire général du département des finances et de l'agriculture. Ce dernier avait toutefois quitté ses fonctions au département six mois après l'arrivée de la nouvelle ministre.

Jean-Claude Mathey reprochait enfin à la conseillère d’Etat d’avoir révélé l’existence du conflit qui les opposait à une tierce personne, ce qui constituait à son sens une violation du secret de fonction.

«
L’engagement d’une procédure de révocation pouvait faire sens, sans pour autant nécessairement tomber sous le coup d’une disposition pénale
Extrait de l'ordonnance de classement, mars 2025
»

Ordonnance de classement

Les reproches avaient été jugés suffisamment fondés pour qu’une enquête pénale soit ouverte en novembre 2024, avec l’autorisation du bureau du Grand Conseil. Mais à la suite d’un accord dont on ignore le contenu, Jean-Claude Mathey avait retiré ses plaintes, ce qui avait évité à la conseillère d’Etat une comparution devant le procureur général Eric Kaltenrieder – la calomnie et la diffamation ne sont pas poursuivies d’office.

Le procureur avait fini par classer l’entier de la procédure en mars 2025. Selon l’ordonnance de classement, les éléments constitutifs des infractions d’abus d’autorité et de violation du secret de fonction n’étaient pas réunis. 

Pourquoi le procureur a classé l'infraction d'abus d'autorité contre Valérie Dittli

Après avoir classé les infractions de diffamation et de calomnie en raison du retrait des plaintes de Jean-Claude Mathey, le procureur général Eric Kaltenrieder a examiné les autres faits reprochés à Valérie Dittli par l’ancien président de la CFR I. En effet, même si le plaignant lui-même considérait désormais que la ministre ne s'était pas rendue coupable d'abus d'autorité ni de violation du secret de fonction, ces infractions sont poursuivies d'office.

Jean-Claude Mathey, qui a quitté ses fonctions en avril 2024, estimait que Valérie Dittli avait abusé de son pouvoir de conseillère d’Etat pour le pousser à la démission, soit en raison du différend qui les opposait, soit dans une volonté de placer un proche à la présidence de la CFRI. Jean-Claude Mathey refusant de partir, elle aurait, selon lui, convaincu ses collègues du Conseil d’Etat d’initier une procédure de révocation à son encontre. 

Dans son ordonnance de classement, Eric Kaltenrieder s’étonne du communiqué de presse diffusé par le Conseil d’Etat en décembre 2024. Quatre jours après le retrait des plaintes de Jean-Claude Mathey, ce texte annonçait sur un ton dithyrambique le départ du principal intéressé en le présentant comme un «président respecté de longue date». Estimant qu’il s’agissait sans doute, pour les protagonistes, d’une manière de «sortir la tête haute» de leur différend après la signature de la convention, le procureur général se demande ensuite si les conditions objectives d’abus d’autorité sont réunies. Il met en avant la «posture de fermeture et de blocage» adoptée par Jean-Claude Mathey, qui aurait exigé des excuses et refusé toutes les invitations de Valérie Dittli à reprendre le dialogue. Le procureur en conclut que «l’engagement d’une procédure de révocation pouvait faire sens, sans pour autant nécessairement tomber sous le coup d’une disposition pénale.»

Quant à l’infraction de violation du secret de fonction, elle a également été classée. Le plaignant reprochait ici à Valérie Dittli d’avoir révélé l’existence du différend qui les opposait à un ami à lui, en l’invitant à intervenir pour tenter de trouver une solution à leur litige. Le procureur souligne qu’on «ne voit pas quel aurait été l’intérêt public ou privé au maintien de ce secret.» Il relève par ailleurs que l’ami en question aurait pu apprendre l’existence du litige par d’autres biais. 

Les frais de la procédure ont été laissés à la charge de l'Etat. L'ordonnance de classement nous apprend également que dans un pemier temps, Valérie Dittli a requis le versement d'une indemnité de 2459 fr d'indemnisation pour ses frais d'avocat. Priée par le procureur général de dévoiler le contenu de l'accord transactionnel conclu avec Jean-Claude Mathey, la ministre a finalement renoncé à toute indemnité. 


Après avoir classé les infractions de diffamation et de calomnie en raison du retrait des plaintes de Jean-Claude Mathey, le procureur général Eric Kaltenrieder a examiné les autres faits reprochés à Valérie Dittli par l’ancien président de la CFR I. En effet, même si le plaignant lui-même considérait désormais que la ministre ne s'était pas rendue coupable d'abus d'autorité ni de violation du secret de fonction, ces infractions sont poursuivies d'office.

Jean-Claude Mathey, qui a quitté ses fonctions en avril 2024, estimait que Valérie Dittli avait abusé de son pouvoir de conseillère d’Etat pour le pousser à la démission, soit en raison du différend qui les opposait, soit dans une volonté de placer un proche à la présidence de la CFRI. Jean-Claude Mathey refusant de partir, elle aurait, selon lui, convaincu ses collègues du Conseil d’Etat d’initier une procédure de révocation à son encontre. 

