Marcus Keupp, économiste militaire, forme les futurs officiers de carrière à l'Académie militaire de l'Ecole polytechnique fédérale de Zurich (EPFZ). Pour lui, la donne est claire: l'Ukraine peut encore gagner la guerre. A une condition.
Marcus Keupp, vous avez déclaré en avril que la Russie perdrait la guerre si les choses continuaient ainsi. Vous maintenez votre position?
Si l'aide occidentale en matière d'armement se poursuit et que la Russie continue de gaspiller autant de personnel et de matériel, alors oui. La Russie vit sur ses réserves. Et ces réserves s'épuisent.
Quelle est l'issue la plus prévisible des «pourparlers de paix» en cours?
Ce ne sont pas des pourparlers de paix, mais une opération d'influence russe visant les Etats-Unis. L’objectif de Moscou est d’imprégner l’administration Trump d’idées favorables au Kremlin. C’est une technique que Poutine a apprise au KGB et dont il se sert à nouveau aujourd’hui.
Avec succès: les Etats-Unis poussent désormais Kiev à céder le Donbass à Moscou.
Ce serait un pas de plus vers l’autodestruction de l’Ukraine. Si elle abandonnait le Donbass, Moscou obtiendrait une position d’attaque idéale. Poutine relancerait tôt ou tard une offensive, jusqu’à ce que l’Ukraine disparaisse de la carte ou devienne un Etat satellite de la Russie.
C’est précisément pour cette raison que l’Ukraine réclame des garanties de sécurité solides et efficaces. A quoi pourraient-elles ressembler?
Je ne vois que deux options: soit l’OTAN stationne ses propres troupes en Ukraine, obligeant Poutine, en cas de nouvelle attaque, à risquer une guerre contre une alliance qui lui est largement supérieure; soit l’Occident transforme l’Ukraine, par des investissements massifs dans l’industrie de l'armement, en un Etat frontalier fortement armé – comme l’Allemagne de l’Ouest après 1955.
Combien cela coûterait-il à l'Europe?
Ça, je ne le sais pas. Ce qui est sûr, c'est qu'il s'agirait d'une grosse opportunité pour l’industrie européenne de défense. Des entreprises comme Rheinmetall investissent déjà massivement en Ukraine.
Quel chemin concret vers un cessez-le-feu voyez-vous aujourd’hui?
Je n’en vois aucun pour l’instant. Poutine ne s’arrêtera pas de lui-même. La Russie n’envisagerait un cessez-le-feu que si elle devenait incapable de poursuivre la guerre. Ce n’est pas le cas aujourd’hui. La guerre va continuer en 2026.
En 2025, la Russie a conquis 0,77% du territoire ukrainien et a sacrifié pour cela des centaines de milliers de soldats. En 2026, Poutine veut mobiliser les réservistes russes. Cela suffira-t-il à compenser les pertes?
Dans les régions russes les plus pauvres, comme à Touva, le salaire mensuel moyen tourne autour de 200 dollars (ndlr: 157 frs.). En devenant soldats, de nombreux Russes modestes peuvent gagner dix à vingt fois plus que leur salaire habituel. Pour beaucoup d'entre eux, partir au front reste financièrement très, très attractif. Poutine ne manque pas de volontaires, mais il manque de plus en plus d’argent pour les payer. Dans plusieurs régions, les primes militaires ont été réduites, faute de moyens suffisants du côté des autorités locales.
Poutine peut toujours allouer plus argent à l'armée via le budget central du pays.
Plus pour longtemps. Le Fonds national de protection sociale, qui devait financer les retraites et les dépenses sociales russes, sera épuisé à partir de 2026. Il existe des moyens de compenser cela: forcer les oligarques à acheter des obligations d’Etat, par exemple. Mais l’idée que la Russie serait un pays magique aux ressources illimitées commence sérieusement à s’effriter.
A quoi le voyez-vous concrètement?
