Chauffeurs précarisés
Mauro Poggia dénonce: Uber priverait les contribuables de centaines de millions

Mauro Poggia dépose un postulat au sujet de la fiscalité d’Uber, en particulier la TVA. Le géant californien, qui a bénéficié de soutiens politiques à Genève, opère malgré les interdictions. Au final, la précarité des chauffeurs est financée par la collectivité.
Publié: 13.03.2025 à 10:28 heures
Le conseiller aux Etats Mauro Poggia a déposé le 10 mars un postulat fédéral en vue d'obtenir un rapport du Conseil fédéral sur la fiscalité d'Uber.
Photo: KEYSTONE
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Myret ZakiJournaliste Blick

Mauro Poggia n’en a pas fini avec Uber. Le conseiller aux Etats MCG avait obtenu le 30 mai 2022 la requalification, par le Tribunal fédéral, d’Uber en employeur à Genève.

Mais rien n’est gagné, et Mauro Poggia remonte au créneau. Car depuis cette décision, Uber a trouvé le moyen de continuer à opérer à Genève sans statut d’employeur, et sans que les chauffeurs ne soient mieux rémunérés. Au coeur du problème: la fiscalité des plateformes comme Uber.

Postulat déposé

Ce 10 mars, Mauro Poggia a déposé un postulat, dont Blick a pris connaissance, et qui a déjà le soutien d’une quinzaine de parlementaires. Objectif: «Corriger les lacunes de la législation fiscale fédérale dans le domaine de l’imposition des plateformes de transport». Le postulat demande au Conseil fédéral d’établir un rapport qui analyse les faiblesses du droit fiscal fédéral, notamment la loi sur la TVA, à l'égard des plateformes comme Uber.

«Le Conseil fédéral devra se prononcer sur la manière dont ces plateformes opèrent, explique Mauro Poggia, leur modèle d’ubérisation de la société, et comment elles fragilisent la collectivité en transférant le risque entrepreneurial aux chauffeurs et la charge de la précarité aux contribuables». Au final, conclut le député, «l’Etat n’a pas appliqué la décision du TF. Il a laissé Uber mettre en oeuvre un montage qui donne l’illusion d’une régularisation, mais qui ne l’est pas et qui réduit encore le revenu des chauffeurs.»

Des politiques conciliants

La parade: depuis la décision du TF, la multinationale américaine a modifié sa politique en matière de relation avec les chauffeurs. Elle passe par des intermédiaires, comme les sociétés suisses de portage MITC Mobility et Chaskis. Ce sont elles qui salarient la plupart des chauffeurs VTC pour le compte d’Uber, lui permettant d'échapper au statut d'employeur que lui a conféré le TF.

Participant à cette victoire d’Uber à Genève, le soutien accordé depuis dix ans par des conseiller(e)s d’Etat. En 2015, Pierre Maudet avait passé un accord secret avec Uber, l'autorisant à opérer sans être conforme à la loi. Ensuite, Fabienne Fischer, succédant à Mauro Poggia à la Police du commerce, a accordé des concessions à Uber, à peine dix jours après l'arrêt du TF. Une Convention signée le 10 juin 2022 lève temporairement l’interdiction faite à Uber. Elle a été prolongée plusieurs fois.

A la même époque, l’accord conclu entre Uber et le département de Fabienne Fischer sur les indemnités des chauffeurs a mécontenté les syndicats. Anne Meier, avocate des chauffeurs Uber, a témoigné en octobre 2022 que le montant versé par Uber pour les arriérés des chauffeurs atteignait 4,6 millions de francs, alors qu’ils réclamaient dix fois plus. «Ils ont eu l’impression que l’Etat avait cédé face à Uber.» Quelques dizaines de chauffeurs sont toujours actuellement aux prud’hommes.

Les extensions des autorisations se sont prolongées à la période de Delphine Bachmann, l’actuelle cheffe du Département de l’économie à Genève. Face aux revendications des syndicats, celle-ci a estimé que l’Etat n’avait pas «à s’immiscer dans des rapports de droit privé.»

