Il était une fois une femme dont la couleur de peau lui valait une exclusion d’office. Pourtant capable de mille talents, cette femme en vint à se battre bec et ongles pour faire sa place. Cette histoire est celle de la sorcière Elphaba, l’une des deux héroïnes de la comédie musicale «Wicked», récemment adaptée en deux volets au cinéma – le deuxième vient de sortir en salles. Très populaire aux Etats-Unis, moins en Europe (avant l’adaptation en film du moins), ce show monté à Broadway en 2003 est tiré d’une réécriture de l’histoire du «Magicien d’Oz». Et la sorcière Elphaba, bien que dotée de pouvoirs extraordinaires, fait peur à tout le monde en raison de sa peau verte.
Mais cette histoire pourrait aussi être celle de Cynthia Erivo, l’actrice qui enfile le chapeau pointu et chevauche le balai d’Elphaba dans le film. Une britannique surdouée, tout à la fois chanteuse et comédienne, sur les planches comme à l’écran. Qui se trouve également être noire et queer, soit au moins deux bonnes raisons d’être maintenue à distance de l’industrie du divertissement aux Etats-Unis. «Ce que vous voyez, c’est vraiment moi», assume d’ailleurs la comédienne auprès de la radio américaine NPR. «C’était une expérience difficile d’être là. Je pensais simplement ne pas appartenir à ce monde.»
Aujourd’hui, pourtant, Cynthia Erivo est à deux doigts d’entrer dans le cercle très fermé des EGOT, c’est-à-dire des artistes ayant obtenu un Emmy (les prix américains décernés aux séries), un Golden globe, un Oscar et un Tony (pour le théâtre). Il ne lui manque que l’Oscar. En 2020, la récompense lui est passée sous le nez dans la catégorie meilleure actrice. Nommée pour le rôle de Harriet Tubman, une ancienne esclave déterminée à sauver les siens dans le film «Harriet», la trentenaire endosse à l’époque un costume autrement plus encombrant: elle est aussi la seule personne noire nommée de la cérémonie. Comme un symbole des inégalités raciales qui gangrènent autant Hollywood que le reste de l’Amérique. Comme un symbole, aussi, de sa propre ascension, lente, méthodique, consciencieuse…et solitaire.
«Je n’ai jamais dit à quel point mon parcours a été dur», raconte Cynthia Erivo aujourd’hui au «Guardian». En 2007, à 20 ans, la Britannique intègre la Royal Academy of Dramatic Art (Rada pour les intimes), à Londres. Pour payer sa scolarité, elle trouve un plan: un rôle de choriste dans une comédie musicale de West End, payé 10’000 livres. Cela n’implique qu’un petit sacrifice, celui de rater les deux premières semaines de cours. L’établissement refuse. Voilà la jeune femme obligée de travailler dans une boutique de vêtements en parallèle de sa formation. «De façon générale, j’ai dû travailler plus dur que les autres et on m’a pénalisée pour ça», confie-t-elle. «J’arrivais épuisée et on disait que je n’étais pas impliquée, pas concentrée. Cela m’a pris du temps pour arriver à faire comprendre que je n’étais pas paresseuse, simplement fatiguée.»
On ne lui donne que des petits rôles dans les productions étudiantes, qui sont pourtant le meilleur moyen de dégoter un agent. «Au début comme une punition, ensuite je ne me souviens plus de l’excuse et la troisième année, on me trouvait ‘efficace’ et d’autres avaient plus besoin d’aide.» Plus de dix ans plus tard, en 2020, lorsque le mouvement «Black Lives Matter» prend de l’ampleur y compris hors des frontières des Etats-Unis, la Rada reconnaîtra avoir été, et être toujours, «institutionnellement raciste».
Chanteuse à 18 mois
S’il y a une personne qui n’a jamais cessé de croire en Cynthia Erivo, et cela lui fait d’ailleurs un autre point commun avec son personnage d’Elphaba, c’est sa mère. Edith a 15 ans lorsque la guerre du Biafra éclate dans son pays, le Nigéria. Le conflit la pousse à partir neuf ans plus tard au Royaume-Uni. «Elle n’est pas vraiment une réfugiée, mais, pendant un temps, elle n’avait nulle part où aller», raconte sa fille à «Entertainment weekly». «Sa maison a été ravagée, elle a dû s’enfuir pour sa sécurité.» Cynthia Erivo, elle, est née à Stockwell, dans le sud de Londres. La légende veut que sa mère ait su qu’elle deviendrait chanteuse alors qu’elle n’avait que 18 mois. La principale intéressée n’aura conscience de l’usage de sa voix que vers l’âge de 11 ans.
Dans «Wicked», le père d’Elphaba rejette durement sa fille à la peau verte. Dans la vraie vie, Cynthia Erivo s’est encore trouvé une ressemblance avec son personnage. A 16 ans, alors qu’elle prend le métro londonien avec sa sœur et leur géniteur, ce dernier les plante dans une station sans autre forme de procès. Ils ne se sont quasiment jamais revus. Dans ses mémoires, «Simply More», l’actrice estime qu’il «n’était pas fait pour être père». Lorsqu’elle fonde sa société de production, en 2023, elle la nomme Edith’s daughter, en hommage à sa mère, qui l’élèvera seule après ce départ.
