Un historien nous raconte les suites de la Seconde Guerre Mondiale
«Staline nourrissait une profonde rancune envers la Suisse»

Il y a 80 ans, l'armée allemande capitulait, signant la fin de la Seconde Guerre mondiale. L'historien Sacha Zala explique dans une interview pourquoi la Suisse, pays pourtant neutre, a connu une situation difficile après ce conflit. Des conséquences encore d'actualité.
Publié: 05.05.2025 à 22:09 heures
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Dernière mise à jour: 05.05.2025 à 22:11 heures
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Sacha Zala est professeur d'histoire à l'Université de Berne.
Photo: Philippe Rossier
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Rebecca Wyss

Le 8 mai 1945, la Seconde Guerre mondiale prenait fin en Europe. Alors que le monde pleurait ses 50 millions de morts, la Suisse semblait presque être restée intacte au terme de ce conflit. Mais que représente aujourd'hui cette date du 8 mai? Blick s'est entretenu avec Sacha Zala, professeur d'histoire à l'Université de Berne.

Sacha Zala, comment la population suisse a-t-elle réagi à la victoire des Alliés?
La joie du peuple était immense. Les cloches des églises sonnaient. Ce jour-là, les gens ne sont pas allés au travail, les cours étaient annulés, et tout le monde a fait la fête. Les foules exultaient et brandissaient des drapeaux suisses et alliés. Tout le monde était soulagé.

Pourtant la Suisse, pays neutre, n'avait pas participé à la guerre. Pourquoi une telle joie exubérante?
A partir de juin 1940, les choses se sont compliquées pour la population suisse: avec l'attaque de la Wehrmacht contre la France et l'entrée en guerre de l'Italie, la Suisse était encerclée par deux puissances belliqueuses. A la radio, le président de la Confédération Marcel Pilet-Golaz a parlé d'adaptation à une situation nouvelle. Depuis l'automne 1939, les denrées alimentaires étaient déjà rationnées et l'armée mobilisée. En 1945, les gens croyaient que la guerre était terminée, contrairement au Conseil fédéral.

Marche de joie dans les rues de Lausanne le 8 mai 1945.
Photo: Keystone

Dans quelle mesure?
Pendant la guerre, le Conseil fédéral avait les pleins pouvoirs, il gouvernait seul. A la fin de la guerre, il n'avait pas envie de céder le pouvoir de son plein gré. Il a fallu une initiative populaire en 1949 pour rétablir notre démocratie directe.

Le 8 mai 1945, le gouvernement fédéral a interdit de hisser les drapeaux alliés. Pourquoi minimisait-elle l'importance de la fin de la guerre?
A cause de la neutralité bien sûr! Pour les Alliés, les neutres étaient des Etats voyous, des lâches. Ces critiques étrangères étaient contrées par une exagération absolue de la neutralité: comme nous sommes neutres, nous ne pouvions pas faire autrement que de faire des affaires avec l'Allemagne nazie. En 1945, il fallait donc garder la tête baissée.

La neutralité n'a de sens qu'en temps de guerre, mais la guerre était terminée.
Justement! Comme la Suisse n'a pas du tout participé à la guerre, le passage à la guerre froide s'est fait pratiquement sans heurts pour elle. Le Conseil fédéral a reconnu très tôt qu'il y aurait deux blocs. Ainsi, la guerre froide a redonné un sens à la neutralité suisse. Le Conseil fédéral a d'ailleurs fait des sacrifices pour cette dernière.

A quoi pensez-vous ?
En 1945, il aurait été facile de dire: «Nous n'avons jamais été les amis des nazis!» Ce qui n'est pas entièrement faux: le général Guisan avait conclu des plans secrets avec le commandement de l'armée française et plusieurs officiers suisses ont négocié la capitulation de la Wehrmacht en Italie du Nord. Pour redorer notre blason, nous pouvions miser sur Carl Lutz, vice-consul à Budapest qui avait réussi à sauver 60'000 juifs.

Un soldat suisse après 1939 sur le Mont Fort en Valais.
Photo: Keystone

Certes, mais Carl Lutz considérait les personnes noires comme des êtres inférieurs et saluait la ségrégation raciale. Vous avez vous-même publié un document à ce sujet.
Oui, et il voulait absolument recevoir le prix Nobel de la paix à la fin de la guerre, afin de pouvoir raconter partout qu'il était un héros. Mais le Conseil fédéral le lui a interdit.

Pourquoi le Conseil fédéral s'en est-il mêlé?
Carl Lutz avait arnaqué la Wehrmacht. Ce n'est pas neutre. Cela aurait pu signifier explicitement que la Suisse n'avait en réalité jamais respecté sa sacro-sainte neutralité.

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En 1945, la Suisse était sortie indemne de deux guerres mondiales. On en a donc conclu que la neutralité fonctionnait.
Sacha Zala, professeur d'histoire à l'Université de Berne
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Décidément, la Suisse se cache constamment derrière le concept de neutralité.
J'ai longtemps cru que la Suisse ne s'intéressait qu'à l'argent. Mais la Première Guerre mondiale a montré autre chose: le pays s'était alors presque disloqué. En 1919, cette neutralité pacifique est devenue le ciment de la nation, elle a participé à l'unification des différentes parties du pays. Tout le monde pouvait s'identifier à ce concept. En 1945, la Suisse était sortie indemne de deux guerres mondiales. On en a donc conclu que la neutralité fonctionnait. Bien sûr, cela n'avait rien à voir: la Belgique était aussi neutre, mais elle a été occupée deux fois.

A la fin de la guerre, il y avait deux superpuissances: la Russie et les Etats-Unis. Comment la Suisse s'est positionnée?
La Suisse officielle était confrontée à de gros problèmes: avec les Etats-Unis, les relations étaient froides, avec les Soviétiques, elles étaient anéanties.