Travail sur appel

Aujourd’hui, les chauffeurs Uber, salariés par MITC ou Chaskis, ne sont pas mieux payés ni mieux protégés. Certains ont leur propre Sàrl et travaillent comme indépendants pour les partenaires d’Uber. Salariés de leur Sàrl, ils n’ont pas droit au chômage et en cas de pépin, ils tombent directement à l’aide sociale. D’autres sont salariés d'une des sociétés partenaires. IIs ont droit au chômage sur la base du maigre salaire déclaré et à une prévoyance, sauf qu’ils cotisent très peu faute de revenu suffisant, et coûteront cher à la collectivité à l’âge de la retraite.

Profitant du flou artistique lié au statut, des chauffeurs de taxis se mettent par ailleurs illégalement à disposition sur la plateforme Uber, réduisant encore les opportunités de gains pour les chauffeurs existants.

Contacté, le service de communication d'Uber répond que «les entreprises tierces qui emploient les chauffeurs leur assurent un salaire supérieur au salaire minimum genevois.»

Ce n'est pas l'avis des chauffeurs. «Concrètement, nous sommes soumis au système de travail sur appel, témoigne Aria Jabbarpour, président de l'Association VTC-Genève. On attend des heures que la plateforme nous contacte, et nous devons être disponibles en continu. Si on refuse une course, on est exclus durant 2-3 heures. Mais surtout, on est payés uniquement pour les heures travaillées, et non pour toutes les heures d’attente.» Les heures totales de connexion ne sont pas divulguées par Uber, pas plus que le chiffre d’affaires global réalisé par le groupe à Genève ou en Suisse.

Controverses autour de la TVA

Sur des décomptes de salaires obtenus par Blick, l’employeur affiche uniquement les heures de courses effectuées. «Ce qui permet de prétendre que le salaire minimum à Genève est respecté, alors que c’est très loin de la réalité», témoigne Aria Jabbarpour. Un décompte de 2023 (illustration ci-dessous) montre que, sur un chiffre d'affaires de 2004 francs, le chauffeur touche 1230 frs de salaire et frais professionnels. «Une fois les frais professionnels payés, il nous reste un salaire de misère.»

Source: Association VTC-Genève

Aria Jabbarpour explique que, sur un décompte, «il est prélevé 12% sur le revenu du chauffeur pour les fiduciaires présentées par la plateforme et auprès desquelles les chauffeurs sont domiciliés professionnellement, 22,7% pour Uber, et 5% pour l’employeur (Chaskis ou MITC). Cela totalise 39,5%. Auxquels il faut ajouter les 8,1% de TVA que prélève l’employeur sur le revenu des chauffeurs, tandis qu’on ignore combien de TVA il reverse lui-même à l’Etat», dénonce-t-il.

Au final, sur une course à 50 frs, une fois tous les frais payés, un chauffeur gagnera 19 francs, «soit nettement en-dessous du salaire minimum genevois», déplore-t-il. En juillet 2022, un chauffeur Uber avait témoigné être payé 7 francs de l’heure alors qu’il était censé gagner 21 francs de l’heure.

A ses débuts, Aria Jabbarpour avait reçu un mail d’Uber lui promettant de «gagner rapidement 8000 francs par mois». Mais il a vite constaté qu’il travaillait 6 jours sur 7, sans pouvoir subsister.

Arrêt du TF attendu

Lorsqu’il est apparu que le contrat de travail proposé par les sociétés comme MITC et Chaskis n’était pas acceptable, l’Office cantonal de l'emploi (OCE) a émis une décision, en mars 2024, sommant ces sociétés de se conformer à la loi sur la location de services (LSE). Il a considéré que MITC et Chaskis louaient les services des chauffeurs à Uber, et exigé que ces sociétés soient soumises à autorisation pour exercer. La Cour cantonale a confirmé cette décision, mais la direction de MITC a fait recours auprès du TF. Un arrêt doit tomber très prochainement.

