Le récit d'une étudiante suisse
J'ai passé 36 heures dans la machine migratoire turque

Dans un camp militarisé près d’Istanbul, femmes, enfants et étudiants sont détenus sans condamnation. Moi, Salomé Philipp, Suissesse de 24 ans, j’ai passé 36 heures dans la machine migratoire turque.
Publié: 06:09 heures
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Dernière mise à jour: 06:20 heures
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Après avoir assisté à son arrestation, le compagnon de Salomé Philip a averti ses parents.
Salomé Philip, étudiante à l'Académie du journalisme et des médias de Neuchâtel

Dans un camp militarisé près d’Istanbul, femmes, enfants et étudiants sont retenus, en l’absence de toute condamnation. La raison? Un barrage de police et trois pilules de Concerta. Il s’agit d’un équivalent de la Ritaline, un médicament légal en Suisse pour les personnes souffrant, comme moi, d’un déficit d’attention et d’hyperactivité. Malgré mes explications et une ordonnance valable, on m’accuse de consommer ce traitement comme une drogue.

Je suis donc envoyée dans la cellule miteuse d’un poste de police, puis dans le camp d’Arnavutköy, près d’Istanbul. C’est là que sont transférées les personnes appréhendées par les forces de l’ordre qui n’ont pas la nationalité turque. Dans l’attente qu’un procureur décide si je vais être relâchée ou expulsée vers la Suisse, on me refuse tout contact avec l’extérieur. J’ai peur, mais cette situation particulière me donne l’occasion unique d’observer un de ces lieux extrêmement difficiles d’accès: les camps turcs pour migrants.

«On nous traite comme des criminelles»

Entre système migratoire et système carcéral, la frontière est fine. Hauts murs couverts de barbelés, miradors, chars d’assaut, détenus marchant en cortège: tout au camp d’Arnavutköy évoque une prison. Pendant ma détention, je suis enfermée dans un container avec une vingtaine de femmes et d’enfants. Il fait froid, il n’y a pas de chauffage, et nous n’avons accès à aucun de nos habits. Au sol, des tapis nous servent de lit. Afghanes, Ouzbeks, Algériennes: les détenues parlent et prient dans plusieurs langues.

Détenues depuis plus d’une semaine, deux Indonésiennes témoignent: «On nous traite comme des criminelles.» Elles me racontent qu’elles étaient en route pour leur travail dans un salon de massage quand elles ont été contrôlées par la police, qui a découvert que leur visa avait expiré. A peine le temps de récupérer quelques affaires qu’elles ont été emmenées au poste faire des photos signalétiques, puis au camp pour une durée indéterminée. «Lorsqu’on est arrivées, ils ont pris la moitié de nos affaires et jeté l’autre. Nos réserves de nourriture et nos produits d’hygiène ont fini à la poubelle. Les gardiens nous ont même enlevé nos lacets, car ils craignent que les détenues se pendent avec.»

«
Pour que je cède, ils m’ont fait subir les pires provocations et menaces
Nafea A.*, étudiant irakien
»

Nafea A.*, un jeune étudiant irakien que j’ai rencontré en garde à vue avant d’arriver au camp, a émigré légalement en Turquie et terminé son Master de chirurgie à l’Université de Nişantaşı à Istanbul. La police l’a arrêté car il avait sur lui un gramme de cannabis. Une fois sorti, il me raconte: «Après qu’ils nous aient séparés à Arnavutköy, ils m’ont transféré dans une prison encore pire que le camp. Le peu de nourriture qu’ils nous donnaient était immangeable.» 

Nafea m’explique que malgré son statut d’étudiant, les gardiens voulaient lui faire signer un document déclarant qu’il avait tenté d’immigrer illégalement en Europe. «Pour que je cède, ils m’ont fait subir les pires provocations et menaces», témoigne-t-il. Pendant les trois premiers jours, les gardiens refusaient de le laisser avertir sa famille de sa situation. Insultes et remarques racistes fusaient, tandis que l’accès aux soins de base n’était pas assuré. «Je souffre d’une maladie chronique, de l’arthrite sévère. Quand je suis allée voir la docteure, elle a refusé de me donner un médicament, sous prétexte que c’était trop cher. J’ai beaucoup souffert», raconte-t-il.

Des statistiques verrouillées

Arnavutköy, c’est une prison qui ne dit pas son nom. Officiellement classé comme «Centre de transfert et de logements provisoires», cet établissement est censé offrir un hébergement d’urgence ou de transition. Mais sa dénomination floue désigne en réalité la détention des migrants en situation irrégulière appréhendés par les forces de l'ordre. En pratique, les personnes sont détenues dans l’attente d’une décision administrative concernant leur statut ou leur retour. Les autorités refusent généralement de les laisser contacter un membre de leur famille ou un avocat.

Selon l’ONG Global Detention Project, presque 18'000 citoyens étrangers étaient détenus chaque jour dans des camps en Turquie en 2022. Or, ces chiffres sont approximatifs: l’Etat turc est ouvertement critiqué pour son manque de transparence.

Un rapport paru en 2024, élaboré par Global Detention Project et International Refugee Rights Association, relève l’opacité des autorités quant aux données officielles. Les chiffres concernant les décès, la santé ou les conditions d’hygiène sont confidentiels, et l’accès aux centres de détention souvent refusé aux ONG et aux médias. Les instances onusiennes font le même constat: dans un résumé de conférence datant de 2024, la branche turque de l’UNHCR affirme qu’«il n’y a pas eu d’observation concernant de potentielles familles au camp d’Arnavutköy». Or, je peux témoigner que plusieurs femmes étaient accompagnées de leurs enfants lors de leur détention.

Une Europe complice?

Même les financements des camps sont opaques. Les seules informations disponibles sont celles fournies par l’Union européenne, qui sponsorise le système migratoire turc. Sur son site, elle publie les montants alloués dans le cadre du programme de facilité pour les réfugiés en Turquie. Cumulées, elles reviennent à environ 9 milliards d’euros depuis 2016. Les directives officielles destinent ces sommes à l’aide humanitaire, à la protection et à l’éducation des réfugiés. Impossible toutefois de savoir précisément comment ces fonds sont utilisés. Aucun rapport public ne détaille les investissements réalisés, ni les camps de réfugiés concernés par ces subventions.

Après avoir assisté à mon arrestation, mon copain avait averti mes parents. Un collègue turc de mon père est intervenu: il a engagé un avocat et s’est présenté au camp avec lui. Quelques heures plus tard, j’étais dehors, avec comme seul justificatif une feuille affirmant que les autorités s’étaient trompées.

J’étais entrée dans ce camp comme une étudiante arrêtée par erreur. J’en suis ressortie comme témoin direct d’un système qui broie des vies derrière des murs, avec l’aval tacite d’une Europe qui délègue sans jamais vraiment regarder.

*Nom anonymisé

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