«Il faut prendre des décisions, gagner la confiance, tenir des promesses, proposer une voie qui mène de l’avant.» Ainsi commence «Leadership», l’ultime essai du grand stratège et diplomate américain Henry Kissinger, décédé jeudi 30 novembre, à cent ans. Aussitôt, les hommages internationaux ont commencé à pleuvoir. Mais l’homme eut aussi sa part d’ombre, au service des intérêts de son pays. Voici cinq crimes politiques qui peuvent lui être attribués. L’histoire a ensuite jugé, mais beaucoup de larmes et de sang ont alors coulé, en raison de ses décisions. Au point qu’il fut plusieurs fois l’objet de plaintes pour «crimes contre l’humanité», qui n’ont jamais abouti.
Au Cambodge, le royaume bombardé
Entre 1969 et 1975, ce pays d’Asie du sud-est longtemps considéré comme un «îlot de tranquillité» est soumis aux incessants bombardements aériens des forteresses volantes B52 de l’US Air Force, basées en Thaïlande et aux Philippines. Henry Kissinger, nommé conseiller à la sécurité nationale en 1969 par le nouveau président républicain Richard Nixon (puis secrétaire d’État), est l’architecte de cette stratégie de la terreur, destinée à anéantir la fameuse piste Ho Chi Minh par laquelle, à travers les montagnes et les forêts, l’armée communiste du nord-Vietnam ravitaille les insurgés du sud.
Le 27 janvier 1973, à Paris, Kissinger et Le Duc Tho signent des accords de paix et reçoivent le prix Nobel (refusé par le négociateur vietnamien), mais les combats se poursuivront jusqu’à la chute de Saïgon, le 30 avril 1975. Entretemps, le Cambodge martyr est tombé aux mains des Khmers rouges. Le génocide de Pol Pot peut commencer.
Au Bangladesh, la liberté bâillonnée
En 1971, Henry Kissinger est obsédé par deux priorités: mettre fin à la guerre américaine au Vietnam et normaliser les relations avec la Chine communiste de Mao Tse Toung. Or sur ce second dossier, son intermédiaire est le Pakistan qui, en raison de ses relations désastreuses avec l’Inde, se retrouve allié de Pékin. Pas question, donc, de laisser le Pakistan oriental, devenu le Bangladesh, s’émanciper de la tutelle des généraux. Les États-Unis arment les Pakistanais, mais ceux-ci échouent à stopper l’indépendance, proclamée en mars 1971. La guerre de «libération» s’achève au mois de décembre suivant.
Au Chili, la démocratie fracassée
«Nous voulons vous aider, pas vous nuire. Vous avez rendu un grand service à l’Occident en renversant Allende.» Ces mots sont ceux d’Henry Kissinger, dans un message secret adressé en 1976 au général putschiste chilien Augusto Pinochet. Leur alliance a été scellée dans le sang lors de l’assaut de l’armée chilienne sur le palais présidentiel de Santiago, la Moneda, le 11 septembre 1973. Le président démocratiquement élu Salvador Allende est mort les armes à la main. Kissinger assume. Pour lui, le risque de voir Allende le socialiste faire des émules était insupportable et inacceptable. La dictature de Pinochet se conclura par un effroyable bilan: plus de trois mille morts et disparus, près de 40'000 torturés et des dizaines de milliers d’arrestations de dissidents.
Au Timor Leste, l’indépendance exécutée
Henry Kissinger aimait les dictateurs, à condition qu’ils soient dans le bon camp: celui de l’Occident dominé par les États-Unis. L’un de ses préférés est le Général Indonésien Suharto, arrivé au pouvoir sur fond de massacres de militants communistes en 1965 dans cet immense archipel. En 1969, Kissinger aide Suharto à annexer illégalement la Papouasie occidentale. Puis en 1975, il donne le feu vert à l’invasion indonésienne du Timor oriental (aujourd’hui Timor Leste), après le départ du Portugal, puissance coloniale. Bilan: 200'000 morts. 25 années de dictature suivront, impitoyables pour les Timorais catholiques. Jusqu’à la chute de Suharto, en mai 1998.
A Chypre, la raison du plus fort
Kissinger arrive à la Maison-Blanche en 1969, alors que les colonels grecs sont au pouvoir à Athènes, après le coup d’État de 1967 épaulé par la CIA. Cinq ans plus tard, le stratège américain fulmine contre l’Évêque Makarios, au pouvoir à Chypre. Il ne supporte pas son «neutralisme». Il s’énerve de ses bonnes relations avec l’URSS. Il redoute que l’île devienne un «Cuba européen». Kissinger donne donc le feu vert à l’opération «Président» menée par l'armée grecque pour déboulonner le président chypriote. On connaît la suite: l’armée turque intervient et l’île est scindée en deux. Le secrétaire d’État pensait que l’armée turque, pro-occidentale, ne bougerait pas. Il s’est lourdement trompé.