Dans son ordonnance de classement, Eric Kaltenrieder s’étonne du communiqué de presse diffusé par le Conseil d’Etat en décembre 2024. Quatre jours après le retrait des plaintes de Jean-Claude Mathey, ce texte annonçait sur un ton dithyrambique le départ du principal intéressé en le présentant comme un «président respecté de longue date». Estimant qu’il s’agissait sans doute, pour les protagonistes, d’une manière de «sortir la tête haute» de leur différend après la signature de la convention, le procureur général se demande ensuite si les conditions objectives d’abus d’autorité sont réunies. Il met en avant la «posture de fermeture et de blocage» adoptée par Jean-Claude Mathey, qui aurait exigé des excuses et refusé toutes les invitations de Valérie Dittli à reprendre le dialogue. Le procureur en conclut que «l’engagement d’une procédure de révocation pouvait faire sens, sans pour autant nécessairement tomber sous le coup d’une disposition pénale.»

Quant à l’infraction de violation du secret de fonction, elle a également été classée. Le plaignant reprochait ici à Valérie Dittli d’avoir révélé l’existence du différend qui les opposait à un ami à lui, en l’invitant à intervenir pour tenter de trouver une solution à leur litige. Le procureur souligne qu’on «ne voit pas quel aurait été l’intérêt public ou privé au maintien de ce secret.» Il relève par ailleurs que l’ami en question aurait pu apprendre l’existence du litige par d’autres biais. 

Les frais de la procédure ont été laissés à la charge de l'Etat. L'ordonnance de classement nous apprend également que dans un pemier temps, Valérie Dittli a requis le versement d'une indemnité de 2459 fr d'indemnisation pour ses frais d'avocat. Priée par le procureur général de dévoiler le contenu de l'accord transactionnel conclu avec Jean-Claude Mathey, la ministre a finalement renoncé à toute indemnité. 


Cette affaire a suscité des interrogations, légitimes, sur l’attitude de Valérie Dittli et sur les coûts de la procédure pour l’Etat, qui a pris en charge les frais d'avocat de Jean-Claude Mathey à hauteur de 8000 francs. D'après la RTS, lors de discussions, le retrait de la plainte avait en outre été évoqué contre le versement d'un montant de 30 000 francs.

A la COGES, Jean-Claude Mathey a expliqué qu'il avait quitté ses fonctions avec écoeurement, dénonçant des tentatives d'ingérence de la ministre ainsi qu'une focalisation sur sa personne alors que toute la CFR I était concernée. Il a assuré ne pas avoir de problème avec l'exercice du droit de surveillance du département.

Mais ce litige peut également être abordé par l’autre bout de la lorgnette. Car ce recours a aussi mis en lumière les potentiels conflits d’intérêts au sein de la CFR I.

Le recours de la discorde

Dans le recours qui a poussé Jean-Claude Mathey à déposer plainte, il est ainsi question d’une famille cherchant à vendre des parcelles agricoles situées sur une commune du Jura vaudois. L’affaire oppose le fils et neveu des propriétaires, que nous appellerons Pierre, au fermier qui louait les terres, dont le bail a été résilié par les propriétaires. Contactés, Pierre et sa famille n'ont pas souhaité nous répondre.

Afin de contester le droit de préemption (priorité d’un acheteur) invoqué par Pierre, le fermier s’est adjoint les services de l’avocat Jean-Claude Mathey, qui est à l’époque également président de la Commission foncière rurale. Selon le recours, l’homme de loi aurait spontanément envoyé des déterminations à la commission en tant qu’avocat et n’aurait fait part de sa récusation comme président de la CFR I que deux mois plus tard.

Le document signé par Valérie Dittli relève en substance que le Jean-Claude Mathey président de la CFR I s’est donc potentiellement prononcé directement ou indirectement sur des mesures d’instruction demandées par le Jean-Claude Mathey avocat.

Or, la loi vaudoise sur la procédure administrative est clair: toute personne appelée à rendre ou à préparer une décision ou un jugement doit se récuser sans retard si elle a agi dans la même cause à un autre titre, notamment comme conseil d’une partie.

La Commission foncière chargée

Le recours relevait en outre que la secrétaire juriste ayant rédigé la décision querellée n’était autre que l’associée de Jean-Claude Mathey. Non seulement tous deux «se fréquentent professionnellement à leur Etude mais également en tant que membres de la CFR I. Il n’est ainsi pas impossible que des rapports d’amitié étroits aient pu naître de ces contacts réguliers et qu’il pourrait ainsi résulter de ces relations une apparence de prévention», peut-on lire dans le document. Autrement dit, cela donne l’image d’un manque d’impartialité.