Les adversaires d’Uber soupçonnent en outre que cette dernière ne paie pas assez de TVA. «La TVA devrait être versée par Uber à l’Etat sur l’ensemble de son chiffre d’affaires, souligne Cédric Bouchard, patron de Taxiphone Genève. Or personne ne connaît le chiffre total que réalise Uber à Genève ou en Suisse, dénonce le représentant de la centrale de taxis. Ces chiffres ne sont jamais divulgués. A l’inverse de n’importe quelle société en Suisse, dont on exige une transparence totale sur le chiffre d’affaires global. Y aurait-il deux poids, deux mesures?»

«Faire appliquer la loi»

Au final, c’est un retour à la case départ qui s’est opéré malgré la jurisprudence suisse. Mais surtout, «Uber prive les contribuables suisses de centaines de millions de francs», estime Mauro Poggia. Pour le conseiller aux Etats, le manque à gagner est élevé en TVA non payée sur la totalité du chiffre d’affaires d’Uber en Suisse, sans compter les impôts sur le revenu manquants des chauffeurs précarisés, ou les prestations sociales non cotisées. Au total, des sommes astronomiques payées par la collectivité.

Pour les centrales de taxis comme Taxiphone, «c’est un véritable dumping fiscal, et une concurrence complètement déloyale», déplore Cédric Bouchard. A mon sens, c’est Uber qui réalise le chiffre d’affaires et qui devrait payer la TVA sur la totalité de son CA en Suisse, déduction faite de la TVA préalable sur l’outil de travail et sur le carburant. Or personne, ni même les services de la TVA, ne semble connaître ce chiffre d’affaires d’Uber en Suisse depuis 11 ans.»

Pourtant, des solutions de contrôle existent, insiste le directeur de Taxiphone. Devant l'impossibilité d'accéder et pouvoir se fier aux données stockées au siège européen d'Uber, à Amsterdam, «il suffirait que le Conseil d'Etat fasse appliquer l'article 18 Al 5 de sa loi (LTVTC) et 49 et 52 de son règlement, lui permettant d'imposer aux VTC d'installer un système de géolocalisation, que le Département de l'économie a pourtant sous la main. Or il ne le fait pas.»

Laisser mourir les taxis?

Me Jacques Roulet, avocat et représentant de la Fédération genevoise des taxis officiels (FGTO), a écrit à plusieurs reprises à Delphine Bachmann. En juillet 2023, il dénonce «l’incapacité toujours plus grande de l’Etat à contrôler l’activité des VTC», de même que les contrats de travail d’intermédiaires comme MITC, qu’il accuse d’exploiter les failles de la loi qui prévoit leur contrôle. En 2024, il dénonce auprès de la conseillère d’Etat l’inaction de son département, s’interrogeant si l’on souhaite «la mort des taxis à Genève».

Pour lui, l’autorisation donnée à Uber d’opérer à Genève était «illégale». «Uber doit être considérée comme une entreprise de transport, soit qui emploie, soit qui fait usage de chauffeurs employés par MITC. Mais quel que soit le cas, elle reste une entreprise de transport étrangère qui n’a pas le droit de travailler à Genève, conclut-il: je demande que le Conseil d’Etat fasse respecter la loi.»

Uber se dit constructif

Contacté, le département de Delphine Bachmann rappelle que le recours de MITC n’a pas encore été tranché par le TF, et ne commente pas les procédures en cours. La conseillère d’Etat a toujours affirmé que son département «n’a pas pour vocation de se positionner sur la validité ou non d’un modèle d’affaires, mais d’appliquer la loi.»

Les services d'Uber assurent qu'ils «continuent à travailler de manière constructive avec l’ensemble des parties prenantes pour répondre aux attentes des chauffeurs professionnels, de nos partenaires et des autorités.»



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