Beaucoup de produits alimentaires coûtent aujourd’hui 100 à 200% de plus qu’au début de la guerre. Et des millions de postes dans l’économie civile restent vacants, faute de main-d’œuvre. Les personnes blessées ou tuées au front ne travaillent plus et ne fonderont pas de famille. Poutine sacrifie à la fois l’avenir économique et la population du pays pour sa guerre. Il parie qu’il tiendra plus longtemps que l’Occident. Si ce pari échoue, la Russie sera renvoyée sur le plan démographique et technologique au siècle dernier.
Les sanctions occidentales sont-elles enfin efficaces?
Elles frappent durement la Russie, surtout celles qui visent les géants pétroliers Rosneft et Lukoil. A cela s'ajoutent les frappes ukrainiennes, qui perturbent encore davantage le secteur. En 2026, nous aurons probablement une nouvelle surabondance de pétrole: la production est élevée dans les pays du Golfe et aux Etats-Unis, et le prix du pétrole brut WTI est passé sous les 60 dollars. Pour Moscou, la situation peut vite devenir dangereuse.
Y a-t-il en Russie quelqu'un qui pourrait être politiquement dangereux pour Poutine?
Depuis que l’avion du chef de Wagner, Evgueni Prigojine, a été abattu en 2023, il n'y a plus personne. Il ne reste que des fidèles qui adhérent à tout. L’un d’eux est le chef d’état-major Valeri Guerassimov, qui annonce régulièrement à Poutine, à tort, que la Russie a pris telle ou telle ville.
Ça a par exemple été le cas à Koupiansk. Zelensky a démenti cette annonce en se rendant sur place au mois de décembre et en publiant un selfie sur place.
C’était particulièrement frappant. Peu après, les Ukrainiens ont, pour la première fois, coulé un sous-marin russe grâce à leur nouveau drone maritime Sea Baby. Et tout cela dans le port de Novorossiïsk, le principal terminal pétrolier du pays, d’où partent la majorité des exportations vers la Chine et l’Inde. Que ce port stratégique soit si mal protégé est pour le moins surprenant.
Voyez-vous, en plus de Sea Baby, d’autres innovations marquantes du côté ukrainien?
Le missile de croisière Flamingo. Ce n’est pas une invention entièrement nouvelle, mais un exemple de ce qu’on peut obtenir en combinant d’anciens systèmes soviétiques avec des technologies modernes. C’est en quelque sorte le meilleur de l’Est et de l’Ouest réuni dans une seule arme.
Et du côté russe, est-ce qu'il y a de nouvelles armes qui vous inquiètent?
La Russie investit elle aussi massivement dans le développement de drones. Mais je ne vois ni percées majeures ni armes «miracles». Au contraire: sur certaines vidéos, on voit des soldats russes se déplacer à moto, à cheval, voire à dos d’âne en première ligne. Moscou ramène sur un champ de bataille moderne des reliques du XXᵉ siècle, faute de moyens différents.
L'Ukraine peut-elle repousser les Russes hors de ses territoires occupés?
Pas avec ses seules ressources. Mais si l’Occident renforce son soutien et si la Russie continue de subir des pertes élevées en hommes et en matériel, alors oui, l’Ukraine peut y parvenir dans le meilleur des cas. L’Occident en a les moyens. Ce qui manque, c’est la volonté.
Des experts estiment que la Russie pourrait attaquer un autre pays européen d’ici 2028. Lequel?
La guerre de la Russie contre nous est déjà bien engagée. Il faut vraiment dormir profondément pour ne pas s'en rendre compte. Le sabotage des gazoducs et des câbles de données dans la mer Baltique, les drones au-dessus des aéroports européens, les innombrables actions de propagande: ces outils, la Russie les utilise pour mener une guerre hybride contre nous. Seuls les engins mécanisé – des chars et autres – ne sont pas employés actuellement.
Où en sera la guerre dans un an? Quel est votre pronostic?
Pour la Russie, la guerre est préférable à la paix. La guerre est aujourd'hui le moteur qui maintient la cohésion interne de cet immense empire. «La guerre, c'est la paix»: cette phrase s'applique parfaitement à la Russie de Poutine. Même si la guerre devenait moins mécanisée ou qu’une ligne de cessez-le-feu fragile émergeait, cela ne signifierait en aucun cas que la Russie a renoncé au moindre millimètre de ses ambitions impériales.