«
Il n’est ainsi pas impossible que des rapports d’amitié étroits aient pu naître de ces contacts réguliers et qu’il pourrait ainsi résulter de ces relations une apparence de prévention
Extrait du recours signé par Valérie Dittli en janvier 2024
»

Et ce n’est pas tout. La commission foncière rurale ayant refusé de reconnaître Pierre comme une partie à la procédure, la cheffe de département estimait dans son recours que seule «la partialité de la CFR I» pouvait expliquer cette décision. La commission n'a en outre pas voulu se prononcer sur le statut d’exploitant à titre personnel de Pierre et elle a refusé de reconnaître sa société comme une entreprise agricole. Ce faisant, elle «verse dans l’arbitraire et semble avoir été guidée par l’intérêt du client de Me Jean-Claude Mathey», estimait la signataire du document.

Rétropédalage de la ministre

En date du 2 février 2024, la cheffe de département annule son recours pour ce qui concerne les accusations de conflits d’intérêts, trois semaines après l’avoir déposé. Elle écrit alors à la juge qu'elle ne souhaite plus «remettre en cause l'impartialité de la Commission foncière rurale Section l, respectivement de son président et de sa secrétaire-juriste rédactrice dans le traitement du dossier concerné.» Le reste du recours sera maintenu, et admis par le Tribunal cantonal en mars, qui a renvoyé le dossier vers la CFR I pour nouvelle décision.

«
Il serait souhaitable que le maximum soit mis en oeuvre pour éviter toute situation susceptible de mettre en cause l'impartialité de votre commission, ceci étant préjudiciable tant pour votre autorité que pour mon département
Extrait d'un courrier de Valérie Dittli en réponse à la Commission foncière rurale, février 2024
»

Pourquoi ce rétropédalage? Valérie Dittli s'en explique dans un courrier envoyé en réponse à la Commission foncière rurale, où elle affirme comprendre que les membres de la CFR I aient été heurtés par le recours, dont elle admet des formulations malhabiles: «Il apparaît qu’une distinction entre l’action de la commission en tant que telle et celle de son président, dans le cadre de son activité indépendante, n’a pas été suffisamment opérée, ce pour quoi nous vous prions de nous excuser», écrit-elle.

Après avoir fait son mea culpa, la conseillère d'Etat ajoute qu'«il serait souhaitable que le maximum soit mis en oeuvre pour éviter toute situation susceptible de mettre en cause l'impartialité de votre commission, ceci étant préjudiciable tant pour votre autorité que pour mon département.»

La ministre a-t-elle craint que la commission foncière rurale ne démissionne en bloc, laissant l’Etat dans la panade pour trancher sur les ventes de terres agricoles? Ou a-t-elle compris qu'elle était allée trop loin? Toujours est-il qu'elle a décidé de ménager la CFR I.

Une plainte malgré tout

Ce retour en arrière n’a pas empêché Jean-Claude Mathey de déposer plainte deux mois plus tard, avec complément en octobre. Il faut dire qu’entre-temps, le Conseil d’Etat avait ouvert une procédure de révocation à son encontre, ce qui l’avait poussé à démissionner.

Dans sa plainte, Jean-Claude Mathey accusait la ministre de le faire passer pour «une personne méprisable qui n’hésiterait pas à faire prévaloir ses intérêts privés sur ses devoirs professionnels et qui jouerait de son influence pour favoriser les intérêts d’un client en violation des devoirs de sa charge», d'après l'ordonnance de classement.

Entre le dépôt du recours et la démission de Jean-Claude Mathey, de nombreux échanges ont eu lieu entre les deux protagonistes, directement ou par personnes interposées.

«Pas de relation d’affaires»

A la Commission de gestion du Grand Conseil (COGES) qui l’a interrogé en 2024 dans le cadre de la surveillance des activités de l’Etat, Jean-Claude Mathey a affirmé qu’il n’avait pas eu de «relation d’affaires, en matière de droit foncier rural, de compétence» de la Commission foncière et qu’il n’avait «pas connaissance que son Etude, dans laquelle il n’a par ailleurs plus d’activité régulière, traite de dossiers de droit foncier rural en main de la CFR I».

Comme le souligne la COGES elle-même dans le rapport, le site internet de l’Etude de Jean-Claude Mathey propose pourtant des prestations en droit foncier rural, à la fois pour le principal intéressé et pour son associée active au sein de la CFR I.

«
Le président sortant a dit à notre sous-commission ne pas avoir eu de relation d’affaires en matière de droit foncier rural de compétence de la CFR I
Extrait du rapport de la COGES pour l'année 2024
»

Après avoir sollicité en vain une rencontre avec Jean-Claude Mathey, nous lui avons envoyé des questions détaillées. Voici ce qu’il nous a répondu: «Étant soumis au secret professionnel, au secret de fonction et devant également respecter un devoir de réserve, je ne répondrai pas à vos questions (pour le moins orientées).» Contactée à plusieurs reprises, son associée ne nous a pas répondu. 

Quant à Valérie Dittli, que nous avons sollicitée pour commenter cette affaire, elle ne souhaite pas s'exprimer.

Partager
Vous avez trouvé une erreur? Signalez-la
Articles les plus lus
    Articles les plus lus