Rencontre exclusive en prison
«Je suis innocente!» Cette Fribourgeoise croupit en prison pour l'assassinat de la fillette de son ex

Condamnée pour l’assassinat de la fillette de son ex malgré ses dénégations, une Fribourgeoise incarcérée depuis 7 ans demande la révision de son procès, le père de la victime étant accusé par 3 femmes et 2 mineures de violences sexuelles. Rencontre exclusive en prison.
Publié: 30.05.2025 à 18:05 heures
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Dernière mise à jour: 30.05.2025 à 18:10 heures
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Sophie* est condamnée pour l'assassinat de la fillette de son ex.
Photo: Julie de Tribolet
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Antoine HürlimannResponsable de l'actualité de L'illustré

L’ambiance est asphyxiante, le décor austère. Après avoir déposé nos documents d’identité, nous mettons sous clé nos effets personnels dans un casier. Nous passons sous un détecteur de métaux. Des agents de détention nous font poliment signe et nous escortent en silence.

Nous pénétrons dans une salle remplie de jeux pour enfants. Une jeune femme d’apparence soignée que nous appellerons Sophie*, visiblement tendue et sur ses gardes, nous tend la main. Sourire crispé, elle se dresse derrière la table plantée au centre de ce parloir familial de la prison de la Tuilière, à Lonay (VD).

Les autorités nous ont donné l’autorisation de l’interviewer et de la photographier en présence de deux de ses défenseurs: la star du barreau genevoise Me Yaël Hayat et l’ancien bâtonnier fribourgeois Me David Aïoutz. Deux autres conseils absents le jour de notre visite, Me Christian Delaloye, ancien bâtonnier fribourgeois également, et Me Louise Philippossian, complètent cette équipe de choc.

Un crime odieux

Pourquoi une telle armée d’avocats réputés? Celle qui fêtera prochainement ses 31 ans dort en prison depuis sept ans et se livre pour la première fois à un média. Malgré ses dénégations, elle a été condamnée par successivement toutes les instances judiciaires du pays pour un crime abominable: l’assassinat de la fillette alors âgée de 2 ans et demi de son ex-compagnon. Un drame qui s’est joué à huis clos dans la nuit du 10 au 11 novembre 2018, à Vuadens (FR), au sein du domicile du couple.

«
Je suis innocente!
Sophie, condamnée à la prison à vie
»

Selon l’autopsie, l’enfant a été rouée de coups – une trentaine au minimum – et est morte par asphyxie. Impossible de donner l’heure du décès avec précision. La procédure ayant ciblé Sophie «de manière exclusive», d’après le quotidien «La Liberté», a accouché de la plus sévère des sentences malgré des zones d’ombre persistantes: la prison à vie.

N’importe qui attendrait d’une personne embastillée à tort qu’elle hurle avec véhémence son innocence jusqu’à en perdre la voix et qu’elle transpire son sentiment d’injustice par tous les pores de sa peau. Sophie, elle, fait preuve d’une maîtrise et d’un calme désarmants lorsqu’elle nous martèle, sur un ton doux et posé, qu’elle n’a rien à voir avec l’horreur innommable que la justice lui a imputée. «Je suis innocente», lâche-t-elle dans un quasi-murmure. Une attitude distante qui lui a été reprochée lors de ses différents procès et qui tranche avec celle de son ancien compagnon, un DJ célèbre dans la région.

Rappel d'un traumatisme d'adolescence

Comment explique-t-elle cette posture légitimement intrigante? «J’étais totalement figée, glisse-t-elle. Voir le corps de Luna* au pied de son lit est venu réveiller en moi le traumatisme du suicide de mon père (ndlr: elle a découvert sa dépouille lorsqu’elle avait 16 ans). J’étais complètement déconnectée et incapable de l’exprimer. Il est vrai que, depuis, je me méfie de tout et de tout le monde. Y compris de vous. J’ai peur que ce que je dis puisse se retourner contre moi. Et puis, je n’ai jamais appris à exprimer la souffrance.»

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Le suivi psy que j’ai entamé en prison m’a permis de comprendre que j’étais une victime lorsqu’on m’a expliqué que les viols conjugaux existaient
Sophie, condamnée à la prison à vie
»

Adoptée, la trentenaire d’origine asiatique soutenue par l’Association Justice et Liberté marque une pause. Sa gorge se noue: «Je n’ai à aucun moment imaginé que mon attitude verbale ou non verbale pourrait compter. J’ai été élevée dans une famille pour qui le respect de l’autorité et des règles est quelque chose de très important. Nous avions la conviction que la justice ne se trompe jamais. Surtout pas la justice suisse! Alors, quand j’ai été accusée, j’étais convaincue que la vérité finirait par éclater. Indépendamment de ma manière d’être…»

Sophie garde l'espoir que son cas sera révisé.
Photo: Julie de Tribolet

Un espoir qu’elle continue d’entretenir via la demande de révision de son jugement aujourd’hui dans les mains du Tribunal fédéral. Ce qui motive cette énième démarche? De nouvelles informations pouvant changer la donne, appuie sa défense. Le père de l’enfant, présumé innocent, est incarcéré depuis la mi-janvier 2024 après avoir été accusé de violences sexuelles par cinq femmes. 

