Elle connaît de l’intérieur l’appareil de propagande de Poutine: Gulnaz Partschefeld a travaillé jusqu’en 2006 comme porte-parole pour la télévision d’État russe. Aujourd’hui, elle enseigne l’histoire de la culture russe à l’Université de Saint-Gall (HSG).
Entretien sur les projets de Poutine, le culte de la mort à Moscou et sur la manière dont la «Weltwoche» a alimenté le drame de Boutcha.
Poutine n'est pas venu aux entretiens d'Istanbul. Cela vous étonne-t-il?
Non. Nous souhaitons que les négociations aillent de l'avant. Mais tout cela n'est rien d'autre qu'un piège sournois tendu par Poutine, une mise en scène. Il ne rencontrera pas Zelensky.
Plus de 900'000 Russes ont été tués ou blessés pendant la guerre. Comment Poutine justifie-t-il cela devant son peuple?
En Russie, la valeur de la vie humaine est de plus en plus réduite. L'Eglise orthodoxe russe, sur ordre du Kremlin, parle de guerre sainte. L'héroïsme de la mort pour la patrie est invoqué avec passion par Poutine et ses propagandistes. Quel est le sens de ta vie si tu n'es pas prêt à mourir pour une cause plus grande?
C’est selon ce principe que fonctionnent les colonies de fourmis…
… et la société russe, dans l’idéal de Poutine. Le fait de mourir pour la patrie y est fortement idéalisé. Même les tout-petits organisent des parades militaires, les enfants de maternelle sont habillés en uniformes et entraînés à soigner des blessés comme un jeu. La guerre devient un jeu. On cherche à habituer les gens à la mort.
En tant que soldat, mourir rapporte au moins sur le plan financier.
C’est vrai. Les proches des soldats tombés au combat reçoivent une indemnisation d’environ 150'000 francs: Un modèle économique lucratif s’est développé autour de cela. La solde est également bien supérieure au revenu moyen. La pression des familles sur les hommes en âge de servir est donc considérable.
Il existe de nombreuses vidéos montrant des soldats russes se suicidant sur le front. Comment l’expliquez-vous?
Les soldats russes ne peuvent pas s'attendre à être évacués et soignés. Il y aurait des instructions pour laisser les blessés graves et les morts sur le champ de bataille, car un soldat «disparu» coûte moins cher à l'Etat qu'un soldat «tué». Se rendre n'est pas une option pour beaucoup, alors ils s'épargnent de la souffrance en se suicidant.
Poutine veut la victoire. Que signifie «victoire» pour lui?
Il pense à long terme. En Russie, il fait revivre le culte du dictateur Joseph Staline, par exemple en rebaptisant l'aéroport de Volgograd «Stalingrad». Staline est vénéré comme le vainqueur de la Seconde Guerre mondiale. Tout souvenir du régime totalitaire est éliminé. Poutine veut obtenir exactement la même chose: que sa victoire sur l'Ukraine fasse oublier toutes les victimes. C'est pourquoi il réinterprète sa guerre d'agression comme la continuation de la lutte de Staline contre les nazis.
Et le peuple avale ça?
Il mène cette guerre selon le principe du Lego: tout ce qui s’adapte à son absurde récit sur les nazis, il l’assemble pièce par pièce ; le reste, il l’écarte.
Que faudrait-il pour que la population russe réalise à quel point elle est manipulée?
Je ne vois aucun moyen pour que cela arrive, les gens en Russie ont très peur de ce qui pourrait leur arriver si le pays perd la guerre. Il serait important de leur montrer quelles seraient réellement les conséquences d’un aveu de culpabilité, un tableau réaliste, à la place des scénarios apocalyptiques véhiculés par la propagande.
L'appareil de propagande de Poutine diffuse des mensonges absurdes, par exemple sur le Macron cocaïnomane en route pour l'Ukraine. Les Russes croient-ils vraiment à cette propagande grossière?
Souvent, le contenu importe peu. Vladimir Soloviev, l’un des propagandistes les plus influents de Poutine, en est un bon exemple: son objectif est de charger émotionnellement la population avec son émission télévisée, pour ensuite la «libérer» en relâchant la tension. Le peuple est ainsi censé évacuer son agressivité de cette manière, sans jamais la traduire en protestation politique. Avec son émission, Soloviev pratique une forme de thérapie de masse. Cette semaine, il a lancé un projet pour enfants censé «éveiller la conscience politique dès le berceau».
En avril, la «Weltwoche» a écrit que le massacre de Boutcha avait été perpétré par les Ukrainiens. La propagande de Poutine est-elle aussi efficace en Suisse?
Manifestement. La vénération de Poutine ou la cupidité sont souvent invoquées comme motifs. Je vois plutôt ici un fort désir d'équilibrer la réalité présentée dans les médias, et ce comme une sorte de vengeance contre tous ces autres journalistes qui couvrent soi-disant la guerre de manière unilatérale. Ce n'est pas la recherche de la vérité qui est en jeu dans ce rééquilibrage, mais la confrontation des voix dissidentes et la lutte pour l'attention des citoyens. Dans ce combat, tous les moyens semblent être bons.