Ces derniers jours, au Caire, il valait mieux se faire discret. Et espérer se fondre dans la masse des 10 millions d’habitants de la capitale et des 43 000 touristes en moyenne qui entrent quotidiennement sur le sol égyptien. Depuis l’annonce d’une marche humanitaire en direction de Gaza, le pouvoir égyptien est sur les dents. L’événement – baptisé «Global March to Gaza» – devait rassembler quelque 5000 activistes venus des quatre coins du monde. Leur but? Rejoindre la bande de Gaza via le Nord-Sinaï. Un itinéraire risqué, contrôlé par l’armée, où ni convois humanitaires, ni convois civils, ne passent sans feu vert militaire.
Le petit jeu du chat et de la souris est lancé. D’un côté, des militants pacifistes venus marcher pour les Gazaouis. De l’autre, un matou adepte d’un contrôle total sur sa population et allergique à toute forme de contestation.
Depuis la ville d’El-Arich, les marcheuses et marcheurs organisés en 54 délégations nationales ambitionnent de parcourir les 50 km les séparant du poste-frontière de Rafah. Trois jours de marche, à l’aube et en soirée – les températures peuvent grimper jusqu’à 50°C dans la région en juin –, pour faire entendre leur voix face au silence assourdissant et à l’inaction des gouvernements tandis que les bombardements israéliens se poursuivent sans relâche sur Gaza, qualifié par l’ONU d’«endroit le plus affamé de la planète».
L’objectif? Obtenir la levée du blocus humanitaire israélien, afin de laisser entrer l’aide alimentaire et médicale à Gaza, en coordination avec les ONG sur place.
Un pari risqué
Le pari est risqué. En Egypte, les manifestations et les slogans de soutien à la cause palestinienne sont interdits. Le régime ne tolère aucune contestation susceptible de raviver les souvenirs du Printemps arabe – même si le président Abdel Fattah al-Sissi condamne régulièrement les exactions de l’armée israélienne et accueille sur son sol des négociations de trêve.
«Mais on ne sait plus quoi faire pour stopper le génocide en cours», soupire Samuel, délégué suisse et porte-parole du mouvement, attablé dans un café neuchâtelois quelques jours avant de s’envoler pour Le Caire. Ce militant pacifiste affirme avoir tout tenté pour alerter l’opinion publique et faire réagir les autorités helvétiques.
«J’ai fait une grève de la faim pendant quarante jours, envoyé des courriers contenant de la poudre noire malodorante aux parlementaires suisses, je me suis rasé la tête en hommage aux victimes gazaouies devant le Tribunal fédéral à Lausanne. J’ai interpellé Ignazio Cassis en lui rappelant qu’il était complice de génocide. Par tous les moyens, nous essayons de rappeler qu’un génocide se déroule sous nos yeux, martèle-t-il. Il est extrêmement choquant de constater l’inaction de nos autorités. On ne pouvait plus rester inertes, il fallait qu’on se mette en marche.»
350 Suisses parmi les marcheurs
Parmi eux, 350 Suisses ont fait le voyage, dont Marine, une Lausannoise de 34 ans, que l’on retrouve la veille du départ de la marche mondiale, le jeudi 12 juin, dans un café de la capitale égyptienne. Contrairement aux 200 activistes interceptés et expulsés par les autorités égyptiennes le jour même, elle a passé la douane sans encombre. «Je redoutais cette arrivée à l’aéroport cairote. On m’a dit que j’avais une tête ou du moins une dégaine à me faire arrêter», sourit la doctorante et militante pro-palestinienne, qui a participé à l’occupation de l’Université de Lausanne en mai 2024.
Elle a donc pris toutes ses précautions, laissant son keffieh à la maison et réservant un trek dans le désert pour justifier son attirail de marcheuse. «Je suis sereine et déterminée, même si j’appréhende la suite. Dans l’avion, un vieux monsieur égyptien m’a regardée. Et puis, il m’a soufflé un «merci». C’était un moment émouvant.»
Ressembler à des touristes
Gaspard*, Quentin* et Maëlle*, trois vingtenaires vaudois, ont suivi les consignes diffusées par les organisateurs dans différents canaux Telegram à la lettre. Ils ont réservé une toute petite chambre avec une vue imprenable sur les pyramides de Gizeh. Une vraie image de carte postale avec le tintamarre des klaxons cairotes en fond sonore.
Sauf que les trois amis ne sont pas là pour faire du tourisme, même s’ils se sont «baladés dans l’attente d’informations qui arrivent au compte-gouttes pour notre sécurité». «On a été brièvement fouillés à la douane, mais rien de grave. Après dix minutes, on a pu repartir», raconte Quentin. Gaspard enchaîne: «Je n’ai pas peur. Ce que je risque, c’est d’être détenu et expulsé. Donc rien, comparé à ce qu’endurent les Gazaouis. J’ai longtemps hésité avant de venir. Acheter un billet d’avion ou donner cet argent à une ONG? Continuer à manifester en Suisse pour faire pression sur Ignazio Cassis? J’en ai conclu que toutes les actions sont complémentaires. C’est un combat global.»