Parmi elles, une préadolescente de 11 ans et une adolescente de 15 ans au moment des faits ainsi que… la détenue que nous rencontrons. «Le suivi psy que j’ai entamé en prison en 2021 m’a permis de comprendre que j’étais une victime lorsqu’on m’a expliqué que les viols conjugaux existaient», assure cette dernière.

Pas un papa gâteau

Sophie décrit un homme impulsif, parfois brutal. Ce que vient corroborer une expertise en notre possession qui pose sur lui un diagnostic de «trouble narcissique de la personnalité d’intensité modérée et de traits de personnalité psychopathiques et pervers importants s’incarnant notamment par une tendance au mensonge et à la manipulation». Un profil établi seulement après les récentes accusations de viol et qui n’était donc pas à la disposition des juges lors de la première affaire. Quant à l’expertise de Sophie, elle ne conclut à aucun trouble.

De quoi remettre en doute l’image de papa gâteau au-dessus de tout soupçon que les magistrats avaient dressée du Gruérien – qui avait écrit des lettres érotiques à Sophie après son incarcération pour l’assassinat de sa fille – et s’interroger sur son rôle potentiel dans les événements tragiques de 2018? Pas pour la Cour d’appel pénal du Tribunal cantonal fribourgeois. Elle a estimé en substance que, même si cet homme devait s’avérer un violeur, cela ne ferait pas pour autant de lui le tueur de son enfant et que toutes les instances s’étaient penchées en détail sur la culpabilité de la captive.

«
L’intime conviction ne restitue pas toujours la vérité et peut conduire à des tragédies judiciaires
Me Yaël Hayat, avocate de Sophie
»

Une décision insensée aux yeux de Me David Aïoutz, convaincu que sa cliente est victime non seulement de cet homme mais également d’une terrible erreur judiciaire causée par une instruction biaisée et à sens unique. «Nous avons une femme condamnée à la prison à vie sans preuve directe parce que l’autorité a jugé qu’une femme qui ne semble laisser transparaître aucune émotion et qui refuse d’endosser les responsabilités d’un père en réalité démissionnaire est forcément louche, lance-t-il. Surtout face à un homme décrit par ses proches comme un être en tout point merveilleux et qui n’a jamais été inquiété lors de l’enquête, suscitant l’empathie. Nous savons maintenant de façon incontestable que ce portrait, sur lequel se sont basés les juges pour forger leur intime conviction, est erroné. La justice doit remettre l’ouvrage sur le métier!»

Me Yaël Hayat insiste: «L’intime conviction ne restitue pas toujours la vérité et peut conduire à des tragédies judiciaires. Surtout lorsqu’elle est innervée par une enquête qui est demeurée sur le terrain de l’apparence et du préjugé. Il y a parfois des vérités moins avenantes. Il est temps de les exhumer!»

Des zones d’ombre persistantes

Mettons en pause les plaidoiries et rappelons les faits. L’analyse du téléphone portable de Sophie avait mis en évidence une élévation d’un étage peu avant 1 heure du matin au cours de la nuit du crime, soit aux heures où la fillette avait pour habitude de se réveiller pour demander de l’attention. Cela alors que Sophie a toujours contesté être montée à l’étage où se trouvait le lit de la petite.

«
En plus de la trace probable de son liquide séminal, Monsieur a averti les enquêteurs d’un prétendu problème à l’hymen de sa fille
Me David Aïoutz, avocat de Sophie
»

Son ADN mélangé a été retrouvé sur les vêtements de la malheureuse et dans sa chambre, alors qu’elle soutient qu’elle ne s’y rendait jamais ou extrêmement rarement. Son journal tenu quotidiennement fait en outre état de nombreuses disputes dans le couple en lien avec l’enfant. Le contenu de ses messages, de ses propos et de ses recherches sur internet «révèle suffisamment qu’elle ne supportait pas la présence de la fillette et ne l’appréciait pas particulièrement, la percevant comme un obstacle dans son couple et ses projets», écrit le Tribunal cantonal, cité fin février par «La Liberté».

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Des extraits de son journal décrivent la relation qu'elle entretenait avec son ex-compagnon.

Du côté du père, son ADN a été retrouvé autour de la bouche et sous les ongles de sa fille. Dans un premier temps, son «liquide séminal» avait été identifié sur le dos du pyjama de l’enfant avant que les spécialistes reviennent sur cette assertion, n’excluant pas qu’il pourrait s’agir d’une trace biologique d’une autre nature. «L’application sur laquelle se base la justice pour certifier que ma cliente est montée d’un étage n’est absolument pas fiable et est manipulable, ce qui fut démontré par expertise, tonne Me David Aïoutz. Elle n’a par ailleurs jamais rien eu contre la petite, qu’elle appréciait. Elle ne voulait simplement pas avoir de responsabilité éducative et affective envers Luna, qui avait un père et une mère.»