Queerness
Leurs relations ne sont pourtant pas toujours simples. Toujours dans son autobiographie, Cynthia Erivo explique que sa sœur et sa mère ne sont pas forcément à l’aise avec sa bisexualité, révélée au grand jour au tournant des années 2020. «C’est un territoire que nous explorons encore», écrit-elle. «Ma queerness va à l’encontre de ce que beaucoup de gens considèrent comme acceptable. Je pense que ma mère s’inquiète de ce que pensent les autres. Je la vois travailler pour abandonner les plans qu’elle pouvait avoir pour moi dans sa tête, et je suis consciente que cela doit être difficile.» Depuis 2020, l’actrice est en couple avec Lena Waithe, comédienne aperçue, entre autres, dans les séries «Grey’s Anatomy» et «Master of none».
Mais pour un certain public aussi, l’orientation sexuelle de l’actrice, et son look, sont difficiles à accepter. Dans l’Amérique conservatrice, son casting dans «Wicked» a été vu comme une simple lubie woke. Et le fait que le Hollywood Bowl, théâtre moderne de Los Angeles, lui propose d’incarner le rôle-titre d’une production éphémère, «Jesus Christ Superstar», comme un blasphème. «J’espère que [ces gens] viendront et réaliseront que c’est une comédie musicale, donc l’endroit le plus gay de la planète», s’amuse Cynthia Erivo auprès de «Billboard». Son coming-out fut mûrement réfléchi. «Je cherchais activement à encourager des gens à être eux-mêmes.»
Son crâne et ses sourcils rasés, ses piercings, ses looks pointus sur tapis rouge… l’actrice ne cède jamais aux sirènes des conventions. Quitte à ce que son orientation sexuelle et sa couleur de peau entraînent des représentations clichés de sa relation avec sa partenaire dans «Wicked», Ariana Grande. A côté de la petite blonde très fine, la grande noire musclée est souvent présentée comme une «stud», terme qui en anglais désigne spécifiquement une femme noire lesbienne aux attraits plutôt masculins. Cynthia Erivo est pourtant souvent en robe et en talons, avec des ongles longs et un maquillage très soigné.
«Pourquoi ne pas tout essayer?»
L’amitié des deux actrices, largement mise en scène dans le cadre de la promotion de «Wicked», participe indéniablement à l’explosion de Cynthia Erivo. Avec Ariana Grande, elles ont pris l’habitude d’apparaître dans des robes à froufrous complémentaires, l’une dans des teintes sombres, l’autre des couleurs claires, de se tenir la main dès que le stress monte ou que le public apparaît, et de chanter ensemble à de multiples occasions – l’une des plus marquantes étant la dernière cérémonie des Oscars.
Mais penser que l’ultra-popularité d’Ariana Grande est l’unique raison du succès de sa comparse est une erreur. Car si ses études à la Rada n’ont pas toujours été faciles, Cynthia Erivo a rapidement fait ses preuves sur les planches en sortant de l’école. Dès 2011, elle joue dans la version comédie musicale britannique des «Parapluies de Cherbourg» puis, deux ans plus tard, reprend le rôle tenu au cinéma par Whoopi Goldberg dans «La Couleur Pourpre», mais version West End, puis Broadway.
Si le cinéma ne l’accueille que timidement à partir de 2018, les séries et les shows s’enchaînent. Sa voix fait des miracles. Son ambition est à la hauteur. Un producteur se montre perplexe devant l’ampleur de ses vocalises. «Tu peux tout chanter, et on ne sait pas quoi faire avec toi.» Sa réponse, retranscrite dans les colonnes de «Billboard»: «Pourquoi ne pas tout essayer alors?» Même les albums, puisqu’elle en a sorti deux, le premier en 2021, le second cette année.
Tout est politique
2025 est d’ailleurs le millésime le plus rempli de Cynthia Erivo depuis le début de sa carrière, entre concerts, comédies musicales, animation de la cérémonie des Tony Awards et promotion de «Wicked». Le plus gros changement, depuis ses premiers pas? Avoir abandonné un perfectionnisme qui se muait en peur de l’échec paralysante. «Avant, je me disais que je ne voulais pas faire d’erreur, que je ne voulais pas me tromper», analyse-t-elle. «Aujourd’hui j’essaie d’être la meilleure version de moi-même. Et avec un peu de chance, la meilleure version de moi-même est suffisante pour ceux qui le veulent bien.»
C’est là, sûrement, que s’arrête la comparaison avec son personnage d’Elphaba. Dans le deuxième volet de «Wicked» (attention, spoiler!), la sorcière accepte son sort: incarner pour toujours la «méchante» aux yeux de l’opinion public du royaume d’Oz, afin que Glinda (Ariana Grande donc) devienne «la Bonne» et qu’un ordre manichéen soit établi pour garantir la paix sociale. Dans la vraie vie, Cynthia Erivo n’a que faire d’un consensus aveugle. «Je pense qu’inévitablement, parce que j’ai ce corps et cette peau, par les temps qui courent, tout ce que je fais sera politique», explique-t-elle dans «GQ». On m’a tellement dit que je choisissais des rôles controversés… Si j’étais une personne différente, dans un autre corps, une autre peau, ce ne serait pas controversé. Je choisis simplement des trucs que j’ai envie de faire.» Et elle ne compte pas s’arrêter en si bon chemin.