Si dramatiquement?
Oui. Pendant la révolution d'octobre 1917, les bolcheviques ont repris en Russie de nombreux biens que la Suisse aurait préféré garder. Une rancoeur tenace. En 1934, la Suisse était seule, avec deux autres pays, à s'opposer à l'admission de l'Union soviétique à la Société des Nations. Le conseiller fédéral Giuseppe Motta a prononcé un discours enflammé à Genève pour s'y opposer. Selon lui, les communistes voulaient détruire les églises, la famille, la propriété privée. Il a même ajouté qu'ils ils mangeaient les enfants. Difficile de renouer le contact après de tels propos...

Fréquente souvent les archives : L'historien Sacha Zala.
Photo: Philippe Rossier

Staline s'est-il laissé faire?
A votre avis? Joseph Staline était furieux. Il en voulait énormément à la Suisse. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il a même tenté d'inciter les Alliés occidentaux à attaquer l'Allemagne via la Suisse.

Quelle était l'attitude des Américains à l'égard de la Suisse?
Pendant la guerre, ils ont remarqué que la Suisse avait passé plusieurs accords avec l'Allemagne nazie. En 1941, les Américains ont gelé les avoirs suisses aux Etats-Unis. Même l'or de la BNS.

Comment la Suisse a-t-elle pu sortir de cette impasse?
L'accord de Washington a été conclu avec les Etats-Unis en 1946. La Suisse a accepté de payer 250 millions de dollars d'amende pour le deal de l'or volé par l'Allemagne. Pour sauver la face, le Conseil fédéral a dit que c'était la contribution suisse à la reconstruction de l'Europe. 

Et du côté de Staline?
En pleine guerre froide, Joseph Staline avait finalement aussi intérêt à normaliser les relations avec la Suisse. Mais il a exigé un geste d'humilité, des excuses.

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Le Conseil fédéral n'a pas voulu accueillir les réfugiés juifs alors qu'il était au courant du meurtre de masse en cours à l'époque
Sacha Zala, professeur d'histoire à l'Université de Berne
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En 2013, vous vous êtes fait connaître du grand public pour avoir déclaré au «Tagesschau» que la politique d'asile menée pendant la Seconde Guerre mondiale comportait «des éléments clairement racistes». Pourquoi la Suisse a-t-elle rejeté les juifs?
Le Conseil fédéral ne reconnaissait pas les juifs comme des réfugiés. Il voulait éviter une «Surfréquentation» et une «Judaïsation» du pays. Ce sont des décisions antisémites.

La commission Bergier est arrivée à la conclusion qu'environ 25'000 personnes n'ont pas obtenu de protection pour cette raison.
Je n'ai jamais compris pourquoi la commission Bergier se prêtait au jeu des chiffres. On peut se disputer avec délectation sur les chiffres sans jamais voir l'essentiel: Le Conseil fédéral a fermé les frontières aux réfugiés juifs. Point final.

Au début de l'année, un historien a publié de nouveaux chiffres, inférieurs.
Les autorités ne tenaient pas de statistiques cohérentes sur les réfugiés refoulés. La situation à la frontière sud était complètement différente de celle à la frontière nord ou ouest. Nous devons vivre avec l'idée que nous ne pourrons jamais clarifier certaines questions avec précision. Ce qui est sûr, c'est que le Conseil fédéral n'a pas voulu accueillir les réfugiés juifs alors qu'il était au courant du meurtre de masse en cours à l'époque.

Et après la guerre?
Ce n'était pas mieux. La Suisse ne se considérait que comme un pays de transit. De nombreux réfugiés, y compris des survivants de l'Holocauste, devaient quitter rapidement le pays. Mais l'antisémitisme n'était pas la seule raison de l'argument «la barque est pleine».

Quoi d'autre alors?
Selon la Convention de La Haye de 1907, la Suisse, en tant qu'Etat neutre, doit interner les soldats qui traversent la frontière. Plus de 100'000 personnes l'ont fait pendant la Seconde Guerre mondiale. C'est notamment en raison de cette obligation de neutralité que l'on disait aux civils: Stop, repartez dans l'autre sens!» Je vais polémiquer mais en 2022, le Conseil fédéral a refusé de soigner les blessés de guerre ukrainiens en Suisse, en raison du droit de la neutralité...

Développez, s'il vous plaît.
Si l'on soignait des soldats blessés ici à l'hôpital, il faudrait alors les interner jusqu'à la fin de la guerre, conformément à la Convention de La Haye. Des camps d'Ukrainiens en Suisse? Cela ferait grincer de nombreuses dents suisses.

La Suisse gère mal la critique. Il suffit de penser à l'émoi suscité par les fonds en déshérence. Que pensez-vous de cela?
En 1996, le sénateur américain Alfonse D'Amato a critiqué les banques suisses qui avaient objectivement triché. Les banques, pas la Suisse. Mais tout le monde, dans ce pays, s'est soudain retrouvé en guerre contre les Etats-Unis. Si D'Amato avait fait la même chose en Italie et qu'on avait interviewé un Napolitain, il aurait sans doute répondu: «Bien sûr, les banquiers sont des voyous!» En Suisse, nous sommes particulièrement susceptibles aux critiques venant de l'étranger.

Avez-vous une explication à cela ?
Nous souffrons du syndrome du premier de la classe: nous sommes si bien lotis que nous ressentons la moindre égratignure comme une blessure grave. C'est pourquoi nous voulons tout faire de manière exemplaire, pour ne pas être attaquables. Nous ferions bien d'être un peu plus sereins par rapport à cela, tout en continuant de tenir nos engagements humanitaires. 

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