Dans leur chambre d’hôtel, Amina et Valérie, deux quinquagénaires romandes, finissent de boucler leur sac à dos. «Quand je vois ce qu’il se passe à Gaza, j’ai envie de hurler, confie Amina. Alors je me suis dit que peut-être, en tant que toute petite citoyenne, je pouvais donner de ma personne et porter ma voix jusqu’au terminal de Rafah.» Elles ont emporté deux cerfs-volants. «Peut-être que c’est naïf, avec tous ces drones israéliens. Mais les Gazaouis organisaient des fêtes de cerfs-volants. C’est un symbole de résistance. Je voulais qu’ils en voient dans le ciel.»
Une marche stoppée net
Vendredi 13 juin. Le départ de la marche, prévu à 8 heures, est repoussé. Faute d’autorisations, les organisateurs changent de plan. A 11 h 15, via Telegram, les participants sont invités à se rendre en taxi ou en minibus à Ismaïlia, une petite ville portuaire située à environ 120 km du Caire.
«Pas plus de deux ou trois par véhicule», recommandent les responsables de la délégation suisse, afin d’éviter d’éveiller les soupçons des forces de l’ordre. En vain: le régime égyptien ne s’en est pas laissé conter. Tous les ressortissants étrangers sont priés de descendre des véhicules et se voient confisquer leurs passeports – les nôtres aussi.
Comme nous, Marine est bloquée au premier péage, à El-Shorouk, à l’est du Caire. Sous un soleil de plomb, elle est rejointe par 300 activistes, un peu sonnés, qui voient leur rêve de rallier Rafah s’effondrer aux barrages policiers. «Ils essaient de nous séparer. Ils ont demandé aux Français de se mettre d’un côté, aux Suisses de l’autre. Idem pour les Canadiens. Mais nous devons rester unis, insiste-t-elle. Ils nous font du chantage: ils promettent de nous rendre nos passeports si on monte dans leurs bus… sans nous dire où ils comptent nous emmener.»
Un peu à l’écart, un homme tout de blanc vêtu déambule calmement. C’est John, 82 ans. L’Américain, doyen du groupe, s’abrite sous un petit parapluie bleu. A 14 heures, la chaleur est écrasante, mais il ne semble pas affecté outre mesure. Ni même par la perspective de passer la nuit à la belle étoile sur le bitume brûlant. «Nous sommes tous ici pour la même raison: par compassion, pour soutenir le peuple palestinien», dit-il. Son passeport aussi a été saisi, mais il espère s’en sortir en prétendant faire partie d’un voyage pour seniors. Il esquisse un sourire: «J’ai 82 ans, je devrais être chez moi à siroter une bière fraîche. Mais c’était mon devoir de venir ici. Je ne pouvais plus rester les bras croisés.»
Les heures passent. Les manifestants sortent de leur torpeur pour scander des slogans et entonner des chants en soutien à la cause palestinienne. Les forces de l’ordre resserrent l’étau. D’abord tolérantes, elles ont laissé les manifestants aller aux toilettes ou chercher de l’eau. Puis le ton se durcit. Des barrières sont installées, les policiers sortent leur équipement, les militaires veillent au grain.
Les esprits commencent à s’échauffer et en l’espace de quelques secondes, la situation dégénère. Des policiers en civil surgissent, traînent les manifestants au sol, les entassent dans des bus sous les cris – pour les plus chanceux. D’autres sont frappés sur la tête, à coup de pied, dans un chaos indescriptible. «J’ai vraiment eu peur qu’un coup de feu parte. Les militaires étaient armés jusqu’aux dents. J’ai levé les bras au ciel pour signifier que je ne cherchais pas à provoquer et l’un deux me l’a violemment baissé», dit une manifestante.
Dans les véhicules, les passeports sont rendus un par un. Très lentement. Certaines personnes sont débarquées, sans explication – c’est le cas de notre collègue de Blick. Elle passera la nuit dans une cellule de l’aéroport, sans eau, ni téléphone, avant d’être expulsée à 4 heures du matin à bord du premier vol à destination de Genève. Ceux restés dans les bus sont quant à eux déposés par groupes de cinq aux quatre coins de la ville. Incrédules mais libres de leurs mouvements.
Des visages marqués
Le lendemain, dans l’avion du retour, on reconnaît des visages vus la veille. Ils sont marqués par la fatigue, la colère, parfois une pointe d’amertume. Johan, un Marseillais d’à peine 30 ans, a passé la nuit en prison dans une cellule exiguë avec 11 autres détenus.
Il a ensuite été conduit à l’aéroport, sommé d’acheter son billet de retour – faute de quoi, il aurait été reconduit derrière les barreaux. «C’était rude, j’ai été bloqué au deuxième point de contrôle. On nous a jeté des bouteilles, donné des coups de fouet. Mais je ne regrette rien», dit-il en désignant les ecchymoses qui couvrent son bras gonflé. Il affirme ne nourrir aucune rancœur. «Certains policiers murmuraient les paroles de nos chants palestiniens. Ça m’a bouleversé.»
Amina et Valérie, elles, n’ont même pas pu quitter Le Caire. «Les taxis refusaient de nous emmener. Tout était bloqué. On a compris que la marche n’aurait pas lieu… qu’en réalité elle n’avait peut-être jamais eu la moindre chance», déplore Amina. Le cerf-volant est resté dans son sac. «Il faut maintenant faire le deuil de cette marche. Mais je reprendrai la lutte. Parce que la Palestine doit être libre.»
* prénoms d'emprunt