De grands yeux noirs, des oreilles de lapin, l’allure d’un koala et une méchante tendance à enchaîner… les grosses bêtises. En 2002, le public découvrait Stitch, créature extraterrestre improbable et assez indisciplinée, dans le film d’animation «Lilo & Stitch» produit par Disney. La petite bête, fruit d’une expérience extraterrestre, s’échappait dans un vaisseau spatial et venait s’écraser sur Terre, à Hawaï plus précisément, où elle était recueillie par une orpheline, Lilo.
Vingt-trois ans plus tard, l’histoire n’a pas changé d’un iota, mais le film, lui, est un peu différent: avec de vrais acteurs et quelques effets spéciaux, l’adaptation en live action du dessin animé est sortie le 21 mai en Suisse romande. Depuis, Stitch a planté solidement ses pattes griffues au sommet du box-office helvétique, devant «Mission: Impossible 8». Et c’est le cas partout dans le monde: avec 610 millions de dollars de recettes, le remake cartonne autant en Amérique du Nord qu’en Europe.
Un succès quasi intégralement lié à Stitch lui-même qui, s’il est fictif, investit en réalité tous les recoins du quotidien. Arboré sur des mugs, des t-shirts ou des sacs à dos, transformé en peluche ou en légo, l’extraterrestre est une star de la pop culture à part entière, plus populaire qu’aucun autre personnage de Disney. Une anomalie, lorsqu’on se souvient qu’en 2002, le film d’animation originel n’avait pas connu un succès démesuré. En réalité, la success story de Stitch n’est pas une histoire de septième art, mais bien un coup d’éclat marketing.
L’un des premiers anti-héros de Disney
Il y a certes, au départ, une très bonne base: Stitch est un personnage comme personne n’en a jamais vu. En 2002, Disney sort de son deuxième âge d’or, celui des années 1990, marqué par de grands succès comme «Le Roi Lion», «Mulan», «Tarzan» ou «La Belle et la Bête». Conscient qu’il doit se réinventer face à l’arrivée des images de synthèses – «Toy Story», produit par Pixar, est sorti en 1995 – le studio n’hésite pas à prendre des risques et proposer des histoires originales. «Lilo & Stitch» s’inscrit dans cet objectif.
Imaginé par Chris Sanders, animateur américain surdoué, le film peut même être qualifié de film d’auteur. C’est Sanders lui-même qui en écrit le scénario, tiré d’une nouvelle qu’il a écrite des années auparavant. C’est encore lui qui crée les personnages, notamment celui du petit alien, présenté pour la première fois aux équipes de Disney avec une maquette à base d’argile et de crabe acheté chez le poissonnier. Lui encore qui travaille l’animation en aquarelle. Le tout dans un hangar en Floride, loin de Los Angeles, en évitant soigneusement le regard du PDG de l’époque de Disney, Michael Eisner, comme il le racontera au magazine «Vulture».
Résultat: «Lilo & Stitch» évite toute standardisation. Et la petite créature bleue tout particulièrement. «C’est un personnage très intéressant, qui n’est ni sexué, ni caractérisé selon les prismes classiques», explique Samy Houari, professeur en marketing et YouTubeur, auteur d’une vidéo passionnante consacrée au sujet, joint par téléphone. «C’est le début des anti-héros qui vont devenir les personnages principaux de nombreux films.» Loin d’être aussi lisse qu’une Belle, une Pocahontas ou même un Mickey, Stitch séduit par ses bêtises – rappelons tout de même que son unique but dans la vie, du moins au départ, est la destruction de tout ce qui l’entoure.
Le champion des produits dérivés
Mais cela ne suffit pas à expliquer la célébrité de la sale bête mal élevée. Car à l’époque de sa sortie, si le dessin animé fait plutôt mieux que les autres productions Disney des années 2000, il plafonne tout de même à «seulement» 273 millions de dollars de recettes. Très très loin de «La Belle et la Bête» (425 millions) ou «Le Roi Lion» (968 millions).
Non, en réalité, ce qui a érigé Stitch au rang de personnage culte, c’est le moment où il est littéralement sorti de l’écran, pour aller se déposer sur des mugs, des pyjamas, des brosses à dents et des peluches. C’est ce qu’on appelle le licensing: Disney va mettre sa propriété intellectuelle (Stitch, mais aussi tous les personnages de Star Wars ou du Roi Lion) à disposition pour que des marques l’achètent et l’apposent sur leurs produits, des jouets aux verres à shot.
Le potentiel de Stitch a tout de suite été compris. «Il est drôle, mignon, parle à tout le monde et, d’un point de vue technique, il est très simple à dériver avec ses grands yeux et sa couleur monochrome», résume Samy Houari. Ce sont surtout les entreprises textiles qui saisissent l’intérêt du personnage.
«Elles se sont dit il y a quelques années que les gens n’achetaient plus seulement des vêtements pas chers, mais des vêtements pas chers avec une marque dessus. Pour elles, le licensing est un levier gigantesque de développement» En 2018, lorsque Disney annonce qu’il prépare un remake du dessin animé, prévu à ce moment-là pour sortir en 2022, plusieurs enseignes vont donc massivement investir dans l’achat de la licence «Lilo & Stitch» pour pouvoir mettre la tête du second sur des t-shirts ou des culottes.
Primark ou Undiz en font partie. Samy Houari raconte la suite: «En étant poussé par des marques de fast-fashion, Stitch s’est imposé dans les cours d’école. Pour faire ma vidéo, je suis allé poser la question de l’attachement au personnage chez les enfants à de nombreux parents de mon entourage. C’est tout simplement monstrueux. On n’a jamais vu ça. Les parents le savent, le voient: tout est griffé Stitch à la maison.» Les chiffres exhumés par le professeur en marketing sur YouTube sont édifiants: le marché des produits dérivés autour de Stitch pèse 7,1 milliards de dollars. A titre de comparaison, c’est 4 milliards pour «La Petite Sirène» ou 6,2 milliards pour «Aladdin».
Star de TikTok
Mais Stitch n’a pas seulement investi les cours d’école et les penderies des plus jeunes. Il est aussi partout sur les réseaux sociaux. De fait, la petite créature semble taillée sur mesure pour cartonner sur TikTok: ultra-mignonne, elle n’hésite pas à se déhancher en pagne et toutes ses bêtises font d’excellentes vidéos.
Mais au-delà de son côté kawaï, les thèmes abordés dans le film dont il est le héros sont aussi de nature à fédérer. Lorsque Stitch débarque sur Terre, Lilo vient de perdre ses parents. Et sa grande sœur, Nani, se bat pour rester sa tutrice. «Stitch est un personnage repris par beaucoup de communautés sur les réseaux sociaux depuis deux ou trois ans parce qu’il touche à des sujets sérieux comme la famille recomposée ou les enfants placés», note Samy Houari.
Sur TikTok, de nombreux spectateurs se filment en train de pleurer devant certaines séquences du film qui exaltent la force de la famille choisie et des coachs en développement personnel, voire des thérapeutes n’hésitent pas à analyser certaines scènes pour en tirer des leçons en matière de gestion de ses émotions. D’autres internautes affichent fièrement des tatouages Stitch avec le terme «ohana», qui apparaît dans le long-métrage et désigne, là encore, la cellule familiale. Comme le résume Samy Houari, «une fanbase projette sur Stitch quelque chose de très personnel.» Et renforce ce faisant son statut d’icône de la pop culture.