L’homme de loi déplore que la piste sexuelle «n’ait jamais été explorée par les autorités» qui «se sont focalisées» sur sa cliente. Il se redresse: «En plus de la trace probable de son liquide séminal, Monsieur a averti les enquêteurs d’un prétendu problème à l’hymen de sa fille. Quel père s’inquiète de l’état de l’hymen de sa fille de 2 ans et demi? Il était déjà étonnant que la justice ne se le demande pas à l’époque en vérifiant notamment auprès de la pédiatre. Mais comment peut-elle estimer, au regard des accusations portées par cinq femmes – dont deux mineures – qui visent désormais cet individu et dont les actes dénoncés sont similaires alors qu’elles ne se connaissent pas entre elles, qu’il n’y a pas matière à rouvrir le dossier?»

Tueuse ou victime?

Après plusieurs heures d’entretien, davantage en confiance, Sophie finit par tomber le masque. Elle fond en larmes: «Pendant longtemps, je n’ai pas réalisé que j’étais dans une relation d’emprise et d’abus. Pour comprendre, il faut décortiquer notre relation de couple, amorce-t-elle avec peine. Il a tout de suite vu mes faiblesses et a su les exploiter. J’avais 22 ans, j’étais timide et réservée. Et lui, avec ses dix ans de plus, qui était une personnalité dans ma région, s’est intéressé à moi. Au début, tout est allé très vite, mais j’ai suivi, car il me montrait des belles facettes de lui. Dès qu’on a emménagé ensemble, tout a changé. Il soufflait constamment le chaud et le froid en me valorisant et en me dénigrant. Il m’a isolée de mes proches, m’a fait subir des abus sexuels, me traquait avec le GPS et n’acceptait pas que je fasse des activités sans lui. Il vivait cela comme un abandon. On se disputait beaucoup et, plusieurs fois, j’ai voulu partir. En retour, il me faisait du chantage au suicide. Il savait pour mon père… Il me faisait pitié et j’ai voulu croire à ses efforts, mais cela ne durait jamais longtemps.»

Sophie, entourée de deux de ses avocats.
Photo: Julie de Tribolet

Elle boit une gorgée d’eau gazeuse et raconte sobrement qu’un tournant s’est produit à l’été 2018. «Il a brisé quelque chose en moi», tâtonne-t-elle. C’est-à-dire? Elle prend son souffle: «Nous étions en vacances dans un camping-car. A un moment, il a exigé une relation sexuelle alors que sa fille dormait à côté de nous, dans le même espace exigu. Je ne trouvais pas cela sain, je ne voulais pas… Il m’a violée car il savait que je n’oserais pas crier. J’ai pleuré en silence pour ne pas réveiller la petite.»

La jeune femme reprend son récit: «La veille du drame, nous nous sommes disputés parce que je voulais aller marcher en montagne avec une amie le lendemain et qu’il ne l’acceptait pas. Pour la première fois, j’ai tenu bon. Le soir, il était absent, car il mixait à une soirée. Sa mère et son oncle sont venus amener Luna à la maison avant de la préparer pour la mettre au lit. Après leur départ, j’ai regardé un film sur Netflix.» Son conjoint rentre alors vers 3 heures du matin: «Il a eu un rapport avec moi. Comme toujours, je me suis laissé faire. J’avais peur de l’énerver donc cela me conditionnait à être dans une attitude passive face à lui. Une fois qu’il a obtenu ce qu’il voulait, il s’est endormi.»

«
Je ne sais pas ce qui s’est passé cette nuit-là. Mais je sais que je n’ai rien à voir avec la mort de Luna
Sophie, condamnée à la prison à vie
»

La suite est connue. Au réveil, le père découvre le cadavre de sa fille et appelle la police. La justice a tranché: Sophie l’a assassinée. Mais la condamnée à la prison à vie est formelle: «Je ne sais pas ce qui s’est passé cette nuit-là. Mais je sais que je n’ai rien à voir avec la mort de Luna. Je continuerai de le dire, même si cela devait m’interdire toute possibilité de libération conditionnelle.»

Contacté par nos soins, l’avocat de celui qui dort aussi en prison dans l’attente de son jugement campe sur la position qu’il adressait à nos confrères journalistes fribourgeois en début d’année: «Les réponses sont réservées aux autorités pénales et seulement aux autorités pénales, assène Me Trimor Mehmetaj. Si je comprends bien que le temps médiatique n’est pas le temps judiciaire, il est exclu que mon mandant se livre à un procès médiatique.» Avant de rappeler que le principe de la présomption d’innocence s’applique et que son client y accorde «une importance particulière et une vigilance accrue». Des derniers mots qui sonnent comme un avertissement. 

* Noms connus de la rédaction

Un article de L'illustré n°22

Cet article a été publié initialement dans le n°22 de L'illustré, paru en kiosque le 30 mai 2025.

Cet article a été publié initialement dans le n°22 de L'illustré, paru en kiosque le 30 mai 2025.

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