«J'ai une fille qui est l'amour de ma vie. Peut-être un peu trop par rapport aux autres, ça peut heurter quelquefois». En 2018 déjà, sur le plateau de l'émission Thé ou café, Alain Delon ne faisait pas de mystères quant à l’identité de l’enfant dont il se sentait le plus proche, sa fille Anouchka. Un an plus tard, c’est au bras de la jeune femme que le dernier monstre sacré du cinéma monte les marches à Cannes, ses deux fils, Anthony et Alain-Fabien, n’ayant pas été conviés. Une «préférence» affichée qui a sans doute fait le lit de ce que les médias appellent désormais «l’affaire Delon» et qui voit les trois enfants du Samouraï laver leur linge sale en public sur fond de rancœurs et de gros sous.
Si le sujet s’avère le plus souvent totalement tabou, pour ne pas dire radioactif, nombreux pourtant sont les parents qui ont parfois l’impression d’avoir davantage d’affinités avec l’un de leurs enfants. De même, quel fils ou fille ne s’est jamais insurgé du prétendu traitement de faveur réservé à son frère ou à sa sœur? Alors, sommes-nous des parents indignes, des rejetons paranoïaques, ou la réalité est-elle plus nuancée?
La famille, cet organisme vivant et évolutif
Selon Jon Schmidt, psychologue FSP et spécialisé en thérapie de famille, tout système familial repose sur un équilibre, à la manière d’un mobile suspendu comme ceux que l’on trouve au-dessus des berceaux: «Les différentes pièces de ce mobile n’ont pas forcément la même forme ni la même place, mais chacune garantit son équilibre», explique le spécialiste qui postule que même si certains rôles peuvent s’avérer plus difficiles à endosser, ils n’en sont pas moins essentiels dans le maintien de l’équilibre familial.
En quoi peuvent consister ces différents rôles? Jon Schmidt propose de prendre l’exemple d’une fratrie de deux enfants: «Si l’un d’eux joue le rôle du libre penseur, du révolutionnaire, de celui qui s’oppose aux schémas de pensée parentaux et qui va donc 'secouer' le système familial, son frère ou sa sœur va au contraire développer une personnalité plus affable, ne pas faire de vagues afin de garantir l’équilibre global du mobile», indique le spécialiste.
Quand la famille dysfonctionne
Dans une famille dite «fonctionnelle», chacun occupe donc une place parfois un peu ingrate, mais garantissant l’équilibre du mobile évoqué par Jon Schmidt. Mais que se passe-t-il quand la machine se grippe et que soudain, tout semble être la faute du petit dernier paresseux, de l’aînée revendicatrice ou de celui du milieu qui tire toujours la tête? «Certaines familles qui viennent me voir décrivent un ressenti de souffrance tourné vers un individu qui serait responsable de toutes les difficultés rencontrées. On parle alors de «patient désigné» ou 'd’enfant-symptôme'», explique le psychologue. Il ajoute: «Ces familles prises dans une dynamique dysfonctionnelle se retrouvent enfermées dans la croyance que rien ne peut changer à moins que le patient désigné ne change.»
Une situation qui, on l’imagine bien, peut provoquer beaucoup de souffrance et un sentiment d’injustice chez celui ou celle qui va alors se penser moins aimé, moins considéré. Dans ce cas, une thérapie de groupe peut néanmoins permettre de dénouer la situation: «Le travail du thérapeute sera alors d’aider les membres de la famille à changer de perspective, porter un autre regard sur la situation globale et surtout, à apporter de la nuance dans les ressentis de chacun», précise Jon Schmidt.
Peut-on vraiment préférer l’un de ses enfants?
Et du point de vue des parents? Ce sentiment d’avoir plus de points communs ou d’affinités avec l’un de ses enfants fait-il de nous un monstre? «C’est une pensée extrêmement taboue et on a du mal à se donner le droit de l’avoir. D’ailleurs, dans ma consultation, c’est quelque chose qui n’est jamais clairement nommé. En revanche, les parents pensant ressentir une telle asymétrie usent de formules telles que: «C’est vraiment une pensée terrible mais…»,"J’en viendrais presque à penser que…"», explique Jon Schmidt. Selon lui, il est cependant rare que cette pensée soit absolue en raison du caractère évolutif de la cellule familiale: «Certains parents me disent des choses comme: «Avec cet enfant-là, de 0 à 8 ans, j’ai eu beaucoup de mal à créer du lien. Par contre, à partir de 10 ans, quelque chose s’est débloqué. On a développé un intérêt commun et depuis on est super proches"».
Le spécialiste explique qu’il existe également plusieurs manières d’aimer et autant de façons de l'exprimer: «J’ai déjà eu un parent qui m’a expliqué: «Avec cet enfant, je n’ai pas développé de tendresse parce qu'il ne me demandait pas de câlins. En revanche, on adore regarder cette série ensemble alors qu’avec mon autre enfant, qui lui est très affectueux, ce serait impossible"». Une vision qui rappelle quelque peu la théorie des cinq langages de l’amour, très populaire chez les thérapeutes de couple. Ainsi, selon Jon Schmidt, il est rare d’observer de réelles préférences ancrées dans la durée: «Il existe des périodes et des modes d’expression de l’amour différents, mais je n’ai encore jamais vu un parent qui dirait: «C’est décidé, je préfère l’un de mes enfants et rien ne pourra changer ça.»»
Moins d’égalité, plus d’équité
Alors, comment arrêter de se prendre la tête et de culpabiliser en traquant le moindre signe d’une supposée préférence? Selon Jon Schmid, la solution réside dans le fait d’abandonner l’égalité au profit de l’équité: «Nous n’avons pas tous les mêmes besoins aux mêmes moments. C’est pour cette raison qu’il faut essayer de tendre vers un équilibre global: à un moment donné un enfant reçoit plus, et plus tard, ce sera l’autre. Cette approche sur un temps plus long permet de ne pas s’enfermer dans une espèce de comptabilité de l’égalité qui n’est ni réalisable ni souhaitable», explique le spécialiste.